Essence de la vibration
le Spandakarika - stances sur la vibration de Vasugupta
Spandanirnaya de Ksemaraja (et spandakarikavrtti de Bhatta Kallata)
Traduction de Lilian Silburn ((Éditeur : Institut de civilisation indienne - Diffusion E. de Boccard
11, rue de Médicis Paris 6°).
STROPHES D'INTRODUCTION
1. Sur la paroi de son propre Soi libre et pur, la vibrante énergie extrait éternellement de son propre Soi, comme un miroir reflète une ville, l'univers entier, de la terre à Siva, univers qui lui est essentiellement identique. Déesse de la vision mystique, efficience des mantra, fulguration infinie de l'absolue intériorité, éternellement surgissante, ensemble des sons, c'est elle, l'énergie vibrante du Seigneur, gloire à elle dans l'univers entier.
2. Bien que l'on ait quelque peu savouré le nectar de la vibration grâce au Spandasamdoha, je m'applique maintenant à offrir la pleine jouissance de sa saveur.
3. Si vous désirez connaître l'enchaînement exact de ces sutra, le parfait accès à la Réalité suprême, l'expression d'un raisonnement aigu, l'emploi correct des moyens, ô vous qui avez l'esprit subtil, appliquez votre pensée à cette glose du vénérable Spandasastra, le traité sur la vibration, et obtenez la richesse du spanda.
1 - SVARUPASPANDA - ESSENCE DE LA VIBRATION
Résumé
Le vénérable maître Vasugupta eut les yeux dessillés, au cours d'un rêve, par le suprême Siva, toujours prêt à accorder sa grâce à tous les êtres, et sa grandeur spirituelle s'épanouit lorsqu'il pénétra mystiquement en Paramasiva.
Docile au désir du Seigneur, il se rendit à la montagne Mahadeva et y découvrit, gravés sur un grand roc, les Siva sutra qui y étaient cachés.
Afin de démontrer l'accord existant entre expérience, textes sacrés et raison, il exposa l'enseignement des sutra de façon abrégée en cinquante et un versets au sens profond et lumineux, les Spandasutra.
Les vingt-cinq premières stances sont consacrées au spanda (ou Réalité vibrante) en son essence, les sept suivantes au spanda propre à l'apparition de la Science innée, tandis que les dix-neuf dernières traitent du spanda dans la splendeur de son déploiement. Ce recueil s'écoule donc en trois flux.
Le premier commence par une stance laudative qui introduit implicitement l'objet de l'œuvre. Les quatre stances suivantes prouvent l'existence du spanda à l'aide d'arguments irréfutables ; les sixième et septième décrivent ensuite les moyens de l'atteindre et de le reconnaître ; la huitième réfute des objections soulevées contre ces moyens de délivrance ; quant à la neuvième, elle montre ces moyens comme parfaitement aptes à conduire au but. La dixième expose la véritable nature de ce but ; et selon la onzième la servitude prend fm lorsqu'on demeure inébranlable en ce moyen. La douzième et la treizième repoussent les thèses nihilistes et insistent sur leur opposition à la thèse soutenant l'existence du spanda. Les trois suivantes affirment que le spanda est indestructible, seul peut être détruit le déploiement qui en procède et la théorie des nihilistes à ce sujet est extirpée jusqu'aux racines. La dix-septième déclare que si l'homme parfaitement éveillé peut toujours réaliser le spanda, celui qui est à peine éveillé n'en jouit qu'au début et à la fin des divers états. Puis vient dans la dix-huitième la description de la connaissance de ce parfaitement éveillé qui perçoit le spanda en tout état (veille, rêve ou sommeil). La dix-neuvième stance montre le procédé qui sert à supprimer les obstacles sur la voie du bien-éveillé. Selon la vingtième, la nature véritable reste voilée aux yeux d'un yogi non entièrement éveillé, d'où la nécessité de la ferveur pour atteindre le parfait Éveil, exposée dans la vingt-et-unième. La vingt-deuxième décrit les circonstances spéciales de la vie courante particulièrement propices à la cessation de toute agitation ; enfin les stances vingt-trois, vingt-quatre, vingt-cinq précisent que le bien-éveillé doit toujours demeurer vigilant afin de parvenir à la parfaite illumination en déchirant, ainsi qu'il sied à un yogi, le voile ténébreux du sommeil profond.
le Spandakarika - stances sur la vibration de Vasugupta complet
ici.
1 - Nous offrons nos louanges à ce Seigneur (Samkara), source du glorieux déploiement de la Roue des énergies, à Lui qui en ouvrant et en fermant les yeux fait disparaître et apparaitre l'univers.
Par la grâce du Seigneur, nous parvenons à reconnaître l'étendue infinie de notre propre Conscience, non-dualité et suprême félicité, et tous les tourments s'apaisent à jamais. Nous louons le Seigneur, notre propre et véritable nature, en l'exaltant comme transcendant l'univers et nous pénétrons en Lui en immergeant notre état de sujet façonné que lui-même a suscité.
Cette compénétration qu'expose le traité a pour fruit la libération en cette vie même.
Le pluriel nous dans Nous louons signifie que nous ne sommes pas différents de ceux qui sont dignes de sa grâce et auxquels il accorde un coup d'œil favorable.
Tam, Lui, souligne l'unicité propre au Seigneur suggérée par la première moitié du vers. Lui, le Seigneur, le grand Dieu incomparable, essentiellement Lumière consciente, est aussi liberté plénière, cette très haute Énergie, bois de friction aux deux pôles émetteurs à jamais identiques à la vibration lumineuse, masse indivise de félicité, et cela, grâce à la saveur de la prise de conscience globale propre à l'intériorité plénière qui recèle le sens suprême de l'ensemble des lettres.
La libre énergie, bien que non différente du Seigneur qui est par lui-même immuable puisqu'il a pour nature la Conscience, présente une succession ininterrompue d'émissions et de résorptions se détachant sur sa propre paroi comme une ville se reflète dans un miroir. On expliquera plus loin comment la ville semble s'ajouter à la paroi alors qu'en réalité elle ne s'y ajoute pas.
Cette libre énergie du Seigneur est appelée spanda au sens de léger tremblement.
En conséquence le Bienheureux est perpétuellement vibrante Réalité et n'est jamais dépourvu de vibration. Certains soutiennent que la Réalité est aspanda et donc inerte ; s'il en était ainsi, l'essence intime étant immobile (Santa), l'univers serait privé de souverain, autrement dit d'énergie créatrice.
Ce traité est intitulé Spanda, car nos grands maîtres l'ont composé pour montrer que notre propre nature est identique au Seigneur, en tant qu'énergie vibrante ayant pour saveur la vibrante irradiation de la Conscience, ce qui sera montré par la suite.
Cette même Réalité vibrante (spandatattva) qui est une félicité pleine du ravissement de l'intériorité indifférenciée, embrasse une infinité d'émissions et de résorptions ; sa vraie nature est de susciter l'expansion et la rétraction du sujet percevant et de l'objet perçu, c'est-à-dire de l'univers entier fait de pur et d'impur. Digne de l'enseignement de toutes les upanisad (connaissances mystiques), elle consiste en unmesa et nimesa simultanés, éveil et assoupissement.
A l'étape nimesa, elle ferme les yeux lorsqu'elle résorbe l'émission antérieure de l'ensemble des niveaux de la réalité allant de Siva à la terre. Quant à ce qui va apparaître, elle se montre, à l'étape unmesa, comme la moelle de la manifestation en revêtant un aspect émetteur et en faisant émaner l'univers. Ainsi l'étape nimesa a pour essence unmesa de la masse indivise de la Conscience ; de même que l'étape nimesa de cette dernière constitue l'étape unmesa de l'univers.
D'après un livre sacré : « La Déesse perpétuellement lèche son veau (l'univers) et perpétuellement se montre pleine. C'est l'énergie de volonté du Tout-puissant auquel elle est identique comme une vague à l'océan. »
Par sa libre énergie, le grand souverain assume, sur le plan subjectif, les
rôles successifs de Siva, mantramahesvara, mantresvara, mantra, vijnanakala, pralayakala jusqu'au sakala, Et parallèlement, sur le plan objectif, il se présente sous l'aspect d'expériences correspondant à chacun de ces rôles. II se plaît à cacher, en se jouant son intime essence pour révéler dans l'ordre descendant une série d'étapes dont chacune oblitère (nimesa) la précédente et sert de support aux étapes qui succèdent.
II en va de façon analogue quant aux étapes progressives de la remontée pour l'être plein de sapience, Siva déployant ce qui précédait et éliminant ce qui suivait.
II manifeste donc ces aspects divers ou bien dans l'ordre descendant en faisant surgir leurs limites et en supprimant leur état supérieur, ou bien dans l'ordre ascendant, en faisant tomber ces limites et en montrant les aspects successifs sous un angle déjà développé. Il enseigne ainsi que, par un simple jeu de contraction et d'épanouissement, toute chose possède la nature de toute chose, selon l'ordre descendant ou ascendant.
La perception de la différenciation est donc uniquement due à la contraction (ou à la limitation) qu'Il suscite. A cette différenciation, ce traité a précisément pour but de mettre un terme. Assez à ce sujet.
La conscience est donc simultanément nimesa et unmesa, car manifestant (unmesa) les apparences de bleu, de plaisir, elle fait disparaître (nimesa) l'essence même du sujet percevant tout et résorbe aussi l'apparence du jaune précédemment perçue.
Que pour mettre fin à un tel devenir, les êtres de grande intelligence discernent la divine Conscience, l'illumination qui est à la fois nimesa et unmesa. Cette simultanéité ne peut être éprouvée que par soi-même.
C'est pourquoi le glorieux Kallata, dans sa glose, désigne unmesa et nimesa par un seul terme : « énergie de volonté ».
Vasugupta déclare aussi que la résorption de la pensée précédente qui est cause de l'apparition de la suivante est dite unmesa, ouverture ou éveil, car sans la résorption de la pensée précédente, il n'y aurait pas apparition d'une autre, thème que nous éluciderons au cours du commentaire du 111,9.
Selon le verset 14 du chapitre III, l'apparition des réactions constitue la disparition même de l'ambroisie : « L'irruption des réactions, c'est pour lui la perte de la saveur de la suprême ambroisie ... »
On montrera que nimesa sous forme d'apaisement de l'agitation implique en même temps unmesa, apparition de l'état suprême. Et au 1,9 également : « Dès que s'apaise l'agitation, ... alors l'état suprême (se révèle). »
Bien que l'énergie revête une double forme selon que prédomine nimesa ou unmesa, elle est unique en réalité. La première moitié du verset 1 a donc pour signification : D'une seule et même énergie relèvent émergence et immergence : d'une part éveil ou émergence de l'univers, avec l'apparition des niveaux s'étageant de Siva à la terre, émission infiniment variée qui engloutit la véritable moelle de l'indifférencié. D'autre part, cette même énergie est nimesa, elle résorbe toute l'extériorité quand il y a émergence ou unmesa de l'essence, en effaçant toutes les différenciations.
Nous soutenons ainsi que la résorption est apparition et que l'apparition est identique à la résorption. En réalité, rien n'apparaît ni ne disparaît, seule la vibrante et divine énergie, bien que sans succession, revêt l'apparence de tel ou tel aspect et c'est métaphoriquement qu'elle fulgure ou qu'elle s'évanouit.
Stabilité, dissimulation et grâce, ces fonctions divines ne sont que des aspects particuliers de udaya et pralaya (surgissement et engloutissement) et y sont incluses, ce que j'ai expliqué de façon détaillée dans mon Spandasamdoha.
Mais on soulève une objection : du point de vue du vénérable Mahartha les activités variées de l'univers sont engendrées par les divines énergies de l'émission. Pourquoi met-on en ce cas au singulier « tam », Lui ? Le verset répond : Lui, « source du glorieux déploiement de la Roue des énergies ».
Sakticakravibhavaprabhava :
Première interprétation : Sakticakra désigne l'ensemble des douze divinités telles srsti, rakta, et autres énergies ; vibhava est le déploiement sous forme de udyoga, etc., et prabhavasiva en est la source. Ces divines énergies embrassant le maître de l'énergie, le majestueux Bhairava-le-baratteur, s'adonnent au jeu de créer l'univers, conformément à la tradition sivaïte.
D'où vient que le Seigneur est cause incitatrice de l'émission et de la résorption de l'univers ? Une deuxième interprétation répond à cette question : L'univers n'a d'autre existence que celle d'être manifesté, la manifestation n'étant que prakasa, la lumière consciente. Le sage bien inspiré, Utpaladeva, le dit clairement dans sa Pratyabhijnakarika : « Si les choses en leur totalité apparaissent à l'extérieur, c'est qu'elles reposent dans le Soi divin. Si elles n'existaient pas en Lui, il n'y aurait pas prise de conscience (amarsa) du désir de manifestation » (1, 5, l0).
Sakticakra désigne la Roue des énergies existant comme lumière et ne faisant qu'un avec la lumière intérieure du Seigneur. C'est pourquoi, selon les agama, Paramesvara est doué d'une infinité d'énergies.
Prabhava signifie cause substantielle (karana). Vibhava, glorieux déploiement, désigne la variété infinie des unions et des séparations mutuelles de toutes choses, ayant pour signification ultime la manifestation de la Roue des énergies.
Ainsi le Bienheureux, unissant et séparant de façons variées toutes les apparences ayant pour corps la connaissance et qui résident en Lui comme Lui étant identiques, est cause incitatrice (hetu) de l'apparition et de la dissolution de l'univers. Selon les termes mêmes du glorieux Bhatta Kallata : « Il est la cause (hetu) de l'apparition de la souveraine Roue des énergies qui est corps de connaissance (vijnanadeha) ».
Ces deux interprétations sont conformes à sa glose.
D'après une troisième interprétation qui prend pour support les livres sacrés : « Ces énergies sont l'univers entier », et également suivant la stance II, 4 : « il n'y a donc ... point d'état qui ne soit Siva ... », la Roue des énergies désigne l'univers.
Selon une quatrième interprétation qui s'appuie sur l'enseignement mystique concernant les énergies : « le vide éthéré (vyoman) qui se trouve dans la voie élevée de khecari est le domaine de vamesi ».
J'ai expliqué dans mon Spandasamdoha ce que sont les énergies vamesvari, khecari, etc.
Et la Karika (l, 20) déclare aussi à leur sujet : « toujours empressées à dissimuler leur propre assise à ceux dont l'intelligence est mal éveillée ».
Selon ces deux interprétations, sakticakra est considéré comme le déploiement de la Roue des énergies.
Dans deux autres interprétations, la Roue des énergies désigne l'ensemble des organes (l, 6) et le mantra éternel (II, 1).
Enfin, selon le verset 13 du chapitre III : « L'ensemble des énergies issues de la multitude des sons ... », sakticakra correspond aux divinités comme Brahmi et autres.
Dans mon Spandasamdoha j'ai donné des interprétations précises concernant la Roue des énergies.
Le glorieux déploiement (vibhava) est ici la grandeur et selon l'expression prabhavati (il est puissant) la puissance autonome et non la dépendance à l'égard d'autrui qui caractérise l'être lié.
Si l'on considère comme un bahuvrihi (composé possessif) sakticakravibhavaprabhava, on lira : « Samkara dont prabhava (c'est-à-dire udaya, l'apparition et abhivyakti, le dévoilement) procède de vibhava, épanouissement intériorisé de la Roue des énergies, c'est-à-dire de ce faisceau de rayons que sont les énergies sensorielles », car la reconnaissance de la nature divine a lieu sans effort grâce à l'intuition de l'essence intériorisée.
Mais voici une autre interprétation du premier verset dans son ensemble : Nous louons Samkara, masse indivise de Conscience et de félicité qui, en ouvrant et en fermant les yeux, révèle et voile sa propre essence ; et, ce qui est à l'intérieur étant aussi à l'extérieur, Il suscite pralaya et udaya, dissolution et apparition de l'univers, du corps, etc., par immergence et émergence. En ce qui concerne le monde externe et quant à ses adorateurs, Il illumine l'Essence de la gloire (de la Roue des énergies) qui est expansion des énergies de la Conscience suprême.
Mais on peut encore interpréter cette stance de la manière suivante sans tenir compte de l'ordre des mots :
Nous louons Samkara, masse de Conscience, le Soi, cause de la grandeur de la divine Conscience, ayant pour essence unmesa et nimesa ; émettant l'univers par unmesa, en tant que flot orienté vers l'extérieur Il fait apparaître le monde et par nimesa, en l'intériorisant Il le dissout.
Même quand Paramasiva pénètre dans le corps, Il effectue en fermant et en ouvrant les yeux (nimilana et unmilana) l'émission et la résorption du quintuple univers (la forme, le goût et autres sensations). C'est ce qu'exprime Utpaladeva doué de la connaissance de la Réalité mystique : « Ainsi, même dans la vie ordinaire, le Tout-Puissant ayant, selon son désir, pénétré dans le corps, etc., manifeste à l'extérieur le flux des objets qui brillent en Lui. »
Pour faire entendre la signification de la stance, le maître Vasugupta a repoussé l'expression « par qui la libre énergie » au profit de : Lui qui en ouvrant et en fermant les yeux.
La louange adressée à Samkara consiste ici en samavesa, pénétration en Lui, ce qui est le but ultime.
Si l'on comprend sakticakravibhavaprabhava comme un bahuvrihi au sens de l'épanouissement de la Roue des énergies, cela désigne la voie pour parvenir au but ; mais si on en fait un tatpurusa et qu'on lise : Celui qui dévoile aux adorateurs la gloire de la divinité, de la suprême Conscience, il s'agit du fruit. (bahuvrihi : composé possessif ou attributif équivalent à une proposition relative qui indiquerait la possession ou caractériserait un objet. Tatpurusa : composé déterminatif a pour membre antérieur un nom qui dans une phrase libre serait le régime du substantif, de l'adjectif, du nom verbal figurant ici comme membre ultérieur)
L'auteur le dira au verset III, 19 : « Alors il devient le Souverain de la Roue des énergies » ; les Spandasutra donnent donc sous forme d'aphorismes le lien entre la voie et le but, entre upaya et upeya, moyen et fin.
Bhatta Kallata
(interprète ce verset différemment : Siva fait apparaître et disparaître l'univers quand il ouvre et quand il ferme les yeux).
La cause de la naissance et de la résorption de l'univers relève de notre nature même identique à Siva, au gré de la seule imagination créatrice ; la cause incitatrice de la naissance de la souveraineté propre à la Roue des énergies relève, elle, de Siva qui a pour corps la Suprême Connaissance. Hommage lui soit rendu.
Quelle preuve avons-nous qu'il existe une essence divine tel Siva et comment celui-ci engendre-t-il le monde sans l'aide de quelque cause substantielle ou incitatrice ? S'il était cause substantielle, il serait dissimulé par le monde comme une motte d'argile par le vase. La dissimulation et la réapparition du Seigneur entraîneraient une différenciation en sa nature ; il y aurait alors une cause à sa réapparition après sa disparition, ainsi qu'à la manifestation du monde ; la dualité s'ensuivrait. Pour répondre à ces objections, l'auteur précise :
2 - A ce en quoi demeure tout ce créé, à ce d'où il émerge, à cela aucun obstacle nulle part puisque, en raison de son essence, rien ne peut le voiler.
Ni lieu, ni temps, ni modalité ne peuvent faire obstacle au libre flot de notre propre nature, celle du Seigneur, masse indivise de conscience et de félicité, car rien ne peut voiler ou dissimuler son essence.
Si le souffle, l'octuple forteresse, les émotions, les impressions sensorielles susceptibles d'obnubiler la Lumière consciente ne se manifestent pas spontanément, ils n'ont pas d'existence. Mais s'ils se manifestent spontanément, ils sont identiques au Seigneur, pure luminosité. Dès lors, qui fait obstacle et à quoi, et que signifie le mot obstacle ? C'est pourquoi l'auteur précise : « ce en quoi demeure tout ce créé ».
Yatra, là en cette Conscience, notre propre Soi, tout ceci, idam, le monde, subsiste sous forme de sujet connaissant, de connaissance, de moyens de connaissance et d'objet connu. C'est là qu'il puise son existence en manifestant son éclat. Ce monde ne peut donc lui faire obstacle, comme le déclare l'Ajadapramatrsiddhi (21) : « Comment peut-il y avoir pour Lui quelque restriction due au souffle, lequel n'est autre que Lui ? »
A l'objection si seul ce qui est produit peut posséder la lumière propre à l'existence, alors à quoi est due sa production elle-même ? En réponse l'auteur précise : « Là d'où il émerge ... ».
Si l'on écarte la Conscience comme cause universelle, elle dont témoignent expérience, mémoire, rêve, construction mentale et fantasmagories du yogi, il ne convient pas cependant de lui substituer des causes comme la nature inconsciente (prakrti du Samkhya) et comme les atomes (thèse Vaisesika) que ni preuve ni raisonnement ne fondent.
Karya signifie ce qui est un effet, ce qui est produit par l'action d'un agent et non par une cause inconsciente. Selon l'Isvarapratyabhijnakarika, dans le cas de l'inconscience, la causalité ne peut être établie, c'est ce qu'éclairera le 1, 14 : « Par les expressions agent et action (karya), on désigne ici deux états (de ce spanda). » Le terme tout suggère que l'agent est indépendant d'une cause substantielle (upadana). On ne verra jamais un effet produit, le pot, obstruer l'essence de l'agent, le potier.
Autres objections :
Ce terme émerger n'implique-t-il pas qu'à l'origine le monde préexiste quelque part ? Non. C'est dans la Conscience et en elle seule qu'il réside. Si le monde, en effet, n'existait pas dans la conscience qui n'est pas distincte de la Lumière, l'intériorité absolue, comment viendrait-il à l'existence sans l'aide d'une cause substantielle ? C'est ce qu'exprime le texte sacré : « Tout comme un grand arbre banyan réside en germe dans sa propre graine, ainsi le monde mobile et immobile repose dans le germe du cœur (Sauh) ». (Paratrimsika, 24.)
Et on lit, nous l'avons vu, dans l'Isvarapratyabhijnavimarsini (I, 5, 10) : « Si les choses en leur totalité apparaissent à l'extérieur, c'est qu'elles reposent dans le Soi divin. »
Ainsi le Seigneur qui est Conscience fait émerger l'univers en cristallisant sa propre nature. On comprendrait alors « ca » au sens de « eva » et le verset signifierait : c'est seulement parce qu'il demeure en Lui que le monde émerge.
Admettons que le monde soit issu de cette lumière consciente, et qu'il se soit séparé d'elle, comment peut-il alors se manifester puisque rien ne se révèle en dehors de cette lumière ? N'y a-t-il pas contradiction ?
Même quand il émerge, il ne cesse de reposer toujours en ce dont il émerge : le monde ne surgit pas de cette lumière consciente comme des châtaignes hors d'un sac, mais grâce à sa libre nature le Seigneur fait miroiter sur sa propre paroi, à la manière d'un miroir reflétant une ville, l'univers qui, reposant en Lui, semble séparé de Lui bien qu'il ne le soit pas en réalité.
On objecte encore :
Accordons que ni temps, ni lieu, ni modalité ne peuvent faire obstacle à Celui qui manifeste l'univers, et que c'est en vertu de sa lumière que l'univers se révèle et que s'il subsiste c'est qu'il n'est autre qu'elle. Mais lors de la dissolution de l'univers semblable au sommeil profond, le Seigneur ne sera-t-il pas caché ?
Même quand il se dissout, c'est en Lui qu'il se résorbe comme identique à Lui ; il n'y a donc pas de vide, lequel est inconcevable sans le support de la lumière consciente. Selon le Svacchandatantra : « Est non-vide (asunya) ce qu'on nomme vide (sunya) car sunya, vide, signifie seulement abhava, non-existence objective ; ô Déesse, doit être reconnu comme abhava, non-existence, ce en quoi toute existence objective est dissoute. »
En conséquence, cette Réalité est omnipénétrante, éternelle, parfaite, douée de toutes les énergies, lumineuse par elle-même. Les piètres critères de la connaissance ( ... ) sont incapables de prouver son existence puisque c'est d'elle qu'ils dépendent, comme le déclare le Tantraloka : « Lui, le grand Dieu, est la Vie ultime des preuves elles-mêmes qui forment la Vie de toute chose. » (I, 55).
( ... ) Il n'y a donc jamais, nulle part, aucune obstruction au spanda. Utpaladeva s'exprime ainsi dans sa Sivastotravali : « O Seigneur de l'univers, gloire à ta Seigneurie incomparable, puisqu'il n'est rien sur quoi elle puisse régner. Mais gloire aussi à Ton autre Seigneurie par laquelle cet univers n'apparaît pas tel qu'il brille par essence. » (XVI, 30.) Ksemaraja commente ce passage de la Stotravali en ces termes : « Siva possède deux souverainetés : l'une suprême, propre à Paramasiva et sans précédent car il n'y a rien de distinct de Siva, l'indifférencié, sur quoi elle pourrait s'exercer ; l'autre, l'illusion (maya) digne elle aussi de gloire, du fait qu'elle procède de l'énergie d'autonomie. Par sa faute, le monde tel qu'il apparaît en ses modalités variées, ne se manifeste pas en son essence indifférenciée ... ».
Rien ne pouvant voiler son essence ni faire obstacle au spanda, un yogi doit être ardent à s'absorber dans sa nature propre à la fois en nimilana et en unmilanasamadhi (soit avec les yeux fermés, soit avec les yeux ouverts). Comme on le dira au l, 9 : « Dès que l'agitation s'apaise ... l'état suprême se révèle », ou encore au II, 4 : « Point d'état qui ne soit Siva. »
En aucun cas il ne peut y avoir négation ou obstruction de sa nature propre même si un sujet percevant (bhoktr) qu'il soit bouddhiste ou autre imagine qu'il n'y a pas de Soi ou qu'il existe quelque preuve qui le nie. En effet, si un tel négateur n'existait pas réellement, sa négation serait comme une peinture sans support ; sans l'existence du négateur, la preuve de l'inexistence du Soi n'a aucun vrai fondement. Dans ce cas, la preuve de la Réalité du spanda est précisément sa manifestation comme négateur.
La Réalité du sujet (Pramatr) ainsi prouvée à l'aide de paroles, montre que le Seigneur, brillant de son propre éclat et preuve fondamentale, existe réellement. Ce point sera éclairci par la suite.
Ainsi la Réalité du Seigneur est immanente quand elle opère émission et résorption de l'univers, tout en demeurant transcendante. L'objet ultime qu'adorent toutes les écoles théistes vénérant un Dieu suprême ne diffère pas de la Réalité vibrante ; la diversité de l'adoration provient uniquement de la libre activité (du spanda).
En vérité l'univers entier a pour moelle l'efficience de ce spanda comme le suggère la stance 1 du chapitre II : « Quand ils se sont emparés de cette puissance, les mantra, pourvus de la puissance de l'Omniscient ... »
Point de place donc pour les objections qu'on nous a faites. Que les êtres de cœur, sans prétention ni sens de la possession, discernent par eux-mêmes quant aux Spandasutra, gemme qui assouvit tous les désirs, la différence entre ma glose et celle de tous les autres.
Je n'ai pas ouvertement montré cette différence à propos de chaque mot de peur d'alourdir mon ouvrage.
Bhatta Kallata
A qui s'enquiert comment peut-on nommer Siva notre nature propre qui transmigre, on répond « ce sur quoi ce monde repose, ce dont il surgit ne peut jamais, en raison de sa propre nature, être voilé, même durant l'état de transmigration. Il ne rencontre nulle part d'obstacle. Voici ce qu'on appelle nature Sivaïte. »