Le réel est la béatitude suprême. Cela pénètre tout également et c'est d'une intensité qui transcende les mots
par Sri Nisargadatta Maharaj

Source : Sri Nisargadatta Maharaj « Je Suis » - Les Deux Océans – Paris



En vérité, votre état est la Félicité Absolue, pas cet état du monde du phénomène. Dans l'état du non-phénomène vous êtes félicité totale, mais vous n'en pouvez faire l'expérience. Dans cet état il n'y a ni misère ni malheur, seulement une pure félicité.
Hors du Soi il n'y a rien. Tout est un, et tout est contenu dans « je suis ». Dans les états de veille et de rêve, c'est la personne. Dans le sommeil profond et turiya (4° état), c'est le Soi. Au-delà de l'intense concentration de turiya s'étend la grande paix silencieuse du Suprême. Mais en fait tout n'est qu'un en l'essence et relatif en apparence.


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Q : Je vous entends faire des déclarations à votre propos telles que : « Je suis intemporel, immuable, je transcende tout attribut, etc. » Comment connaissez-vous toutes ces choses, qu'est-ce qui vous permet de les dire ?

M : J'essaie uniquement de décrire l'état qui se situe avant que le « je suis » ne se manifeste, car l'état lui-même, qui dépasse le mental et son langage, est indescriptible.

Q : Le « je suis » est le fondement de toute expérience. Ce que vous tentez de décrire doit être aussi une expérience limitée et transitoire. Vous parlez de vous-même comme étant immuable. J'entends le son de ce mot, je me souviens de sa définition dans le dictionnaire, mais je n'ai pas l'expérience d'être immuable. Comment puis-je franchir la barrière et connaître personnellement, intimement, ce que signifie être immuable ?

M : Le mot lui-même est le pont. Souvenez-vous en, pensez-y, étudiez-le, retournez-le, contemplez-le, sous toutes ses faces, plongez en lui avec application et persévérance ; supportez tous les retards et tous lès désappointements jusqu'à ce que, soudainement, le mental se retourne, s'éloignant du mot vers la réalité qui le dépasse. C'est comme de chercher quelqu'un dont on ne connaît que le nom. Le jour vient où vos recherches vous mènent à lui et le mot devient réalité. Les mots ont une valeur car il y a un lien entre le mot et sa signification, et si vous étudiez le mot assidûment vous dépassez le concept pour atteindre l'expérience qui est à sa racine. En fait, ces tentatives renouvelées pour dépasser les mots sont ce qu'on appelle la méditation. La sadhana n'est jamais qu'une tentative obstinée de dépasser les formes verbales pour atteindre le non-verbal. La tâche semble désespérée jusqu'à ce que, soudainement, tout devienne clair et simple et étonnamment facile. Mais tant que vous vous intéresserez à votre mode de vie actuel, vous reculerez devant le saut final dans l'inconnu.

Q : Pourquoi l'inconnu devrait-il m'intéresser ? Quelle est l'utilité de l'inconnu ?

M : D'absolument aucune utilité. Mais ce qui vous maintient dans les limites étroites du connu mérite d'être connu. C'est la connaissance pleine et correcte du connu qui vous amène à l'inconnu. Vous ne pouvez pas y penser en termes d'utilité ou de profit. Être tranquille et détaché, se trouver hors d'atteinte de tout égocentrisme et de tout égoïsme, c'est une condition inséparable de toute libération. Vous pouvez appeler cela la mort, mais pour moi, c'est vivre au sens le plus plein et le plus intense car je fais un avec la vie dans sa totalité et sa plénitude : intensité, plénitude de sens et harmonie ; que désirez-vous de plus ?

Q : Rien, bien sûr. Mais vous parlez du connaissable.

M : Seul le silence parle de l'inconnaissable. Le mental ne peut parler que de ce qu'il connaît. Si vous étudiez assidûment le connaissable, il se résorbe et il ne reste que l'inconnaissable. Mais celui-ci est voilé par la première étincelle d'imagination ou d'intérêt et le connu vient au premier plan. Le connu, l'impermanent est ce avec quoi vous vivez. Le permanent ne vous est d'aucune utilité, à vous. Ce n'est que lorsque vous êtes rassasié du changeant et que vous soupirez après l'immuable que vous êtes prêt au retour et à entrer dans ce qui n'est que vanité et ténèbres quand cela est vu du mental. Car le mental a soif de contenu et de diversité, alors que la réalité est, pour le mental, sans contenu et invariable.

Q : Pour moi cela ressemble à la mort.

M : Oui, cela y ressemble. Mais cela pénètre tout également et c'est d'une intensité qui transcende les mots. Nul cerveau ordinaire ne peut le supporter sans être détruit ; d'où la nécessité absolue d'une sadhana. La pureté du corps et la clarté du mental, la non-violence et l'absence d'égoïsme dans la vie sont essentielles à la survie en tant qu'entité intelligente et spirituelle.

Q : y a-t-il des entités dans la réalité ?

M : L'identité est réalité ; la réalité est identité. La réalité n'est pas une masse informe ou un chaos innommable. Elle est puissance, présence, elle est béatitude ; comparée à elle, votre vie est comme une chandelle devant le soleil.

Q : Vous avez perdu, par la grâce de Dieu et de votre maître, tout désir et toute peur et vous avez atteint l'état d'immuabilité ; ma question est simple : comment savez-vous que votre état est immuable ?

M : On ne peut penser qu'à ce qui change et ne parler que de ce qui change. Le non-changement ne peut qu'être réalisé dans le silence. Une fois réalisé, il affectera profondément le changeant, tout en demeurant inaltéré.

Q : Comment savez-vous que vous êtes le témoin ?

M : Je ne sais pas, je suis. Je suis parce que pour être chaque chose doit faire l'objet d'un témoignage.

Q : L'existence peut être aussi acceptée par ouï-dire.

M : Là encore, vous en revenez à la nécessité d'un témoin direct. Le témoignage, même s'il n'est pas personnel et réel, doit être au moins possible et faisable. L'expérience directe est la preuve définitive.

Q : Une expérience peut être erronée et trompeuse.

M : D'accord, mais pas le fait de l'expérience. Quelle qu'elle soit, authentique ou fausse, on ne peut pas nier le fait qu'une expérience a lieu. Le fait est sa propre preuve. Etudiez-vous de près et vous vous apercevrez que quel que soit le contenu de la conscience, la vision que nous en avons ne dépend pas de ce contenu. La présence (awareness) reste elle-même et ne varie pas avec l'événement. Ce dernier peut être agréable ou déplaisant, d'importance mineure ou très important, la présence reste identique à elle-même. Remarquez la nature particulière de la présence, son auto-identité naturelle, sans la moindre trace de conscience du moi, allez à sa racine et vous réaliserez très vite que la présence est votre véritable nature et que vous ne pouvez appeler vôtre rien de ce dont vous êtes conscient.

Q : La conscience et son contenu ne sont-ils pas une seule et même chose ?

M : La conscience est comme un nuage dans le ciel, et les gouttes d'eau sont son contenu. Il faut le soleil pour que le nuage soit visible, et la conscience a besoin d'être ramenée au centre de la présence (awareness).

Q : La présence (awareness) n'est-elle pas une forme de la conscience ?

M : Quand on considère le contenu sans attirance ni dégoût, la conscience du contenu est attention consciente (awareness). Mais il y a encore une différence entre la présence réfléchie dans l'attention consciente et la présence pure (awareness) qui transcende la conscience. L'attention consciente, le sentiment « Je suis conscient », est le témoin, alors que la présence pure est l'essence de la réalité. La réflexion du soleil dans une goutte d'eau est sans nul doute, un reflet du soleil, mais ce n'est pas le soleil. Entre la présence, réfléchie en tant que témoin dans la conscience et la pure présence, il y a un fossé que le mental ne peut franchir.

Q : Cela ne dépend-il pas de la manière de le considérer ? Le mental dit qu'il y a une différence, le cœur, qu'il n'y en a pas.

M : Évidemment, il n'y a pas de différence. Le réel perçoit le réel dans l'irréel. C'est le mental qui crée l'irréel et c'est lui qui perçoit le faux comme tel.

Q : J'ai compris que l'expérience du réel suivait la perception du faux comme faux.

M : On n'expérimente pas le réel. Il transcende l'expérience. Toute expérience se situe dans le mental. Vous connaissez le réel en étant réel.

Q : Si le réel est au-delà des mots et du mental, pourquoi en parler tellement ?

M : Pour la joie de le faire, bien sûr. Le réel est la béatitude suprême. Même en parler, c'est le bonheur.

Q : Je vous entends parler de l'inébranlable et de la félicité. Qu'avez-vous dans le mental quand vous employez ces mots ?

M : Il n'y a rien dans le mental. J'entends les mots comme vous les entendez. La puissance qui fait que chaque chose arrive les fait aussi arriver.

Q : Mais c'est vous qui parlez, pas moi.

M : C'est ce qu'il vous apparaît. De mon point de vue, c'est deux « corps-mentaux » qui échangent des bruits symboliques. En réalité, rien n'arrive.

Q : Monsieur, écoutez-moi. Je m'approche de vous parce que je suis troublé. Je suis une pauvre âme perdue dans un monde que je ne comprends pas. J'ai peur de Mère Nature qui veut que je croisse, que je procrée et que je meure. Quand je lui demande quel en est le sens et le but, elle se tait. Je suis venu vous voir parce qu'on m'a dit que vous étiez affable et sage. Vous dites du changeant qu'il est faux et transitoire, cela je le comprends. Mais quand vous parlez de l'immuable, je ne vous suis plus. « Pas ceci, pas cela, au-delà de la connaissance, d'aucune utilité » ; pourquoi parler de tout cela ? Est-ce que cela existe ou n'est-ce qu'un concept, un contraire verbal du changement ?

M : Cela existe, cela seul existe. Mais dans votre état actuel cela ne peut vous être d'aucun secours, comme ne peut vous être d'aucun secours le verre d'eau, sur votre table de nuit, quand vous rêvez que vous mourez de soif dans le désert. Quel que soit votre rêve, j'essaie de vous réveiller.

Q : Je vous en prie, ne me dites pas que je dors et que je vais bientôt me réveiller. J'aimerais qu'il en soit ainsi. Mais je suis éveillé, et je suis dans la peine. Vous parlez d'un état d'où toute peine est exclue, mais vous ajoutez que je ne peux pas l'atteindre dans ma condition présente. Je me sens perdu.

M : Ne vous sentez pas perdu. Je dis simplement que pour trouver l'immuabilité et la béatitude, il faut que vous rejetiez vos attachements à ce qui change et qui est douloureux. Vous êtes préoccupé par votre propre bonheur et je vous affirme qu'il n'existe rien de tel. Le bonheur n'est jamais le vôtre, il est où le « moi » n'est pas. Je ne dis pas qu'il est hors de votre portée, mais il faut que vous alliez au-delà de vous-même, là où vous le trouverez.

Q : Si je dois aller au-delà de moi-même, pourquoi ai-je eu tout d'abord cette idée du « je suis » ?

M : Le mental a besoin d'un centre pour dessiner une circonférence. Celle-ci peut s'agrandir, et avec chaque accroissement, il y aura une évolution dans le sentiment du « je suis ». L'homme qui se prend lui-même en charge, le yogi, tracera une spirale, mais le centre demeurera, aussi vaste que devienne la spirale. Il vient un temps où l'on voit la fausseté de toute cette entreprise et où on y renonce. Le point central n'existe plus et l'univers entier devient le centre.

Q : Oui, c'est possible, mais que vais-je faire maintenant ?

M : Observez assidûment votre vie qui change tout le temps, sondez profondément les motivations de vos actes et vous crèverez bientôt la bulle dans laquelle vous êtes enfermé. Un poussin a besoin que sa coquille grandisse, mais un jour vient où il lui faut briser la coquille. Si cela n'est pas fait, il y aura souffrance et mort.

Q : Voulez-vous dire que si je ne m'adonne pas au yoga, je suis voué à l'anéantissement ?

M : Il y a le gourou qui viendra à votre aide. En attendant, contentez-vous d'observer le cours de votre vie ; si votre attention est profonde et ferme, en permanence tournée vers la source, elle remontera, graduellement, vers l'amont jusqu'à ce que, soudainement, elle devienne la source. Mais c'est votre attention consciente qu'il faut mettre au travail et non votre mental. Le mental n'est pas l'instrument adéquat pour cette tâche. L'intemporel ne peut être atteint que par l'intemporel. Votre corps et votre mental sont tous deux soumis au temps ; seule la présence est intemporelle, même dans le maintenant. Dans la présence, vous faites face aux faits et la réalité aime les faits.

Q : Vous vous fiez exclusivement à la présence pour me faire aller au-delà et non au gourou ou à Dieu.

M : Dieu vous donne un corps et un mental et le gourou vous montre comment les utiliser. Mais le retour à la source ne concerne que vous.

Q : Dieu m'a créé, il prendra soin de moi.

M : Les Dieux sont innombrables et chacun d'entre eux occupe son propre univers. Ils créent et recréent éternellement. Allez-vous attendre qu'ils vous sauvent ? Ce dont vous avez besoin pour votre salut est déjà à portée de votre main. Utilisez-le. Étudiez à fond ce que vous connaissez et vous atteindrez les couches inconnues de votre être. Entrez plus avant et l'inattendu éclatera sur vous, et renversera tout.

Q : Cela signifie-t-il la mort ?

M : Cela signifie la vie, enfin.