L'état suprême est un et indivisible, un bloc unique et solide de réalité
par Sri Nisargadatta Maharaj
Source : Sri Nisargadatta Maharaj « Je Suis » - Les Deux Océans – Paris
Q : Il semblerait, d'après ce que vous nous dites, que vous ne soyez pas totalement conscient de votre environnement. Vous paraissez, à nos yeux, extrêmement alerte et actif. Il ne nous est pas possible de croire que vous êtes dans une sorte d'état hypnotique qui ne laisserait aucun souvenir. Votre mémoire semble, au contraire, excellente. Que devons-nous comprendre quand vous affirmez qu'en ce qui vous concerne, le monde et tout ce qu'il contient n'existent pas ?
M : Ce n'est qu'une question de focalisation. Votre mental est centré sur le monde, le mien sur la réalité. C'est comme la lune qui en plein jour, quand le soleil brille, est à peine visible. Ou bien, examinez votre façon de prendre la nourriture. Tant qu'elle est dans votre bouche vous en êtes conscient ; mais une fois avalée elle ne vous intéresse plus. Ce serait parfaitement incommode de l'avoir constamment présente à l'esprit jusqu'à son élimination ! Le mental devrait être habituellement vacant ; l'activité incessante est un état morbide. L'univers marche de lui-même, ça, je le sais. Qu'ai-je besoin de savoir encore ?
Q : Ainsi donc, un jnani ne sait ce qu'il fait que quand il fixe son mental sur ce qu'il fait ; sinon il ne fait qu'agir, sans être concerné ?
M : L'homme ordinaire n'est pas conscient de son corps en tant que tel. Il est conscient de ses sensations, de ses sentiments et de ses pensées. Avec le détachement, même ceux-ci s'éloignent du centre de la conscience et se manifestent spontanément et sans effort.
Q : Quel est le centre de la conscience ?
M : Ce à quoi on ne peut donner ni nom ni forme parce que c'est sans qualité et au-delà de la conscience. Vous pouvez l'envisager comme un point de conscience qui serait au-delà de la conscience. Comme un trou dans une feuille de papier qui est à la fois dans le papier mais pas en papier, l'état suprême est au centre-même de la conscience et cependant au-delà de la conscience. C'est comme une ouverture dans le mental par laquelle celui-ci est inondé de lumière. Cependant, cette ouverture n'est pas la lumière. Ce n'est qu'une ouverture.
Q : Un trou n'est que vide, absence.
M : Naturellement. Du point de vue du mental ce n'est qu'une ouverture permettant à la lumière de la Pure Conscience de pénétrer l'espace mental. La lumière, en tant que telle, ne peut être comparée qu'à une masse de Pure Conscience, pure, solide, dense, cristalline, homogène et sans changement, libérée des catégories mentales du nom et de la forme.
Q : Y a-t-il un lien entre le champ mental et la suprême demeure ?
M : Le suprême donne l'existence au mental. Le mental donne l'existence au corps.
Q : Et qu'y a-t-il au-delà ?
M : Prenons un exemple. Un vénérable yogi, un maître dans l'art de la longévité et qui a dépassé les mille ans, vient pour m'enseigner son art. Je respecte profondément et admire sincèrement sa réussite, cependant, tout ce que je peux lui dire c'est ceci : de quelle utilité m'est la longévité puisque je suis au-delà du temps. Aussi longue que puisse être une vie, ce n'est qu'un instant et un rêve. Je suis pareillement au-delà de tout attribut. Ils apparaissent dans ma lumière, puis disparaissent, mais ils ne peuvent pas me décrire. L'univers n'est que formes et noms fondés sur des qualités et sur leurs différences alors que je suis au-delà. Le monde est là parce que je suis, mais je ne suis pas le monde.
Q : Mais vous vivez dans le monde !
M : C'est vous qui le dites. Je sais qu'il y a un monde dont font partie ce corps et ce mental, mais je ne les considère pas plus miens que les autres corps et les autres mentals. Ils sont là, dans le temps et dans l'espace, mais je suis sans temps et sans espace.
Q : Mais si tout existe par votre lumière, n'êtes-vous pas le créateur du monde ?
M : Je ne suis ni la potentialité, ni l'actualisation, ni la réalité des choses. Dans ma lumière, elles vont et viennent comme les grains de poussière dansant dans un rayon de soleil. La lumière éclaire ces grains mais elle ne dépend pas d'eux. Pas plus qu'on ne peut dire qu'elle les crée. On ne peut pas dire, non plus, qu'elle les connaît.
Q : Je vous pose une question, vous me répondez. Êtes-vous conscient de la question et de la réponse ?
M : En réalité je n'entends pas ni ne réponds. Dans le monde des événements la question arrive et la réponse arrive. Rien ne m'arrive. Tout ne fait qu'arriver.
Q : Êtes-vous le témoin ?
M : Que veut dire témoin ? Simple connaissance. Il a plu et maintenant la pluie a cessé. Je n'ai pas été mouillé. Je sais qu'il a plu mais je n'en suis pas affecté. J'ai été simplement témoin de la pluie.
Q : L'homme totalement réalisé, demeurant spontanément dans l'état suprême, semble manger, boire, etc. En est-il conscient ou non ?
M : On appelle éther de la conscience ce en quoi se produit la conscience, la conscience universelle ou le mental. Tous les objets de la conscience constituent l'univers. Ce qui transcende les deux, qui supporte les deux, c'est l'état suprême, un état de tranquillité et de silence absolus. Tout homme qui y parvient disparaît. On ne peut pas l'atteindre avec les mots ou le mental. Vous pouvez l'appeler Dieu ou Parabrahman, mais ce ne sont que des mots donnés par le mental. C'est l'état sans nom, sans contenu, sans effort, spontané, qui est au-delà de l'être et du non-être.
Q : Mais reste-t-on conscient ?
M : De même que l'univers est le corps du mental, la conscience est le corps du suprême. Il n'est pas conscient mais il engendre la conscience.
Q : La plupart des actes quotidiens sont habituels, automatiques. Je suis conscient du dessein général mais pas de chaque mouvement dans le détail. Au fur et à mesure que ma conscience s'élargit et s'approfondit, les détails tendent à s'estomper me permettant ainsi de voir les grandes tendances. N'est-ce pas, dans une plus large mesure, ce qui arrive au jnani ?
M : Au plan de la conscience, oui. Dans l'état suprême, non. Cet état est un et indivisible, un bloc unique et solide de réalité. La seule façon de le connaître c'est de l'être. Le mental ne peut pas l'atteindre. Les sens ne sont pas nécessaires pour le percevoir ; vous n'avez pas besoin du mental pour le connaître.
Q : Est-ce comme cela que Dieu régit le monde ?
M : Dieu ne régit pas le monde.
Q : Qui le fait ?
M : Personne. Tout se produit de lui-même. En posant la question, vous y répondez. Et vous connaissez la réponse au moment où vous posez la question. Tout n'est qu'un jeu dans la conscience. Toutes les divisions sont illusoires. Vous ne pouvez connaître que le faux, le vrai, vous devez l'être.
Q : Il y a la conscience-spectacle et la conscience spectateur. La deuxième est-elle le suprême ?
M : Il y a les deux, l'individu et le témoin. Quand vous voyez les deux comme un, quand vous transcendez les deux, vous êtes dans l'état suprême. Il n'est pas perceptible parce qu'il est ce qui rend la perception possible. Il transcende l'être et le non-être. Il n'est ni le miroir ni l'image dans le miroir. Il est ce qui est : la réalité hors du temps incroyablement dure et solide.
Q : Le jnani est-il le témoin ou le suprême ?
M : Bien sûr, il est le suprême, mais on peut également le considérer comme le témoin universel.
Q : Mais reste-t-il un individu ?
M : Quand on considère qu'on est un individu, on voit des individus partout. En réalité il n'y a pas d'individu, seulement des réseaux de souvenirs et d'habitudes. L'individu disparaît avec la réalisation. L'identité demeure, mais l'identité n'est pas l'individu, elle est inhérente à la réalité. L'individu n'a pas d'être en soi ; c'est un reflet dans le mental du témoin, le « je suis » qui est, encore, un mode de l'être.
Q : Le Suprême est-il conscient ?
M : Il n'est ni conscient ni inconscient. Je vous parle d'expérience.
Q : Prajnajnam Brahma. Quel est ce Prajna ?
M : C'est la pure connaissance de la vie.
Q : Est-ce la vitalité, l'énergie de vie, le principe de vie ?
M : L'énergie vient la première. Toute chose est une forme d'énergie. C'est dans les états de veille que la conscience est la plus différenciée. Elle l'est moins dans les rêves et moins encore dans le sommeil. Elle est homogène dans le quatrième état. Au-delà se trouve l'inexprimable et monolithique réalité, la demeure du jnani.
Q : Je me suis coupé la main. Elle est guérie. Quel pouvoir l'a guérie ?
M : Le pouvoir de la vie.
Q : Quel est ce pouvoir ?
M : C'est la conscience. Tout est conscience.
Q : Quelle est la source de la conscience ?
M : La conscience même est la source de tout.
Q : Peut-il y avoir vie sans conscience ?
M : Non, pas plus qu'il ne peut y avoir conscience sans vie. Elles ne sont qu'une. Mais en réalité seul l'ultime est. Le reste n'est que matière de nom et de forme. Tant que vous vous attacherez à l'opinion que seul ce qui a un nom et une forme existe, le Suprême vous apparaîtra comme non-existant. Quand vous comprendrez que les noms et les formes ne sont que des coquilles vides, sans aucun contenu, et que ce qui est réel est sans nom ni forme, pure énergie de vie, lumière de conscience, vous serez en paix, immergé dans le profond silence de la réalité.
Q : Si le temps et l'espace ne sont que pures illusions, et que vous les transcendez, dites-moi, s'il vous plait, quel temps fait-il à New York. Y fait-il chaud ? Pleut-il ?
M : Comment vous le dire? De telles choses nécessitent un entraînement spécial. Ou plus simplement d'aller à New York. Je peux avoir l'assurance de transcender le temps et l'espace et être cependant incapable de me rendre à la volonté en un point quelconque du temps ou de l'espace. Ça ne m'intéresse pas suffisamment ; je ne vois aucune utilité à suivre une discipline yogique particulière. Je n'ai fait qu'entendre parler de New York. Pour moi ce n'est qu'un mot. Pourquoi devrais-je en connaître plus que le mot ne communique ? Chaque atome peut-être un univers, aussi complexe que le nôtre. Dois-je les connaître tous ? Je le peux si je m'entraîne.
Q : Où ai-je fait l'erreur en posant ma question sur le temps à New York ?
M : Le monde et le mental sont des états d'existence. Le Suprême n'est pas un état. Il pénètre tous les états. Mais ce n'est pas un autre état. Il est totalement non conditionné, indépendant, complet par lui-même, au-delà de l'espace et du temps, du mental et de la matière.
Q : A quel signe le reconnaissez-vous ?
M : Là est la question, il ne laisse pas de trace. Il n'y a rien à quoi on puisse le reconnaître. Il doit être vu directement en renonçant à chercher des signes ou des voies d'accès. Quand vous avez renoncé à tous les noms à toutes les formes, le réel est avec vous. Vous n'avez pas besoin de chercher. La pluralité et la diversité sont des jeux du seul mental. La réalité est une.
Q : Si la réalité ne laisse pas de trace, on ne peut pas en parler.
M : Elle est. On ne peut pas la nier. C'est un mystère profond et obscur par delà le mystère. Mais elle est, alors que tout le reste arrive.
Q : Est-ce l'inconnu ?
M : Elle transcende les deux, le connu et l'inconnu. Mais je l'appellerais plutôt le connu que l'inconnu car dès que quelque chose est connu, c'est le réel qui est connu.
Q : Le silence est-il un attribut du réel ?
M : Cela aussi appartient au mental. Tous les états et toutes les conditions appartiennent au mental.
Q : Quelle est la place du samadhi ?
M : Ne pas faire usage de sa conscience, c'est le samadhi. Il suffit de laisser le mental seul. Vous ne désirez rien, ni de votre corps, ni de votre mental.