Advaita Bodha Deepika
par Shrî Râmana Maharshi

Source : « La lampe de la connaissance non-duelle » édition Nataraj



15 - Comment pouvez-vous dire que ce n'est pas simplement en voyant le témoin que je peux reconnaître que je suis le témoin ? Ignorant que son être véritable est le substrat ou la conscience témoin, le jiva s'agite en tant que « faux-je ». Néanmoins, en étudiant minutieusement sa vraie nature, il connaît le témoin et s'identifie à lui que l'on sait être le Brahman parfait et indestructible. L'expérience « Je suis Brahman » est donc réelle.

- Ce que tu dis est vrai dans la mesure où le jiva peut s'identifier au témoin. Le témoin est sans aucun doute Brahman. Mais comment la simple vue du témoin peut-elle aider le jiva à se fondre en lui ? À moins que le jiva ne demeure le témoin, il ne peut pas se connaître en tant que témoin. Ce n'est pas simplement en voyant le roi qu'un mendiant peut se connaître en tant que roi. Mais quand il devient le roi, il peut se connaître en tant que tel. Similairement le jiva, qui reste changeant et ne devient pas le témoin immuable, ne peut pas se connaître en tant que témoin. S'il ne peut pas être le témoin, comment peut-il être le Brahman parfait et indestructible ? Impossible.

Ce n'est pas juste en voyant le roi dans un fort qu'un mendiant peut devenir roi et encore moins souverain de l'univers ; ainsi, ce n'est pas juste en voyant le témoin, qui est bien plus subtil que l'éther (espace) et au-delà du trafic des triades comme le connaissant, la connaissance et le connu, qui est éternel, pur, conscient, libre, réel, suprême et bienheureux, que le jiva peut devenir le témoin et encore moins le Brahman parfait et indestructible, et reconnaître : « Je suis Brahman. »

16 - Si c'est ainsi, comment se fait-il que les deux mots du même cas syntaxique (samanadhikarana), « Je » et « Brahman », soient mis en apposition dans la formule sacrée « Je suis Brahman » ? D'après les règles grammaticales, le sruti attribue clairement le même rang au jiva et à Brahman. Comment expliquer cela ?

17-18 - L'accord commun entre deux mots en apposition est de deux sortes : mukhya et badha, c'est-à-dire inconditionnel et conditionnel. Ici, le sruti n'a pas le sens inconditionnel.

- Quel est ce sens inconditionnel ?

- L'éther (l'espace) a les mêmes caractéristiques, qu'il soit dans une jarre ou une autre, dans une pièce ou à l'air libre. C'est pourquoi l'éther (l'espace) est le même où qu'il soit. C'est pareil avec l'air, le feu, l'eau, la terre, la lumière du soleil, etc. Encore une fois, un dieu est le même qu'il soit représenté sur une image ou sur une autre, et la conscience témoin est la même qu'elle soit dans un être ou dans un autre. Le sruti ne signifie pas cette sorte d'identité entre le jiva et Brahman, mais a l'autre sens, le sens conditionnel.

- Quel est-il ?

- En rejetant toute apparence, le substrat est le même dans tout ce qui est.

- S'il vous plaît, pourriez-vous expliquer cela ?

- « Je suis Brahman » signifie que, après avoir rejeté le « faux-je », seul l'être subsistant, ou la pure conscience qui demeure, peut être Brahman. Il est absurde de dire que, sans rejeter l'individualité mais au contraire en la conservant, le jiva, en voyant Brahman et non en le devenant, peut se connaître en tant que Brahman.

Un mendiant doit d'abord cesser d'être mendiant et gouverner un État avant de se connaître en tant que roi ; un homme désirant l'état de divinité commence par se noyer dans le Gange et, en quittant son corps, devient lui-même un être céleste ; par son extrême et totale dévotion, le dévot doit d'abord renoncer à son corps et se fondre en dieu avant de se connaître en tant que dieu. Dans tous ces cas, quand le mendiant se connaît comme roi, l'homme comme être céleste ou le dévot comme dieu, personne ne peut garder son identité première et en même temps s'identifier à un être supérieur.

De la même manière, celui qui cherche la libération doit d'abord cesser d'être un individu avant de pouvoir dire à juste titre : « Je suis Brahman. » C'est cela la signification de cette phrase sacrée. À moins de perdre complètement son identité, il n'est pas possible d'être Brahman. C'est pourquoi, pour réaliser Brahman, la perte de l'individualité est la condition sine qua non.

L'âme individuelle changeante ne peut pas être Brahman. Même si le chercheur se débarrasse de son individualité, comment peut-il devenir Brahman ?

19 - Comme une larve qui, en perdant sa nature de larve, devient une guêpe. Une larve est apportée par une guêpe et gardée dans son essaim. De temps à autre, la guêpe visite l'essaim et la pique pour qu'elle reste constamment dans la crainte de son tourmenteur. Cette pensée constante de la guêpe transforme la larve en guêpe.

Similairement, en méditant constamment sur Brahman, le chercheur perd sa nature originelle et devient lui-même Brahman. C'est cela la réalisation de Brahman.

20 - Ceci ne peut pas illustrer ce point, car le jiva est changeant et se présente faussement sur l'Être pur, Brahman, qui est la réalité. Quand une chose fausse perd sa fausseté, c'est son entité tout entière qui disparaît ; comment peut-elle devenir la réalité ?

21- Ton doute, comment une fausseté superposée s'avère être son substrat, qui est la réalité, est facile à dissiper. Vois comment l'argent faussement perçu sur la nacre cesse d'être de l'argent et demeure en tant que nacre, ou comment le serpent superposé sur la corde, quand il cesse d'être un serpent, demeure toujours en tant que corde. C'est la même chose avec le jiva superposé sur la réalité, qui est Brahman.

- Ce sont des illusions qui ne sont pas conditionnées (nirupadhika bhrama) tandis que l'apparence du jiva, elle, est conditionnée (sopadhika brahma) et n'apparaît comme superposition que sur la faculté interne, le mental. Tant qu'il y aura le mental, il y aura aussi le jiva ou individualité, et le mental est le résultat du karma passé. Et tant que le karma n'est pas épuisé, le jiva doit aussi être présent. Tout comme le reflet de son visage dépend du miroir ou de l'eau devant soi, l'individualité dépend du mental, qui est la conséquence de son karma passé. Comment en finir avec cette individualité ?

- Il ne fait aucun doute que l'individualité dure aussi longtemps que le mental existe. Tout comme l'image reflétée disparaît lorsque l'on enlève le miroir, l'individualité peut être effacée en rendant le mental silencieux par la méditation.

L'individualité étant ainsi perdue, le jiva devient vide. Vide, comment peut-il devenir Brahman ?

- Le jiva n'est qu'une fausse apparence non séparée de son substrat. Elle dépend de l'ignorance, ou du mental, à la disparition duquel le jiva n'est plus que le substrat comme dans le cas d'une personne de rêve.

22-23 - De quelle manière ?

- L'homme réveillé fonctionne comme le rêveur (taijasa) dans ses rêves. Le rêveur n'est ni identique à l'homme réveillé (visva) ni séparé de lui. Car l'homme qui dort paisiblement dans son lit n'a pas bougé tandis que, en tant que rêveur, il s'est promené dans d'autres lieux, occupé à une foule de choses. Le promeneur du rêve ne peut pas être l'homme qui se repose dans son lit. Mais peut-il être différent ? Non, il ne l'est pas non plus. Car en se réveillant, il dit : « Dans mon rêve, j'ai visité plein d'endroits, j'ai fait un tas de choses et j'étais heureux », ou le contraire. Il s'identifie clairement avec l'expérimentateur du rêve. En outre, aucun autre expérimentateur n'est visible.

- Ni différent de l'expérimentateur réveillé ni identique à lui, qui est celui qui fait l'expérience du rêve ?

- Étant une création du pouvoir d'illusion du sommeil, l'expérimentateur du rêve n'est qu'une illusion, comme le serpent imaginé sur une corde. Lorsque le pouvoir d'illusion du rêve prend fin, le rêveur ne disparaît que pour se réveiller en tant que son réel substrat, le premier soi individuel de l'état de veille.

Similairement, le soi empirique, le jiva, n'est ni Brahman l'immuable ni autre que Lui. Dans la faculté interne, le mental imaginé par ignorance, le Soi est reflété et le reflet se présente sous la forme du soi empirique, changeant et individuel. C'est une fausse apparence superposée. Étant donné que la superposition ne peut pas rester séparée de son substrat, ce soi empirique ne peut être autre que le Soi absolu.

- Qui est ce Soi empirique ?

- Tour à tour apparaissant dans le mental crée par l'ignorance et disparaissant dans le sommeil profond, le somme, etc., on infère que ce soi empirique n'est qu'un fantôme. En même temps que disparaît le médium de l'attribut limitatif (upadhi), le mental, le jiva devient le substrat, l'Être véritable ou Brahman. En détruisant le mental, le jiva peut se connaître en tant que Brahman.

24 - Avec la destruction de l'attribut limitatif, le jiva est perdu, alors comment peut-il dire « Je suis Brahman » ?

- Quand l'ignorance limitative du rêve s'évanouit, le rêveur n'est pas perdu, mais émerge en tant qu'expérimentateur de l'état de veille.

De même, quand le mental est perdu, le jiva émerge en tant que son Être véritable, Brahman. Pour cette raison, dès que le mental sera annihilé sans laisser de trace derrière lui, il est certain que le jiva réalisera : « Je suis L'Être-Conscience-Béatitude, Brahman le non duel ; Brahman est Je, le Soi. »