RÉFLEXIONS À PROPOS DE L'ASHTÂVAKRA-GÎTÂ
par Swâmi Shantânanda Puri

Source : L'Asthâvakra-gîta (Asthâvakra était un sage vivant avant le VIIe siècle) traduction Jacques Vigne

Swâmi Shantânanda Puri est un moine de 78 ans qui donne de longues périodes d'enseignement à l'ashram de Râmana Maharshi à Tirouvannamalaï. C'est lors de ces périodes d'enseignement qu'il a commenté l'Ashtâvakra-gîtâ dans un style direct oral. Il a été le disciple de Swâmi Purushottamananda lui-même petit-fils spirituel de Shrî Râmakrishna qui vécut dans une grotte sur les bords du Gange au-dessus de Rishikesh.



Nous nous limitons à notre corps. Mais les Vedas commencent par : « O fils de l'immortalité, faites attention à nous ». L'âtmân est partout. La pratique, abhyâsa (signifie répétition, mais aussi étude, exercice, habitude, ou encore récitation, pratique spirituelle régulière), consiste à devenir ce que nous ne sommes pas. Toutes les pratiques sont effectuées pour le futur. Avant d'essayer d'atteindre quelque chose d'autre, nous devons d'abord savoir qui nous sommes. Ne soyez pas comme une rose qui désirerait devenir un lotus, au lieu de lutter pour devenir quelqu'un d'autre ou quelque chose d'autre, soyez dans votre état naturel. Soyez ce que vous êtes et ne retirez que ce qui est indésirable de votre être intérieur, comme un sculpteur qui dégage avec son ciseau une certaine quantité de pierre pour faire apparaître la forme de la statue.

Les limitations sont nos propres créations, comme le forgeron en prison est attaché par les menottes qu'il a lui-même fabriquées. Le créateur est toujours plus grand que sa création. Par l'imagination, nous nous discréditons nous-mêmes en disant que nous sommes finis, que nous sommes incapables, etc. Déshypnotisez-vous vous-même, vous n'êtes pas limité, vous n'êtes pas mortel. Toutes ces limitations sont imaginaires, nous devons nous-même les faire disparaître. Sachez où la compassion commence et où elle finit, sinon cela devient moha, fascination hypnotique de l'attachement.

Il y a diverses attitudes : quand il y a un serpent (une corde qui ressemble à un serpent) sur le chemin, un jîvan-moukta prend une lampe, découvre la vérité et trouve un passage, un yogui prend un bâton et essaie de tuer le serpent, et celui qui n'est intéressé que par les expériences des sens, le bhogui, prend ses jambes à son cou. Allez au-dessus des problèmes et non en-dessous. Allez au-delà du bien du mal. Ne vous souciez pas du bonheur ou de la peine, ce ne sont que des attitudes mentales.

Soyez établi dans le Je de l'Atmân et pas dans le je du corps. Soyez dans réka-rasa, le goût unique, la sève unique de la félicité. Soyez alerte et prêts à partir, comme un messager qui attend l'appel du roi. Dans la méditation suprême, para-dhyân, il n'y a pas celui qui voit et ce qui est vu ; celui qui a vu Brahman n'a personne d'autre à dire qu'il a vu Brahman.

Pour obtenir la Libération, contemplez les quatre Grandes paroles, mahâ-vâkya : « tat tvam asi » : tu es Cela. « ayam âtmâ brahmân » : cet âtman est Brahman (Le fonds de l'individu fait un avec l'Absolu). « prajnânam brahman » : la pleine connaissance est l'Absolu. « aham brahmâsmi » : je suis Brahman.

La conscience de Je suis, voilà le comprimé de médicaments que nous devons prendre régulièrement ! Il y a seulement une conscience. La conscience est toujours au singulier. Nous sommes tous Lui, la Conscience suprême, nous jouons tous des rôles. Ne vous identifiez pas avec le corps qui n'est que l'ampoule, vous êtes la Conscience qui est l'électricité. Soyez conscients comme une flèche en position sur un arc tendu, soyez passifs, mais alertes. Soyez toujours conscient de votre Soi.

Ce corps est illusion et nous fait voir les choses d'une façon déformée. Ne tombez jamais dans l'illusion que vous avez atteint le but, l'Ultime. Toutes les limitations viennent de nos désirs. Quand quelqu'un n'a pas de désir, cela est en soi suffisant. Quand votre désir s'en va, votre mental devient non-mental. Soyez absolument sans désirs car vous êtes l'incarnation du bonheur. Laissez tous les désirs, toutes les quêtes fondre, s'en aller, se dissoudre. Des désirs qui n'ont pas atteint leurs fruits créent de la colère.

Celui qui a l'esprit stable, le dhîra, n'a ni sankalpa, pensées à propos des activités, ni vikalpa, alternatives. Je suis celui qui agit, cette attitude doit s'en aller. Même le fait de respirer n'est pas sous votre contrôle. Désidentifiez-vous de toutes les activités. Quand vous ne pouvez pas abandonner l'action, abandonnez le sentiment d'être l'acteur. Pour prévenir toute sorte de malheurs, sachez que rien n'est de votre devoir ; il n'y a rien à faire. Cela ne signifie pas qu'il vous faut être paresseux, vous devez demeurer alertes et pleinement conscients. Faites les activités qui viennent à vous par la Volonté divine. Ne vous lancez pas dans une action quelconque de façon délibérée. Votre seul devoir, c'est d'être vous-mêmes, c'est de trouver qui vous êtes et expérimenter l'expansion dans le bonheur. Brahman signifie croître et tout recouvrir, l'univers entier, c'est-à-dire le connu et l'inconnu. Le désir nous donne le « regard du vautour » pour les choses du monde qui en valent le moins la peine.

Le Divin vient au moment même où votre ego s'en va. Constamment, ne soyez rien. Le dernier pas, c'est l'envol au sein de la totalité et non à sa périphérie. Le créateur est la création. Soyez-en conscients et sentez la présence du Seigneur partout. Un gourou crée finalement dans le disciple un maître de plein droit. Quand il y a une aspiration volcanique pour connaître la vérité, cette aspiration elle-même nous mènera au guru. Le contact personnel avec un gourou évolué et lui-même arrivé au bout du chemin est essentiel. Aucune quantité d'apprentissage livresque ne peut égaler ceci. Le gourou (le guru intérieur qui réside dans votre propre cœur) ôte les flèches empoisonnées des doutes à propos du chemin qu'on doit choisir (les différentes conceptions, les hypothèses, les types variés de théorie, de postulat, etc.). C'est la Réalité elle-même qui retire du cœur ces flèches empoisonnées.

Faites les choses avec facilité et confort, dans la joie et la jubilation. Même dans les désastres, demeurez imperturbables. Où que vous alliez, voyez le Divin en train de fleurir. Soyez un avec tout et tous et voyez votre propre réflexion en tout et tous. Soyez témoin : « Que les choses viennent ou que les choses s'en aillent, je ne m'en soucie pas ». Ayez une vie dépourvue de choix. Demeurez dans un état de félicité, de beauté, un état d'où l'on ne retombe pas, achyouta stithi. Maintenez-vous dans cet état stable comme le balancier de l'horloge au repos.

Toutes les impuretés doivent s'en aller. Quand les impuretés s'en vont, toutes les pensées s'en vont aussi. Quand toutes les pensées s'en vont, il y a le silence. Quand toutes les pensées ont disparu, le Divin apparaît. Nous sommes tous divins, simplement nous n'en sommes pas conscients. Âtma Râma : celui qui trouve sa joie dans l'Atmân est âtma Râma, il se « roule dans son propre Soi ». Il trouve son plaisir à l'intérieur, là où il y a le trésor de tout ce qui est dans le monde. Le réservoir, c'est votre soi intime. Trouvez une grande joie à l'intérieur. Le bonheur permanent est au dedans de vous. La source de tout bonheur est en vous. Celui dont l'intelligence est déjà préparée est réceptif même à un mot prononcé fortuitement ou à une instruction unique. Dans l'état le plus haut, vous êtes le sens de votre existence, votre visage originel. Atteignez l'état de non-instant. L'état le plus élevé doit être atteint ici et maintenant : revenez à la maison.


Le jîvan-moukta, le libéré dès cette vie.

Demeure tel qu'il est. N'est plus ici. Est dénué de désirs. Fait les choses sans effort. N'est pas lié à un endroit particulier. Demeure dans son Soi naturel et n'a pas de masque. Est déjà Cela et demeure Cela. Reste à tout moment relaxé au plus profond de son cœur. Resplendit et semble ne pas avoir de corps. Vit à la fois sur le plan absolu et relatif. Connaît Cela par quoi tout est connu. Est indifférent, parce que ce monde est un spectacle de magie. Est celui dont le corps est dissous dans le néant. Est celui qui a expérimenté les sens de toutes les Écritures. A des éclairs d'inspiration de temps en temps, quand c'est nécessaire. Est devenu tout. Il ne peut être troublé par quiconque.

Est Nirâlamba, n'a aucun support extérieur. Ne va pas d'après sa propre volonté, ni ne suit celle de quiconque. Resplendit brillamment et n'a pas la peur de la mort, qui est la peur ultime. Est un expert en tout ce qu'il fait et n'est pas agité par quoi que ce soit. N'est pas séduit par les objets du monde. Il n'a absolument rien à faire. Est victorieux sur le chemin spirituel et est toujours dans la félicité ultime, l'ânanda. Ne fait jamais quoique ce soit de sa propre volition. Il sait trouver dans la vie la plénitude de la joie. Peut aussi aller dans des états émotionnels qui paraissent incontrôlés à cause de la Volonté divine.

N'a pas de pensées ; celles-ci glissent indéfiniment les unes sur les autres comme des spaghettis. Ne dit même pas : « Je suis Cela », puisque dans « Je suis Cela », il y a dualité, celui qui voit et Cela. Est libre des tentacules du mental. Il est celui dont le mental est complètement libéré de toutes limitations. Il est toujours éveillé, toujours vigilant, c'est le veilleur sur sa tour. Il vit et demeure dans son propre Soi. Ne donne aucune attention à quoique ce soit. Quand il voit, et il ne voit rien. Il sait qu'il n'y a rien d'autre que lui. Est un Mahâtma, un saint dont l'âme s'est dilatée. Il trouve que le monde entier est son propre Soi. Il y voit sa propre expansion.

Est celui qui ne parle jamais, même s'il est engagé dans des conversations. Il est celui dont le savoir vient de la Source des sources, le Seigneur. Est celui qui est calme même quand il est en colère. Est celui qui n'a pas d'esprit ou de vibrations mentales. Il est dans l'unmani bhâva, là où il n'y a pas de mental. Toutes les souffrances l'ont quitté, et ce pour de bon.

Vit en pratique d'une façon naturelle comme un homme ordinaire. Il ne porte aucun masque et ne prend pas différents visages en différentes occasions. Il ne calcule pas, il n'a pas de but à atteindre en portant un masque. Tout ce qu'il fait, il le fait parfaitement. Il est toute conscience.

(Considérons ce qu'il y a ci-dessus à propos du jïvan-moukta comme une liste de points à vérifier, c'est un modèle établi pour nous afin de savoir où nous en sommes.)


La réalisation du Soi

L'absence de forme est la forme réelle de l'âme réalisée. C'est l'énergie cosmique qui mène la danse et le jîvan-moukta est aussi utilisé par cette énergie. Celui qui a retiré de son mental tout le rajas, la tendance à l'activisme, et le tamas, la tendance à la léthargie, est un jîvan-moukta. Le mental d'un jîvan-moukta est toujours calme, il ne bouge pas. Quel que soit le bien ou le mal qui arrive, son mental reste sans mouvement. Il n'a même pas la moindre vibration. Il n'y a pas de vibrations du tout dans son mental. Il n'entreprend aucun travail de lui-même. Si par hasard, par la Volonté divine, de façon programmée par la Totalité, un travail vient à lui, il l'effectue de la façon la plus simple qui soit. Un être de connaissance, jnâni, accomplit une activité minima pour se maintenir lui-même.

Il est celui pour lequel toutes les portes sont ouvertes. Il a le passe-partout, en connaissant Cela par quoi tout est connu. Suivre le chemin de la Connaissance, c'est marcher sur le fil de l'épée, vous devez être attentifs. La flûte de la connaissance chante à tout jamais dans votre cœur. Entendez-la et atteignez le Suprême. Point n'est besoin d'efforts ou de pratiques. Le but ultime peut être atteint d'une façon dénuée d'efforts. Toutes les pensées reviennent pour vous attraper. C'est la toile des relations à l'intérieur de notre propre mental qui nous emprisonne. Notre mental n'est qu'un employé de bureau. Maintenant, durant la minute qui vient, calmez votre mental. Le mental doit être indifférent à propos de ces devoirs qu'il a faits ou oubliés de faire. Unmani avasthâ, c'est le non-mental : comme par un coup de baguette magique, l'océan du mental s'est desséché.

Nos pensées sont des pensées de critique. Toutes ces pensées qui viennent sont en lien avec le futur et représentent des critiques du présent. Soyez comme quelqu'un sans pensées. Le chemin de la méditation, dhyâna, est le chemin le plus rapide. Le jour où vous dépouillez votre mental de toute pensée, vous obtenez la Libération. Quand il n'a rien à quoi se raccrocher, votre mental tombe de lui-même, comme quelqu'un auquel on ôterait ses béquilles. Quand le sens de possession s'en va, le bonheur éternel arrive. Le renoncement direct doit venir de l'intérieur (et pas des livres).

Reposez-vous complètement, soyez établi dans le repos intégral. Devenez entièrement mûr, comme un fruit qui tombe de l'arbre ; retirez-vous du monde. Satyam, shivam sundaram, dit-on dans les Upanishads : le Soi est vrai, bon et beau ; voyez toutes choses en tant que beauté. Soyez ce que vous êtes ; ôtez votre masque et demeurez seulement comme témoin. Une méthode de yoga et de pratique : observez votre respiration et rentrez à intérieur. Les chercheurs spirituels doivent faire très attention à ne pas transgresser de règles. Ils doivent être extrêmement alertes et vigilants.

La pratique de la recherche du Soi, « Qui suis-je » est faite pour ceux qui sont déjà prêts, pour ceux qui se sont déjà purifiés et sont mûrs. Découvrez ce son qui est éternel et déjà présent ici, ce son qui n'est jamais épuisé, la mélodie du Brahman, la mélodie du Soi. Il vous suffit de demeurer calme et silencieux pendant deux ou trois ans, sans pensées à l'intérieur, sans chanter etc., cela sera assez pour vous faire progresser sur le chemin spirituel.

La félicité finale, ânanda, est votre nature. Entrez dans le vide, le silence éternel où même la respiration est arrêtée, où tous les désirs, les vâsanâs sont déjà partis. Restez dans votre propre compagnie en faisant face à votre Soi, protégez-vous comme une jeune pousse d'arbre. Point n'est besoin de vous enfuir dans la forêt pour atteindre le Suprême. Faites monter la kundalinî jusqu'au niveau du cœur et écoutez les sons variés, les mélodies divines qui sortent du silence quand l'ego s'en est allé. Voyez votre mental (tel qu'il est) et observez la Présence vibrante dans le silence.

Vikalpa signifie choix, nirvikalpa signifie une vie dépourvue de choix, où l'on accepte tout ce qui vient. Il n'y a pas de monde phénoménal et donc dans l'état de nirvikalpa-samâdhi, le sage n'a pas de relations avec le monde et le monde ne peut pas l'atteindre de ses morsures. Dans cet état, il n'y a pas de différence entre lui et le monde, et tout est unité. Le monde est créé par vous. Vous êtes la forme du monde, un tissu, une toile de relations. Celles-ci vous emprisonnent, coupez-les ! Tombez dans le silence ; tombez dans le rien ; tombez dans le vide ; tombez dans la vacuité.

Celui qui est déjà bien préparé pour comprendre la vérité supérieure, quand il l'entend, se met immédiatement à éviter le monde et mène une vie d'homme tranquille. Il s'efface même au point de se comporter comme s'il était un simple d'esprit. Il est calme et à part, et ne se laisse pas impliquer dans les activités du monde. Le chercheur spirituel qui se plaint des circonstances extérieures est pareil à un artisan qui se plaindrait de ses propres instruments.

Le yogui est un super-conducteur. Vous pouvez réaliser l'Être suprême dans le silence. Demeurer dans l'éloquence du silence. Ce sont les pensées qui nous poussent vers les actions. Après avoir été complètement épuisé par les choses du monde, résignez-vous au silence du mental ; fatigué par toutes les pensées, venez-en au silence éternel. Quand votre mental est pur, quand vous êtes vigilants et attentifs, ce qui ressort, c'est la voix du Seigneur qui vient dans votre silence absolu. Sphourana, l'expansion pure de conscience, l'intuition spirituelle se manifeste quand vous êtes inactifs.