Annamalai Swâmî (disciple de Shrî Râmana Maharshi)
Source : « Comme une montagne de camphre » édition Nataraj
Q : Si le jnâni est établi en sattva guna et si sattva guna est le Soi, quelle est la signification du terme trigunâtîta (au-delà des trois gunas) ?
A.S. : Rien n'est réellement distinct de vous. Même les choses auxquelles le Gourou vous dit de renoncer, telles que que les trois gunas et mâyâ, font en fin de compte partie de vous. Tout cela est une question de point de vue. Si vous ne pouvez pas vous tenir en retrait des trois gunas et observer leur interaction en restant à distance, elles s'empareront de vous et vous créeront des ennuis. Si vous plongez profondément dans le Soi et vous y établissez, elles ne vous affecteront pas. Les profondeurs de l'océan ne sont pas affectées par les vagues de la surface, si violentes qu'elles puissent être : L'eau des vagues est la même que l'eau des profondeurs, mais si vous restez à la surface, vous serez constamment ballotté par les vagues.
Les vagues ne sont qu'une infime partie de l'océan ; elles sont sa forme extérieure. De même, les noms, les formes et les gunas sont d'infimes rides à la surface du vaste océan sans limites de la conscience sans forme. Ce sont toutes des manifestations de la conscience une, et elles en sont inséparables. Si vous voulez échapper aux turbulences de la surface, vous pouvez plonger dans la conscience sans forme et y demeurer. Si vous pouvez apprendre à y rester, vous percevrez les noms, les formes et les gunas depuis une grande distance sans qu'ils ne vous dérangent ni ne vous affectent. Depuis les profondeurs tranquilles du Soi, vous ne verrez pas les noms et les formes comme des choses séparées, vous les percevrez comme faisant partie de votre Soi. Vous les reconnaîtrez comme des rides lointaines dans votre « êtreté ».
Si vous pouvez vous établir dans les profondeurs immuables du Soi sans forme, vous êtes trigunâtîta, au-delà des trois gunas, bien que les gunas fassent partie intégrante de la conscience qui est votre nature réelle.
La conscience est à la fois avec forme et sans forme. On peut dire la même chose de Dieu et du jnâni. La conscience contient en elle-même tous les noms, toutes les formes et toutes les gunas, mais le jnâni, qui a découvert que sa nature réelle est pure conscience, a transcendé tout cela.
Q : Comment mâyâ opère-t-elle ? Comment prend-elle naissance ? Puisque rien n'existe hormis le Soi, comment le Soi réussit-t-il à se cacher à lui-même sa propre nature ?
A.S. : Le Soi, qui est pouvoir infini et la source de tout pouvoir, est indivisible. Cependant, au sein du Soi indivisible, il y a cinq shaktis ou pouvoirs, avec des fonctions différentes, qui opèrent simultanément. Les cinq shaktis sont le pouvoir de création, le pouvoir de préservation, le pouvoir de destruction, le pouvoir d'illusion (mâyâ shakti) et le pouvoir de la grâce. La cinquième shakti, la grâce, neutralise et annihile la quatrième shakti, qui est mâyâ.
Quand mâyâ est totalement inactive, c'est-à-dire quand l'identification avec le corps et le mental a été abandonnée, il y a une conscience de la conscience, une conscience d'être. Quand on est établi dans cet état, il n'y a ni corps, ni mental, ni monde. Ces trois choses ne sont que des idées amenées à une existence apparente quand mâyâ est présente et active.
Quand mâyâ est active, le seul moyen efficace de la dissoudre est le chemin montré par Bhagavan : on doit pratiquer l'investigation du Soi et distinguer ce qui est réel de ce qui est irréel. C'est le pouvoir de mâyâ qui nous fait croire à la réalité de choses qui n'ont aucune réalité en dehors de notre imagination. Si vous demandez : « Que sont ces choses imaginaires ? » la réponse est : « Tout ce qui n'est pas le Soi sans forme. » Seul le Soi est réel ; tout le reste n'est que le fruit de notre imagination.
Il ne sert à rien de chercher à savoir pourquoi il y a mâyâ et comment elle opère. Si vous êtes sur un bateau qui fait eau, vous ne perdez pas votre temps à vous demander si le trou a été fait par un italien, un français ou un indien. Vous bouchez la voie d'eau. Ne vous souciez pas de savoir d'où vient mâyâ.
Mettez toute votre énergie à échapper à ses effets. Si vous essayez d'étudier l'origine de mâyâ avec votre mental, vous êtes condamné à l'échec parce que toute réponse qui vous viendra sera une réponse de mâyâ. Si vous voulez comprendre comment mâyâ opère et voit le jour, il faut vous établir dans le Soi, le seul endroit où vous êtes libéré de son emprise, et regarder ensuite comment elle s'empare de vous chaque fois que vous ne réussissez pas à garder votre attention dans le Soi.
Q : Vous dites que mâyâ est une des shaktis. Qu'est-ce que vous entendez au juste par shakti ?
A.S. : Shakti est énergie ou pouvoir. C'est un nom pour l'aspect dynamique du Soi. Shakti et shânti (paix) sont deux aspects de la même conscience. Si vous voulez les séparer un tant soit peu, vous pouvez dire que shânti est l'aspect non-manifesté du Soi tandis que shakti est l'aspect manifesté. Mais en réalité elles ne sont pas séparées. Une flamme a deux propriétés : lumière et chaleur. Les deux ne peuvent pas être séparées.
Shânti et shakti sont comme la mer et ses vagues. Shânti, l'aspect non-manifesté, est le vaste corps d'eau immobile. Les vagues qui apparaissent et se meuvent à la surface sont la shakti. Vaste, incluant tout en elle, shânti est immobile tandis que les vagues sont actives.
Bhagavan disait qu'après la réalisation, le jivanmukta expérimente shânti au-dedans et est établi en permanence dans cette shânti. Dans cet état de réalisation, il voit que toutes les activités sont causées par la shakti. Après la réalisation, on est conscient qu'il n'y a pas de personne individuelle faisant quoi que ce soit. En lieu et place, il y a la conscience que toutes les activités sont la shakti de l'unique Soi. Le jnâni, qui est pleinement établi dans shânti, est toujours conscient que la shakti n'est pas séparée de lui. Dans cette conscience, tout est son Soi et toutes les actions sont siennes. Ou bien, on peut aussi dire qu'il ne fait jamais rien. C'est l'un des paradoxes du Soi.
L'univers est contrôlé par l'unique shakti, parfois appelée Paramêswara shakti (le pouvoir du Seigneur Suprême). C'est elle qui meut et ordonne toutes choses. Les lois naturelles, telles que les lois qui maintiennent les planètes dans leurs orbites, sont toutes des manifestations de cette shakti.
Q: Vous dites que toute chose est le Soi, même mâyâ. S'il en est ainsi, pourquoi est-ce que je ne vois pas le Soi clairement ? Pourquoi m'est-il caché ?
A.S. : Parce que vous cherchez dans la mauvaise direction. Vous avez l'idée que le Soi est quelque chose qui se voit ou dont on fait l'expérience. Cela n'est pas le cas. Le Soi est la compréhension ou la conscience dans laquelle le fait de voir et celui d'expérimenter ont lieu.
Même si vous ne voyez pas le Soi, il est bel et bien là. Bhagavan disait parfois avec humour : « Les gens ne font qu'ouvrir le journal et y jeter un coup d'œil. Puis ils disent : "J'ai lu (littéralement j'ai vu le journal)." Mais en fait ils n'ont pas vu le journal, ils n'ont vu que les lettres et les images qui se trouvent dessus. Il ne peut y avoir ni mots ni images sans le papier, mais les gens oublient toujours le papier pendant qu'ils lisent les mots. »
Bhagavan utilisait ensuite cette analogie pour montrer que pendant que les gens voient les noms et les formes qui apparaissent sur l'écran de la conscience, ils ignorent l'écran lui-même. Avec ce genre de vision partielle, il est facile d'en venir à la conclusion que toutes les formes sont sans rapport les unes avec les autres, et séparées de la personne qui les voit. Si les gens étaient conscients de la conscience plutôt que des formes qui apparaissent en elle, ils réaliseraient que toutes les formes ne sont que des apparences qui se manifestent au sein de la conscience une et indivisible.
Cette conscience est le Soi que vous cherchez. Vous pouvez être cette conscience mais vous ne pouvez jamais la voir parce que ce n'est pas quelque chose qui est séparé de vous.