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satatodita spanda sivasutra vacuité les 3 voies Kalasamkarsini



LE SPANDA




Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience, c'est lui, en vérité, l'unique Siva.
Ksemaraja




Extraits de l'introduction de Lilian Silburn à sa traduction des Sivasutra et du Vimarsini de Ksemaraja


(Éditeur : Institut de civilisation indienne - Diffusion E. de Boccard 11, rue de Médicis Paris 6°)



LE SPANDA


Nous louons constamment Siva dont
la suprême vibration met en branle
la manifestation de l'infinie variété
des choses.

Siva conscient, libre, d'essence transparente, sans cesse vibre, et cette suprême énergie monte à la pointe extrême des organes sensoriels. Il n'est plus alors que jouissance, et cet univers tout entier apparaît lui aussi vibrant. En vérité je ne vois pas où pourrait se loger cet écho qu'est la transmigration !


Abhinavagupta



Les Sivasutra appartiennent à l'école du Spanda, fondée par Vasugupta; ils en constituent la pierre angulaire.
L'originalité de cette école tient au Spanda; Vasugupta fut en effet le premier à nommer spanda la libre puissance qui éclaire, donne vie et mouvement à tout ce qui existe.
Le spandatattva, Réalité ultime en tant que vibration est la Conscience universelle : une Conscience à la fois en acte et en repos, un repos que jamais elle ne quitte, un acte qui jamais ne défaille et qui, en outre, s'épanouit.
Dès le début de sa glose à la Spandakarika (I, p. 3) Ksemaraja déclare que Paramesvara, lumière consciente, est l'énergie de pure liberté appelée spanda, acte vibrant. "... En conséquence, dit-il, le Bienheureux est toujours Réalité (en pleine) vibration (spandatattva) et n'est jamais privé de vibration comme le prétendent certains (vedantin) pour lesquels la suprême Réalité est aspanda et donc inerte, inactive. Si elle était inactive par essence, l'univers serait dépourvu de souverain."
Ksemaraja précise plus loin : "Privé de l'énergie du spanda (spandasakti) et donc privé de conscience de soi, à savoir de pure liberté, le brahman ne peut être qu'inconscient" (sl. 5). " ... Cette énergie vibrante consiste en la félicité propre au ravissement du Je suprême qui renferme simultanément en son sein d'innombrables émanations et résorptions."
Le spanda est identique à la Vie cosmique ou prana universel, identique au Cœur suprême, au Sujet absolu. Sa richesse englobe tout; ce qu'explique la racine spand- entrer en mouvement, frémir, palpiter, vibrer, le spanda étant à la fois mouvement léger et imperceptible (kimcic calatta), acte qui s'ébranle, pulsation; et, de façon générale, vibration. Mieux encore, en tant que spanda générique ou dhvani, résonance primordiale surgie de toute éternité et ne cessant jamais, il est la kundalini universelle, source de tout mouvement, il est surtout le grand Cœur du cosmos dont la pulsation constitue le flux et le reflux des émanations et des résorptions de l'Univers, marée (urmi) de l'océan de la Conscience et dont la Conscience ne peut être privée.
En réponse à l'objection : "Si la conscience se meut, aussi peu soit-il, ne perd-elle pas son immuable essence ?", Abhinavagupta fait observer que cette vibration est un essor à l'intérieur même du Soi, océan de la Conscience, et nulle part ailleurs.
Mais en raison même de sa trop grande richesse de sens, spanda aura bientôt pour synonymes d'autres termes qui d'abord le commentent, puis tendent à le supplanter dans les écoles Kula et Trika qui succèdent à l'école Spanda. Pour la prise de conscience vibrante ou de contact, on aura, entre autres, vimarsa, pratyavamarsa, amarsa, paramarsa, pour la lumière consciente, sphuratta, scintillement, fulguration frémissante; pour l'acte qui s'ébranle, spanda, calatta, calana, spandana, samrambha, praksobha et encore udyoga, udyama pour désigner l'élan; pour la vibration sonore, dhvani, etc.
Ces termes apparemment divers insistent tous sur la vibration. C'est à même l'instant qu'est saisi le spanda, à son origine, dans l'ébranlement perpétuel de l'acte conscient, celui du Je antérieur à la scission du sujet et de l'objet.
S'il est vrai que l'amour divin ou l'Éveil jaillit une fois pour toutes, il est aussi toujours nouveau, car l'instant de son apparition est un instant éternel. C'est pourquoi étant actuel, le spanda ne peut jamais faire l'objet d'un souvenir.
Afin d'indiquer que la conscience est toujours en acte, le système Spanda se sert de l'expression satatodita, éternellement surgissante.
Parce qu'il est actuel, éternellement présent, le spanda est source de toute efficience, il est l'efficience même.
Suprême, ce spanda est d'une si haute fréquence qu'il donne l'impression de l'immobilité. S'il ne comporte aucun arrêt et si l'on ne peut discerner une vibration de la suivante, il échappe cependant au déterminisme de l'avant et de l'après : acte originel, sa richesse exclut toute détermination; commencement absolu, il est autonome, et de plus, libre de se manifester comme il lui plaît :

"La liberté innée, spontanée, partout vibrante dans le monde animé et dans le monde inanimé, que tous éprouvent de façon immédiate comme leur propre nature identique au Seigneur, a pour forme la Réalité du spanda. On recouvre la puissance du Soi ou de la Conscience dès que l'on pénètre dans la vibrante Réalité"



Épanouissement du SPANDA


D'abord simple frémissement imperceptible au sein de la suprême Conscience, la vibration s'étend à partir du Centre - le Cœur universel - en ondes de plus en plus étendues à travers des domaines de plus en plus déterminés jusqu'à celui de l'objet connaissable. Se ralentissant dans le temps et dans l'espace, le spanda aboutit à la matière inconsciente.

Essentiellement indifférencié et universel à l'origine, il se relâche et apparaît peu à peu comme différencié et particulier. Suprême, intermédiaire et inférieur, tels sont les trois niveaux de la réalité. Inversement, grâce aux trois voies : celle de l'individu, celle de l'énergie et la voie divine, l'homme opère un mouvement de retour au Centre, remontant à travers les trois niveaux de la réalité pour découvrir l'épanouissement véritable du suprême spanda. Quant à l'acte vibrant on observe donc un double mouvement :

Lorsque la vibrante Réalité forme un tout, elle est, nous l'avons vu, libre énergie (svatantryasakti) qui contient, encore indivises, les cinq énergies fondamentales : conscience, félicité, volonté, connaissance et activité. Mais en raison même de cette parfaite liberté, Siva déploie son énergie d'illusion (mayasakti) et la vibrante Réalité, son propre Soi, semble perdre son unicité, la division s'introduit au sein de l'unité indivise.
Sous l'influence de cette force dissolvante les cinq pures énergies se différencient, se dissocient et apparaissent distinctement avec, à tour de rôle, prédominance de chacune d'elles dans un domaine particulier. Si les deux plus hautes énergies relèvent de la non-voie ( Et échappent à toute voie (anupaya) dont elles n'ont guère besoin pour recouvrer leur infinité. C'est à elles que réfère le premier des aphorismes des Sivasutra) et de l'ineffable, les trois autres évoluent ainsi :
l'acte indifférencié purement intérieur se manifeste en trois temps à mesure que la liberté se restreint : l'énergie iccha, qui à l'origine n'était que pur acquiescement à la plénitude, devient désir défini; la connaissance (jnana) pure lumière consciente (prakasa) - sa propre révélation - apparaît comme une connaissance distincte en sujet-objet; l'activité (kriya), de simple ébranlement ou essor en soi-même dans la plénitude du Je absolu, se manifeste désormais en mouvements dispersés, extériorisés avec, pour aboutissement, l'action asservissante (karman) (Selon la glose d'Utpaladeva à la Sivadrsti de Somananda).
Ces énergies ont chacune un domaine privilégié au fur à mesure que l'on s'éloigne du centre : le domaine du pur sujet pour la volonté, celui de la connaissance pour l'énergie cognitive, le champ de l'objet ou des choses perceptibles pour l'activité.
En cet ultime domaine, à la périphérie de la roue des énergies, sous l'influence du désir tourné vers l'extérieur, le Je se limite en preneur (grahaka), sa pure connaissance devient com-préhension (grahana) tandis que la chose n'est plus que prise (grahya), objet construit par le désir en vue d'une fin utile.
Ainsi surgit la triple impureté : de finitude, d'illusion et d'action qui fragmente d'abord puis obscurcit et finalement circonscrit l'unique spanda. La vie se trouve cristallisée autour d'un moi, simple atome (anu) de conscience. Coupée de la Réalité vibrante, la Conscience unique (cit) est réduite à l'état d'une conscience discursive (citta) dans laquelle la vibration originelle est devenue la lâche oscillation du vikalpa, pensée à double pôle liée au multiple.
C'est pourquoi le spanda, bien que perpétuellement présent en tant qu'énergie de vie (pranana sakti) animatrice de nos souffles, de nos pensées, de nos paroles, de nos activités, ne peut être appréhendé en sa pureté durant la vie ordinaire car les mouvements grossiers de la pensée discursive ainsi que l'action utilitaire le recouvrent et le cachent. Ils dissimulent également l'univers en sa forme véritable de constante vibration.
Alors comment reprendre contact avec la vibrante conscience, avec l'acte intérieur en son indifférenciation primordiale au moment où il se met en branle ?
A vrai dire nos limites ne sont que structures adventices, notre conscience empirique que construction fallacieuse et c'est notre ignorance qui nous les fait prendre pour des liens. Il suffit d'anéantir ce fâcheux édifice pour retrouver le Je en sa pureté, l'énergie en son indifférenciation et l'individu en sa véritable nature.
Ce retour s'effectue à l'aide de la conscience intériorisée et efficace (citi) qui engloutit les structures et fait émerger le fond essentiel. En citi le mouvement à son acmé est imperceptible ou perçu exclusivement dans l'Un; on l'appelle alors nihspanda, mouvement en sa totalité, indissociable de l'unité, telle la flamme de la bougie qui se meut sans arrêt mais en elle-même.
Le mystique apaisé et lui seul éprouve avec intensité le spanda en son cœur et jusqu'en son corps. Les trois formes de cette vibration sont : udana quant à la montée du souffle (uccara) ou ascension de la kundalini; dhvani, résonance intérieure propre au mantra que nous examinerons en détail; camatkara, point culminant du spanda, ce ravissement à la découverte de la Conscience universelle.
Ainsi grâce à la conscience intériorisée tout apparaît au yogin comme identique à sa propre essence, car tout vibre à nouveau pour lui dès qu'il participe à la quintuple vibration de ses énergies de conscience, de félicité, de volonté, de connaissance et d'activité.
Il peut alors pénétrer dans le Cœur universel qu'au fond il n'a jamais quitté. Son corps n'est plus qu'énergie subtile et vibrante quand la pensée dualisante redevient indifférenciée, le spanda étant toujours pur et indifférencié par essence.
Ce retour au suprême spanda, fruit de l'attitude nommée kramamudra, s'effectue en une indescriptible ivresse mystique (ghurni) où, au seuil de l'éternel, tout vacille, tout étant parcouru d'une seule et même Vie frémissante.
Une image peut évoquer le passage de la pensée dualisante (vikalpa) à la conscience indifférenciée (nirvikalpa) quand la dualité s'allège et disparaît laissant se détacher une pensée purifiée sur un fond apaisé : le pas heurté et hésitant de l'individu, qui sans répit avance et recule selon un rythme contrariant, devient, dans la vois de l'énergie, un exercice prenant la vive allure d'une fugue savante, puis les sons s'atténuent et seul règne le profond silence de la voie de Siva. Alors se fait entendre à nouveau un contrepoint spontané dont l'enchaînement n'est qu'un jeu souple, infiniment mélodieux, celui de la liberté totale par-delà l'extase du Quatrième état, et que réalise le Bhairava.
Ainsi, pour expliquer l'apparition du monde, point n'est besoin d'un créateur qui de l'extérieur engendre et meuve ses créatures. Seule l'énergie par sa vibration est à la source de la division et cette dernière, comme nous l'avons vu, lui fait perdre son unité et suffit à définir la manifestation telle qu'elle se présente à l'homme ordinaire. Mais cette même énergie est aussi à la source du repos dans l'indifférencié. C'est que flux et reflux ont lieu dans le lac infini de l'énergie consciente, réceptacle à la source éternellement jaillissante (ucchalatta) et qui ne s'écoule qu'en lui-même.
Si l'on examine les philosophies d'orient et d'occident on ne trouve nulle part à ma connaissance de système qui tienne comme fondamentale l'énergie sous forme de vibration. N'est-il pas étonnant que les savants d'occident commencent seulement à découvrir l'importance de la vibration et à s'y intéresser ?
Les anciens textes bouddhiques comme le Dhammapada (33-34) ont bien le terme pali phandana, en sanskrit spandana, mais qui désigne la vibration de la pensée dispersée et qu'il faut donc supprimer. De même plus tard Gaudapada dans la Mandukyakarika (IV, 47, 48, 72) fait allusion à la vibration de la pensée (cittaspandita), cause de la dualité sujet-objet ainsi que des apparences phénoménales. Quand le vijnana, la conscience, cesse de vibrer, la dualité s'évanouit.
Cependant Maître Eckhart a recourt à une notion voisine du spanda, notion qui n'était pas étrangère au courant néo-platonicien mais à laquelle son expérience donne un relief intense. Commentant la réponse de Dieu à Moïse : Ego sum qui sum, je suis celui qui suis, il écrit : la répétition de sum "désigne une sorte de bouillonnement ou de parturition de soi, (l'être) s'échauffant intérieurement, se liquéfiant et bouillonnant en lui-même et vers lui-même, lumière dans la lumière et vers la lumière, se pénétrant tout entière totalement, réfléchie toute entière sur elle-même totalement et renvoyée de toutes parts".
Eckhart appelle cette activité bullitio, bouillonnement au sein de la déité, et il nomme ebullitio le débordement qui suit ou l'écoulement hors du fond divin, producteur de l'univers. Bullitio est la Vie avant la vie. Glosant un verset de Jean : "En lui était la vie", il écrit : "Car la vie désigne une sorte de jaillissement par lequel une chose s'enfle intérieurement et se répand d'abord en elle-même totalement, toutes ses parties en toutes ses parties, avant de se déverser et de déborder à l'extérieur en bouillonnant."
Fernand Brunner, dans son introduction précise : "... La génération du fils et la spiration du Saint-Esprit ont lieu dans l'unité de la nature divine, et la naissance de toutes les idées des créatures, dans l'unité du Verbe. Telle est l'abondance où la Parole et le Souffle de Dieu ne cessent de jaillir et d'avoir jailli et qui, dans la création, se révèle surabondance; voilà la profusion qui précède l'effusion."
Dans le sermon intitulé "De la promesse du Père" Maître Eckhart montre le retour à l'unité de l'homme qui, après être remonté jusqu'à l'esprit qui opère la rotation du ciel, ne s'estime pas satisfait : "Il pousse toujours plus avant jusqu'au tourbillonnement originel où il a pris sa source... L'esprit doit donc franchir les limites de tout nombre et se frayer son chemin à travers toute multiplicité : alors il devient pénétré par Dieu. Et, comme il me pénètre, je le pénètre à mon tour : Dieu conduit cet esprit dans son désert, dans sa propre unité, où il est tout bonnement un et ne vit et ne s'écoule qu'en lui-même... Là, l'esprit se tient dans l'unité - et dans la liberté."



LA TRIPLE VOIE


Les trois voies de la libération ont pour effet de rendre à la prise de conscience fourvoyée dans le multiple, intériorité, efficience, intensité et universalité, d'en faire une vibration indifférenciée à partir de la volonté pour la voie suprême, à partir de la connaissance pour la voie de l'énergie et à partir de l'activité pour la voie de l'individu.
Le niveau où se situe chacune de ces voies diffère selon son éloignement de la libre prise de conscience de Soi; et l'effort à fournir pour faire vibrer la conscience à nouveau est proportionnel à cet éloignement.
Dans la voie divine, très proche de la Conscience infinie, se trouve iccha qui à l'origine se présente comme l'imperceptible ébranlement au sein de la félicité avant que se dessine intention ou vouloir déterminé.
L'école Spanda désigne cette iccha identique au foyer de la conscience qu'est le Cœur, par les termes suivants : aunmukhya, orientation de la conscience, udyoga, élan dirigé vers l'extérieur à l'origine de l'émanation cosmique, udyama et udyantrta, élan purement intérieur au moment du retour à l'indifférencié, mais toujours élan intérieur propre au premier moment du Désir (prathamatuti) qui contient virtuellement tout ce qui se développera par la suite.
Quand, après s'être tournée vers la connaissance discursive et avoir perdu son intensité, iccha redevient désir exclusif du Soi ou de Siva-bhairava, animée de vie frémissante, elle n'est plus qu'élan, et cet élan projetant le yogin dans la Conscience suprême, le reporte à l'acte intérieur en état d'émergence, le spanda. En conséquence, comme nos états de conscience procèdent de notre cœur et de cette impulsion initiale, nous pouvons à tout instant y faire retour ou, mieux encore, y demeurer avant que l'intention prenne une forme définie; et nous résidons ainsi à la source de toute l'efficience dont nous disposons, laquelle n'est autre que le spanda.
On comprend dès lors que cet acte de pure volonté qui s'empare de la Réalité par-delà connaissance discursive, souvenir ou expectative, ne peut être appréhendé qu'en une intuition fulgurante à l'instant même où il s'accomplit.
Ksemaraja situe udyama à deux niveaux (D'abord au niveau de la voie de l'énergie puis à celui de la voie de Siva) "Spontané et libre, l'élan se manifeste et comme un hommage assidu (sevana) et comme un retour à la parfaite intériorité, à la gloire innée en son expansion (infinie). Telle est la vibrante Réalité partout manifestée dans le conscient et dans l'inconscient, et dont la liberté est innée et spontanée."
Non embourbée dans l'ornière de la discursivité (avec ses soucis, ses hésitations et ses préjugés) la conscience alerte, intense, toute dans l'instant, se saisit elle-même en pleine vigilance, celle du guetteur prêt à bondir sur sa proie et qui n'a nul besoin d'écarter ce qui ne fait pas l'objet de son attente.
Son ardeur n'a rien d'un effort, en elle ont disparu tout désir tendu vers un idéal, tout trace de devenir ou de retour sur soi-même.
La voie de l'énergie se situe à un degré intermédiaire entre la voie supérieure et la voie inférieure. Le yogin s'efforce d'intensifier et d'universaliser son énergie cognitive en vue de faire d'elle une connaissance vibrante qui lui permette de rejoindre l'élan unique de la voie de Siva.
Mais l'acte zélé qu'elle met en œuvre et que désigne le terme prayatna (pra + yat-) s'élancer en avant, en raison de son préfixe implique un puissant départ, un départ à l'horizontale où l'on se ramasse pour bondir en avant, ce qui le différencie de udyama dont le préfixe ud- indique envol à la verticale, et si udyama opère uniquement en tant qu'élan simple et nu du cœur, prayatna mobilise toutes les énergies pour parvenir au but.
A l'aide d'un bon jugement, d'un discernement vigilant, le yogin s'exerce dans la voie de l'énergie sur ses états intérieurs, sa connaissance à double pôle en particulier (le vikalpa) : dilemme, doute, sentiments d'attirance et d'aversion, cherchant à se purifier de leurs vestiges inconscients (samskara).
Pour dégager l'énergie cognitive du langage ordinaire qui la paralyse, et lui restituer sa nature vibrante de mantra, le yogin purifie ses vikalpa et les rend subtils, incandescents, en fait de vibrantes intuitions, si vives que la pensée n'a pas le temps d'intervenir, moins encore celui de s'exprimer clairement. Alors l'énergie cognitive aiguisée en intuition (mati) se fraie un chemin entre les deux pôles du vikalpa et parvient au Cœur universel. Grâce à cette plongée dans l'interstice, la Connaissance s'éveille et s'universalise tandis que la parole efficiente faite uniquement de vibrations et devenue mantra accède à la vibrante Réalité (spandatattva).
Le yogin peut aussi mettre à profit des émotions à leur paroxysme, terreur, colère, passion dont les vibrations sont susceptibles de le mener à la vibration primordiale. Sous le coup d'une forte émotion les énergies convergent simultanément dans le Soi, la tension fait place à la vibration. Le moi s'efface alors ainsi que tout ce qui est superficiel - notions, attachements; et c'est dans la spontanéité que le yogin fait retour à la source, "l'énergie émettrice du Seigneur partout présente, dont la trépidation a saveur de félicité". "En effet, poursuit Abhinavagupta, quand on entend un chant mélodieux, que l'on touche du santal, etc, et que l'état d'indifférence disparaît, la vibration que l'on éprouve dans le cœur n'est autre que l'énergie de félicité grâce à laquelle l'homme est, dit-on doué de cœur (sahrdaya)."
Qu'il prenne appui sur l'émotion ou sur le discernement, le yogin dans cette voie récuse l'effort pour choisir avec lucidité un courant d'énergie au préalable purifié, comme un homme nageant avec intelligence se laisse porter par le courant, ne luttant ni contre lui-même ni contre les obstacles, mais se servant du courant pour déployer son mouvement; bien adapté au milieu où il baigne il le maîtrise aisément et avec souplesse.
Il n'en va pas de même avec la voie inférieure : l'individu nage avec effort; en lutte avec des courants contraires, souvent emporté loin du havre, il finit par y trouver le repos à force d'exercices. C'est que, à ce niveau, le spanda au dernier degré de sa manifestation n'est plus que mouvements relâchés en activités particulières où les facultés intellectuelles jouent un rôle déterminant.
La voie de l'individu se situe précisément à même l'activité dispersée par nature et que le yogin se propose de concentrer, d'intérioriser et d'épanouir. Vigilant au cours de ses occupations, il travail sur les tourbillons (vrtti) que sont ses diverses fonctions qu'il cherche à rendre vibrantes. Dans ce but sa pensée s'intériorise à l'aide de la méditation (dhyana), elle pénètre dans le cœur et s'y apaise dès que le cœur se met à vibrer. Parallèlement les souffles inspirés et expirés fusionnent dans le souffle égal (samana), lequel vibre à son tour. Les divers centres du corps (les cakra) s'ouvrent et s'éveillent; par la récitation de paroles sacrées associées au souffle, le yogin recouvre la vibration à la fois du souffle et de la parole qui le conduit à l'efficience du mantra. C'est donc en vibrant que toutes ses activités unifiées dans le cœur perdent leurs tendances à la dualité et préparent la juste connaissance de la voie de l'énergie.



LE TIR à L'ARC


L'exemple de l'apprentissage du tir à l'arc illustre les diverses formes d'effort ou d'activité qui correspondent à chacune des trois voies.
A ses débuts, l'archer, ignorant, reste fasciné par l'arc et son maniement. Maladroit, redoutant l'échec, il s'agite, gaspille ses forces, dans son application même il se crispe sur chaque geste dont il décompose en vain la succession, car le plus souvent il n'arrive même pas à garder l'arc bandé jusqu'au départ de la flèche. Mais peu à peu, grâce à son effort et à sa ténacité, il se familiarise avec la réalité de l'arc et l'enchaînement des gestes, sa respiration s'apaise, son corps se détend, son esprit se calme, il oublie l'arc et, sans y penser, réussit à le bander, à poser aisément la flèche sur la corde, et lorsqu'il la tire à lui, elle vibre et la flèche part.
Grâce à un effort puissant du corps, de la pensée et de l'attention, oublieux de l'arc et de la flèche, il réussit à s'absorber dans leur maniement. Cependant il n'a intégré ni le départ du coup ni la cible, son corps tremble avec l'arc et si la flèche atteint le but, c'est comme par hasard, il ne peut en aucun cas renouveler l'exploit à volonté.
De même, dans la voie de l'individu, le yogin aux prises avec l'objectivité et l'extériorité doit fournir un grand effort pour libérer sa pensée de l'agitation, pour s'affranchir de la fascination des objets et parvenir à la connaissance. Dans cette voie il doit s'adonner à de nombreuses pratiques portant sur les organes, sur le souffle, sur le corps, la parole, la pensée. Elles exigent choix, application, ténacité s'il veut, grâce à elles, obtenir l'apaisement du souffle et la quiétude intérieure dans l'exercice de ses activités multiples, mais, si ces pratiques le conduisent à récupérer et à unifier les énergies vitales dispersées dans les jouissances sensibles et à vivre dans une paix substantielle, elles ne lui révèlent pas la quiétude profonde de la voie de l'énergie; et s'il arrive à faire une percée c'est d'aventure, par grâce, et il ne peut y demeurer.
A la deuxième étape de son apprentissage l'archer n'est plus préoccupé par les gestes ou les objets, ou plutôt gestes et objets sont intégrés en un niveau de conscience plus subtil, centre d'où les gestes rayonnent tout naturellement. Il apprend à laisser partir le coup sans trembler, sans faire dévier la flèche.
Grâce à l'intensité de son attention, il concentre et unifie toute son énergie sur le coup à faire partir pour que seule s'ébranle la flèche. Mais au cœur de cette vigilance une et globale, bien qu'intériorisée, l'image ou la conscience du but, elle, demeure jusqu'à ce que, au comble de l'attention, il vise et encoche simultanément, abolissant de façon définitive toute la distance qui séparait la flèche de la cible (ultime trace d'extériorité). Le coup se détache alors de l'archer "comme la charge de neige de la feuille de bambou", avant même qu'il y ai songé ou qu'il soit intervenu, sans aucun effort. Dans le même instant, dans le même ébranlement, la flèche encochée est décochée et pénètre la cible.
Les différentes étapes du tir, du premier au dernier geste, constituent un enchaînement intime qui se déroule tout entier comme inclus en un seul et premier ébranlement, comme émanant d'un centre. A travers l'archer libéré de l'objet, du but et de lui-même mais prenant l'énergie pour tremplin s'accomplit le tir. Dans l'intensité de l'énergie unifiante et vigilante tout à lieu dans l'immobilité, sans tremblement ni secousse.
De même dans la voie de l'énergie, le yogin oubliant l'objet et soi-même découvre le libre jeu de l'énergie par laquelle il n'a plus qu'à se laisser porter, toute trace de dualité étant abolie.
Si, dans la voie inférieure, le yogin exerce son activité à la jonction de deux objets ou de deux souffles, dans cette voie-ci son activité ne porte plus sur la chose même mais sur l'idée ou sur l'imagination intime relative à la chose et c'est aux modalités de la connaissance qu'il désire mettre un terme. Grâce à une grande vigilance, son discernement intérieur (sattarka) le rend apte à choisir la juste attitude, lui fait éliminer toute fausse manœuvre.
A ce discernement s'associe une pratique mystique très subtile (bhavana) par laquelle il porte au paroxysme, sans effort mental ou corporel, une tendance obscure de l'énergie vitale, tendance dynamique et exempte de discursivité, qui unifie l'énergie dans la réalisation immédiate et ardente de l'acte saisi dans sa totalité, à la manière dont on fait une lecture globale et rapide sans distinguer les lettres ni les mots, à la manière dont un père se précipite pour sauver son fils en danger sans savoir comment il va s'y prendre.
L'ardeur et le zèle touchant le but sans pensée, ni expression, ni effort, l'intuition fulgurante surgit, c'est la voie de l'efficience du mantra. L'adorateur (Bhavana culmine en sevana, une dévotion qui implique une parfaite abnégation et une réponse instantanée à l'incitation de Dieu ou à celle du maître.) a pour cible la divinité saisie dans ses attributs, pour flèche le mantra. Dans son zèle à énoncer le mantra en faveur de la divinité qu'il adore, l'adorateur s'identifie à elle, il n'y a plus ni adorateur ni adoré mais fulguration de la pure énergie dans la prise de conscience de la divinité.
Alors la flèche part toute seule, alors tout fond, tout coule, tout vit, le yogin n'a plus qu'à se laisser porter par le courant surabondant et jaillissant de l'univers duquel rien ne le sépare, auquel il s'identifie. Le mantra n'est plus l'assemblage de mots récités mais vibration de la conscience, expérience directe, libre de toute relation objective et de toute dualité.
A la troisième étape l'archer libéré de l'arc, de la cible et de lui-même, tire sans but ni intention. Ayant atteint la cible il a atteint son propre centre et c'est de ce centre que le coup part désormais. Un seul et même élan soulève son souffle, sa volonté et son arc. Se tenant immobile à la source du mouvement qui se déploie librement et sans appui, il se joue et de l'arc et de la cible et de lui-même. Tirant sans effort d'attention ni visée, libre de toute attache, il voit sans voir, à la fois conscient et inconscient, il n'éprouve plus le besoin de distinguer les choses les unes des autres mais crée en quelque sorte chaque geste au fur et à mesure; dans le jeu libre et spontané que lui vaut sa grande maîtrise, il goûte sans cesse le pur plaisir de l'acte toujours neuf.
De même dans la voie de Siva, le yogin qui, réveillé par le maître, ne pense à rien accède au royaume suprême.
Dans l'intime du cœur où sont naturellement apaisées toutes ses énergies, au sein d'une vacuité sans appui surgit l'énergie suprême ou la Conscience indifférenciée à laquelle il accède en un pur acquiescement; ce pur acquiescement est celui de la ferveur nue, vide de toute relation, vide de lui-même et de Dieu; ici ni adorateur ni divinité mais l'essor fulgurant de la Conscience qui fond dans un instant intemporel l'amour du fidèle et le don du Seigneur. Cet élan spontané, imprévisible soulève hors de lui-même le yogindra qui se tient à l'orée de la volonté, anéantissant toute détermination et lui faisant atteindre le Centre universel pour toujours.
De ce Centre désormais émane son activité; devenu Siva, il a pour arc l'univers; qu'il le déploie ou qu'il se retire en lui-même, qu'il ouvre ou qu'il ferme les yeux, qu'il fasse disparaître ou apparaître l'univers, c'est toujours au même nectar qu'il goûte, du même nectar qu'il s'enivre.
Au cœur de l'oscillation du premier regard ou du premier instant, il se tient ferme à la jonction du sujet et de l'objet, de l'intérieur et de l'extérieur pour lui égalisés à jamais. Ses perceptions étant imprégnées de la Conscience indifférenciée partout répandue, il jouit également de l'unité dans la diversité, de la diversité dans l'unité, libre Souverain du jeu universel.
Enfin dans la non-voie, il n'y a plus ni archer, ni arc, ni flèche, ni même de tir.



Sur l'originalité de cette doctrine mystique par rapport au non dualisme du Védanta



La comparaison du Sivaïsme kasmîrien avec la doctrine Vedântin de Sarikarâ-cârya se révèle, quant à elle, subtile, fuyante, privée de points d'appui assez solides pour déjouer définitivement les objections. Les affirmations de l'un et de l'autre systèmes peuvent être rapprochées ; en effet, elles semblent souvent identiques dans leur formulation, mais elles diffèrent profondément par leur perspective initiale. On pourrait même dire qu'à ce niveau la divergence est telle qu'en adoptant les vues de l'un, on se rend incapable d'aborder l'autre. Quoi qu'il en soit, c'est le plus souvent en s'opposant implicitement aux Vedântin que Vasugupta et Somânanda présentent leurs expériences et leurs doctrines ; quant à Ksemarâja, il dénonce de façon explicite ce qu'il considère comme les carences et les limites des Vedântin.

Il ne peut être question d'exposer ici la doctrine de Sarïkara mais nous rappelons succinctement quelques traits aptes à éclairer l'attitude critique de nos auteurs.

Être unique, ineffable, inconnaissable, seul le brahman a une existence réelle. Parfaitement autonome, il ne dépend de rien ; d'essence infinie, illimitée, il est sans attribut (nirguna), vide de toute qualité ou activité. Absolu, impersonnel, lumineux par lui-même (svaprakâsà), il est le Soi, âtman. Du point de vue relatif cependant il apparaît comme la cause de l'univers mais d'un univers qui ne peut être qu'une manifestation illusoire, séparée par un abîme du brahman absolu qui se dresse, infrangible, au cœur de ce système non dualiste. Sankara n'accepte pas une Nature, pra-dhâna ou prakrti, conçue comme éternelle par le Sâmkhya ; privée d'intelligence, cette Nature ne peut être la cause du monde, seul le brahman associé à maya, illusion, suscite noms et formes (nâma rûpa). Mirages, projections de nos représentations subjectives, ces noms et formes restent dépourvus d'existence réelle, ils appartiennent au domaine de la maya, indéfinissable (anirvacariïya) car ni être ni non-être.

Pour les Vedântin, l'univers n'est pas une transformation de la cause en son effet (parinàmà) comme elle l'est pour le Sâmkhya, mais une manifestation illusoire (vivarta) ; l'effet n'est pas différent de la cause, il lui est surimposé.

La nescience, forme individuelle de la maya, absence de discernement (viveka) distingue du Soi le corps et la fonction des organes. Comment percer à jour le voile qui cache le brahman ? S'il existe une voie progressive, il n'y a de réalisation qu'au moment où, par anubhâva, on effectue un bond par-delà les expériences et les adorations, et tout ce qui n'est pas le brahman s'effondre ; le voile de l'illusion évanoui, le jiva — l'âme individuelle — reconnaît sa nature absolue, celle du brahman : 'aham brahmâsmi'. Seule, cette connaissance importe mais aucune faculté naturelle ne peut y conduire.

Les sivaïtes kasmîriens reconnaissent bien l'Absolu comme immuable, insondable, mais ils n'en font pas un principe neutre. Ils dénoncent le brahman des Vivartavâdin comme passif, vide de toute activité et l'apparentent à sûnya ; ils lui opposent la Réalité vibrante (spandatattva), faite d'une félicité d'où émerge l'énergie créatrice.

Si l'on situe leur position par rapport à la célèbre formule du Vedânta qui définit le brahman comme saccidananda, on observe que de cette formule le Sivaïsme ne garde vraiment que ânanda, la félicité, associée au brahman absolu. Les deux systèmes insistent en effet sur la profondeur de la paix et du repos intrinsèquement liés à la plénitude infinie du brahman.

En ce qui concerne le second terme de la formule Vedântin, il faut souligner que, si l'un et l'autre courants, tous deux non dualistes, reconnaissent la pure Conscience comme fondamentale, plus souvent qu'à cit les Kasmîriens recourent aux termes citsakti et citi pour insister sur l'aspect dynamique de la Conscience indissolublement unie à l'énergie.

Pour eux, la Conscience n'est pas un témoin à la manière du purusa du Sâmkhya mais elle est Acte qui engendre la lumière et acte qui perçoit, simultanément. Ils écartent donc un système de l'être (sat) au profit du dynamisme de l'Agent, mais il ne s'agit pas d'un agent antérieur à l'acte dont alterneraient les phases d'activité et de passivité ; en d'autres termes, la création n'existe pas à côté d'un créateur qui serait tantôt actif, tantôt passif.

Le problème essentiel de leur philosophie n'est pas de démontrer comment un être immuable va entrer soudain en activité ou comment un devenir se détache illusoirement sur un fond d'immobilité. Il sera de montrer le passage qui existe entre l'acte en son premier ébranlement toujours renouvelé (prathamaspandà) et l'activité qui se déploie en une manifestation cosmique, ses effets s'extériorisant de plus en plus sous la forme de l'univers morcelé tel qu'il nous apparaît.

Grâce à la vibrante énergie (spandasakti identique à Siva en Paramasiva) il y a continuité de Siva à l'univers qu'aucun abîme ne sépare. Et les Kasmïriens se plaisent à opposer le dynamisme de la Conscience (caitanya), la vibration (spanda) ou le Verbe (parâvâk), aspects de la liberté divine et agissante, au brahman de Sankarâ-cârya, inerte comme le cristal parce que insensible et inactif. Pour eux, ce brahman autonome au sens où il ne dépend de rien, identique à la Connaissance (vijnâna), est privé de la pure liberté de choix parce que privé de spanda et de vimarsa (prise de conscience de Soi) tandis que leur propre système, dit svâtantryavàda, doctrine de la pure liberté, voit en Siva l'Agent suprême, en l'univers la manifestation de l'énergie d'activité qui lui est identique.

Mais, dira-t-on, comment peut-on accuser le brahman d'être passif, la pure Lumière consciente de « n'être guère mieux que l'insensible cristal de roche » selon la formule d'Utpaladeva ?

Ksemarâja répond clairement : dépourvu de parâmarsa, de suprême prise de conscience à la fois universelle et dynamique, de libre activité divine, le brahman n'est que prakâsa, paroi lumineuse, obscurcie par un univers illusoire qui s'évanouit à jamais quand la pure Connaissance envahit la conscience. Pour les Sivaïtes, au contraire, la multiplicité manifestée, au lieu de disparaître, est transfigurée au sein de la pure Conscience ; autrement dit, pour eux la source du devenir, c'est la dualité qui sépare l'objet du sujet et non la réalité d'une manifestation infiniment variée.

A l'inertie du brahman, à la magie illusoire de la maya vedântin, ils opposent donc spandasakti et vimarsa, une Conscience perpétuellement en acte car il n'y a pas de lumière consciente (prakâsa) qui soit dépourvue de prise de conscience (vimarsa), nature propre de l'énergie vibrante. S'il est vrai que le brahman brille par lui-même en tant que Conscience pure et immuable (paranisthitasamvinmâtra), selon la thèse de Sankara, on peut s'interroger avec Abhinavagupta sur le sens de svaprakâsa, lumineux par soi : si le Soi brille par lui-même seulement en tant que conscience, comment rendre compte de la différenciation des connaissances puis de leur unification ?

II faut donc admettre que le Soi lumineux est doué de liberté : svatantrasvaprakâsâtma, que la Conscience n'est pas une lumière indéterminée sur laquelle se détache le devenir multiple et que rien n'affecte, mais un acte de prise de conscience de Soi, une force vive qui anime l'univers. En d'autres termes, il n'y a pas de conscience sans énergie, pas d'énergie sans conscience.

Aussi les Sivaïtes kasmïriens proposent-ils à leurs adeptes bien autre chose que se libérer des liens du samsara, ce qui constitue le but ultime des systèmes indiens, les Darsana. Ils veulent recouvrer la liberté innée, la participation à la quintuple activité divine (émission, maintien, résorption de l'univers, dissimulation et grâce), car pour eux, même après la réalisation du Soi, l'univers reste réel, seule a disparu la projection de la dualité (sujet-objet) tandis que l'infinie variété du monde se déploie dans la Conscience émerveillée du yogin dont l'ultime limite, l'impureté de finitude, s'est effacée.

Et si les Vedântin percent à jour l'illusion et atteignent Connaissance et béatitude, ils ne surmontent, selon Abhinavagupta, ni l'illusion transcendante ni l'impureté de finitude. Or, seul celui qui se reconnaît comme auteur de la quintuple activité divine et jouit simultanément de la Connaissance et de l'activité devient libre et efficient, c'est-à-dire Souverain de la Roue des énergies. Le libéré vivant recouvre donc ici une liberté fondamentale qu'il n'a jamais perdue, l'univers étant par essence pure liberté (svâtantrya), tandis que selon la conception du Vedânta advaita un libéré vivant continue à vivre après l'illumination, son élan karmique s'épuisant de lui-même comme le mouvement de la roue du potier qui tourne encore quelque temps bien qu'on ait cessé de lui donner l'impulsion : pour lui, point d'activité cosmique.

En conclusion, la différence essentielle entre les deux systèmes tient au rôle décisif joué par la Sakti, héritage légué par le Tantrisme et en particulier par les Agama Kula. Tandis que pour le Vedânta l'énergie reste d'ordre matériel, les Kasmïriens ne la séparent jamais de la pure Conscience, unissant indissolublement Siva et Sakti.

L'énergie, affirment-ils, est toujours présente, servant de tremplin à tous les niveaux sous forme d'intensité et de vigueur qui vont croissant jusqu'à ce que disparaissent inertie, langueur du corps, vide du samâdhi, indolence et insensibilité, et que se manifeste la vitalité profonde (ojas), source d'une activité efficiente qui embrasse la totalité des niveaux.

En écho au Mâlinïvijayatantra, Abhinavagupta incite à vénérer la Déesse Energie, sise au sommet de la tige de lotus qui représente la kundalini. A ses pieds, immobile, plein de conscience, souriant, le corps resplendissant, l'éternel Siva demeure cependant insensible à l'univers, il a abandonné ses fonctions à l'Énergie suprême, la Déesse Tripûrasundarï, et s'il transcende tous les niveaux de la Réalité et possède la Conscience indifférenciée, la Déesse triomphante jouit d'une parfaite prise de conscience faite de liberté et de puissance ; par delà immanence et transcendance, elle est le Tout, elle fait resplendir la Conscience universelle.

La libre énergie se déploie et se rétracte selon les ondes d'une unique résonance, dhvani, qui va se propageant de l'énergie suprême jusqu'à la perception des choses. Ce terme qui signifie Son pur, résonance, écho, plus souvent employé que spanda par nos auteurs et cher à Abhinavagupta, suggère plus qu'aucun autre l'harmonie vivante d'un univers dont toutes les manifestations sont l'expression d'un unique spanda. Phonème sacré (aksara) indestructible, dhvani est le germe suprême, présent dans tous les êtres. A partir de lui et à travers lui, l'énergie émettrice, faite de tout ce qu'elle englobe, résonne d'écho en écho, embrassant dans son unique mouvement les divers aspects du devenir : phonèmes, paroles, gestes (mudra). Cette résonance primordiale qui se répercute éternellement du Centre à la périphérie et de la périphérie au Centre, c'est elle qui, en vibrant, fait tout vibrer :

« Parce qu'elle est par nature prise de conscience globale de Soi, la Conscience possède comme telle une résonance spontanée (dhvani) perpétuellement jaillissante, dite Grand Cœur suprême.

« Cette prise de conscience qui réside dans le Cœur où l'univers a fondu sans laisser le moindre résidu est présente au début de la saisie des choses et à la fin. Nos traités la désignent sous le nom de vibration générique et c'est un essor en soi-même. Ce spanda est un léger ébranlement en soi, un étincellement ne dépendant de rien.

« C'est une vague dans l'océan conscient et la conscience ne peut être sans vague.

« Ainsi, cette prise de conscience est la moelle vitale de l'ensemble des choses car l'univers insensible a pour moelle la Conscience suprême — fondement dont il dépend — et cette Conscience elle-même a le Grand Cœur pour moelle. »

Dans ces très belles stances du Tantrâloka (IV, 182 à 185) Abhinavagupta rassemble et unifie les deux grands thèmes qui caractérisent respectivement l'école Spanda et l'école Pratyabhijnâ : la vibration et le Cœur.




Extraits de la traduction de Lilian Silburn du SPANDAKARIKA (stances sur la vibration) de VASUGUPTA et leurs gloses


(Éditeur : Institut de civilisation indienne - Diffusion E. de Boccard 11, rue de Médicis Paris 6°)




LE SPANDAKARIKA
STANCES SUR LA VIBRATION





  1. Nous offrons nos louanges à ce Seigneur (Samkara), source du glorieux déploiement de la Roue des énergies, à Lui qui en ouvrant et en fermant les yeux fait disparaître et apparaître l'univers.


  2. A ce en quoi demeure tout ce créé, à ce d'où il émerge, à cela aucun obstacle nulle part puisque, en raison de son essence, rien ne peut le voiler.


  3. Bien que ce (spanda) se répande en états distincts de veille, de sommeil et autres, qui sont (en réalité) non distincts de lui, il ne déserte jamais sa propre nature de sujet qui perçoit.


  4. Il est évident que les formes de conscience "je suis heureux, je suis malheureux, je suis attaché" ont leur tourbillonnante existence autre part, là où est ourdie la trame qui relie les états de bonheur et autres.


  5. Là où il n'y a ni douleur, ni plaisir, ni chose perceptible, ni agent percevant, ni insensibilité (mudha) non plus, là réside ce qui existe au sens suprême.


  6. -
  7. (La Réalité) à partir de laquelle il y a déploiement, maintien et résorption de l'ensemble des organes associé à la Roue intériorisée des énergies - ensemble qui, inconscient, se comporte comme s'il était conscient par soi-même - une (telle) Réalité doit être scrutée avec zèle et respect, elle dont l'autonomie est innée et universellement répandue.


  8. Ce n'est certes pas à l'incitation de l'aiguillon de son propre désir que l'homme agit, c'est uniquement grâce à son contact avec la puissance du Soi qu'il s'identifie à Lui.


  9. Dès que s'apaise l'agitation de celui qui, rendu impuissant par l'impureté qui lui est propre, aspire à des tâches, alors l'état suprême (se révèle).


  10. (Se révèle) à lui, en effet, sa nature (dharma) sans artifice que caractérisent l'omniscience et omnipotence; par là et il connaît et il fait tout ce qu'il désire.


  11. D'où le misérable flux proviendrait-il pour qui demeure comme frappé d'émerveillement lorsqu'il contemple sa propre nature de sustentateur actif ?


  12. Le non-être n'est pas objet d'expérience mystique (bhavyam) mais en cet état il n'y a pas non plus insensibilité étant donné qu'on y réfère par la suite avec la certitude que "ceci a existé".


  13. C'est pourquoi celui-ci connu comme fictif est toujours comparable à l'état de sommeil profond. Mais il n'en est pas de même de la Réalité (du spanda) qui, elle, ne peut être objet de souvenir.


  14. Par les expressions agent et action, on désigne ici deux états (de ce spanda). L'action est périssable mais l'agent est impérissable.


  15. Seul l'effort qui se dirige vers l'acte à accomplir est ici anéanti. Cet effort étant anéanti, le non-éveillé s'imagine (qu'il est), lui aussi, anéanti.


  16. Quant à la modalité intériorisée, habitacle des qualités d'omniscience, etc... elle ne peut jamais être anéantie sous le prétexte qu'il n'y a pas de perception de "l'autre".


  17. Le parfaitement éveillé a la perception ininterrompue de cette (vibrante Réalité) toujours dans les trois états, tandis que l'autre ne l'a qu'au commencement et à la fin de ces états.
    (note : les trois états de conscience : veille, rêve et sommeil profond)


  18. L'Omnipénétrant, indissolublement uni à sa suprême énergie, resplendit dans les deux états (rêve et veille) sous les aspects de connaissance et de connaissable. Autre part, il est la conscience même.


  19. Les émanation des vibrations particulières, à commencer par les qualités, qui recouvrent leur essence grâce à la vibration générique qu'elles prennent pour support, cessent à jamais de détourner du chemin celui qui sait.


  20. Mais ces (émanations particulières), toujours empressées à dissimuler leur propre assise, précipitent ceux dont l'intelligence est mal éveillée dans l'effroyable tourbillon de la transmigration auquel il est si difficile d'échapper.


  21. En conséquence, celui qui est toujours ardent à discerner la Réalité vibrante accède sans délai à la nature innée, même s'il se trouve à l'état de veille.


  22. Au comble de la furie, ou transporté de joie, ou épouvanté et ne sachant plus que faire, ou encore courant à perdre haleine (pour sauver sa vie, un yogin) atteint le domaine où le spanda est bien établi.


  23. Ayant fermement pris pour appui ce (spanda), on s'y établit, résolu à faire nécessairement tout ce qu'il dictera.


  24. Y prenant repos, le souffle inspiré et le souffle expiré (soma et surya) ayant quitté le domaine de l'œuf de Brahma (le monde) s'absorbent dans la voie médiane selon un cheminement ascendant.


  25. Alors en ce grand éther où lune et soleil se dissolvent, (le yogin) à l'esprit confus tombe dans une sorte de sommeil sans rêve tandis que l'éveillé n'a plus aucun voile.


  26. Quand ils se sont emparés de cette puissance, les mantra, pourvus de la puissance de l'Omniscient, remplissent leurs fonctions comme le font les organes sensoriels des êtres doués de corps.


  27. Et là même, immaculés, quiescents, ils s'engloutissent, unis à la pensée de l'adorateur; ils sont alors de la nature de Siva.


  28. -
  29. Puisque l'individu est identique à tout car il est la source de toutes les choses et en a conscience du fait qu'il reconnaît cette identité, il n'y a donc, quant à parole, sens, pensée, point d'état qui ne soit Siva; c'est le Sujet qui jouit et lui seul qui toujours et partout se tient sous l'aspect de ce dont il jouit.


  30. Ou aussi celui qui détient cette Connaissance (que tout est Siva) et qui, constamment vigilant, perçoit l'univers entier comme un jeu, est un délivré vivant, aucun doute à cela.


  31. Ceci même est l'apparition de ce qui est contemplé dans le cœur de qui contemple; pour le fidèle (sadharka) au désir ardent, la mise à l'unisson est identification à ce (qui est contemplé).


  32. Ceci même est l'acquisition de l'ambroisie, ceci même est la saisie du Soi suprême, ceci même est l'initiation au nirvana qui confère la réelle nature de Siva.


  33. De même que pendant l'état de veille, en faisant surgir soleil et lune, (Siva) qui soutient l'univers, ardemment sollicité, accorde la satisfaction des désirs enracinés dans leur cœur aux êtres pourvus d'un corps,


  34. De même durant le rêve, en se tenant à la jonction, le Seigneur révèle sans aucun doute, toujours plus clairement, les choses auxquelles aspire celui dont jamais ne cesse l'attitude d'amour.


  35. Sinon, la libre émanation, selon sa nature, continuera au cours des deux états de veille et de rêve (à se jouer) perpétuellement (du yogin) comme de l'homme ordinaire.


  36. En vérité tout comme un objet qui n'est pas distinctement perçu en dépit de l'attention que la pensée lui prête, devient de plus en plus distinct quand on l'examine avec l'effort exercé par sa propre puissance,


  37. De même du point de vue suprême, quels que soient la forme, le lieu ou l'état, la chose se présente sans délai de cette manière au yogin qui s'empare de cette puissance (du spanda).


  38. Dès qu'on s'est emparé de cette (puissance), on accomplit ses tâches même épuisé et bien que très affamé on apaise également sa faim.


  39. Si, dans le corps qui prend pour appui cette (vibrante Réalité), apparaissent l'omniscience et d'autres pouvoirs, de même, en prenant pour soutien son propre Soi, c'est partout que l'on deviendra tel (omniscient).


  40. L'indolence, la ravisseuse, (sévit) dans le corps; sa propagation est due à l'ignorance. Si celle-ci est "ravie" sous l'effet de l'Éveil, comment cette (indolence) subsisterait-elle alors, quand sa cause n'est plus ?


  41. Chez celui qui s'adonne à une seule pensée, ce dont surgit "l'autre", voici ce qui doit être reconnu comme unmesa, Éveil cosmique. Mais qu'on l'éprouve par soi-même.


  42. De là procèdent immédiatement et lumière, et son, et forme, et goût surnaturels, causant de l'agitation chez l'être (lié) au corps.


  43. Celui qui demeure immobile, diffusant (la Conscience) en toute chose comme au moment où l'on a le désir de voir, alors... Mais à quoi bon en dire davantage, il l'éprouvera par lui-même.


  44. Qu'il demeure toujours bien éveillé tout en percevant le domaine sensoriel à l'aide de la connaissance, qu'il érige toute chose en un seul lieu, et plus rien ne le tourmentera.


  45. En dépit de sa véritable nature, sa gloire lui étant ravie par son activité limitée, et lui-même étant réduit à l'état d'objet dont jouit l'ensemble des énergies issues de la multitude des sons, on le nomme être asservi (pasu).


  46. L'irruption des réactions, c'est pour lui la perte de la saveur de la suprême ambroisie; en conséquence, il est réduit à l'état de dépendance et cette (irruption) a pour domaine les éléments subtils.


  47. Et pour lui ces énergies sont toujours empressées à voiler son essence car les réactions ne surgiraient pas si elles n'étaient pas intimement liées aux mots.


  48. Cette énergie de Siva qui a l'activité pour forme engendre la servitude quand elle réside dans l'être asservi, mais, reconnue comme la voie donnant accès au Soi, c'est elle qui confère la perfection libératrice.


  49. Entravé par l'octuple forteresse issue des éléments subtils et pourvue de pensée, d'agent d'individuation, d'intelligence discriminatrice, l'être dépendant est soumis à des expériences dues à des réactions qui procèdent (de cette forteresse).


  50. En conséquence il transmigre. Examinons donc la cause (apte à) éliminer pour lui ce passage d'existence en existence.


  51. Mais quand il s'enracine en un seul lieu (le spanda), alors contrôlant apparition et dissolution de ce (corps subtil), il accède à l'état de sujet qui expérimente et il devient le Souverain de la Roue (des énergies).


  52. Je rends hommage à cette merveilleuse "parole" du maître au sens extraordinaire, barque qui fait traverser l'insondable océan du doute.






SIVASUTRA ET VIMARSINI DE KSEMARAJA


Lilian Silburn - Diffusion de Boccard - PARIS




LES SIVASUTRA



Gloire à Celui dont la grandeur est indivise, à Celui qui suscite en son cœur l'univers entier, de la terre à l'éternel Siva, et qui par des combinaisons variées déploie les jeux infiniment divers des émanations et résorptions, gloire à cet unique Siva le Tout-Vibrant qui n'a d'autre support que Lui-même.

La trame des efforts étant mise en pièces, l'ambroisie flue de l'océan de la Conscience qui, bien qu'elle vibre à l'intérieur de toute chose, est scellée par un grand sceau ; gloire au héros qui après avoir totalement soulevé le sceau par des moyens appropriés, jouit de l'ouverture interne, source de parfaite plénitude. Gloire à lui. ce héros maître de l'énergie.

KSEMARAJA



1 - LA CONSCIENCE EST LE soi. Comment alors y a-t-il servitude ?

2 - LE LIEN EST UNE CONNAISSANCE limitée, une impureté de finitude. Il est aussi :

3 - LE GROUPE DE L'ILLUSION et LE CORPS DE L'ACTIVITÉ FRAGMENTATRICE.
A savoir les impuretés d'illusion et d'action.

4 - LA MÈRE —— ENSEMBLE DES PHONÈMES —— EST L'ÉNERGIE QUI CONCERNE LA CONNAISSANCE.
C'est le langage qui engendre les trois impuretés ainsi que la connaissance limitée, cause de lien. Comment s'en délivrer ?

5 - L'ÉLAN EST BHAÏRAVA, L'ABSOLU, l'émergence de la suprême illumination libératrice du lien, dont le yogin émerveillé découvre peu à peu l'épanouissement : sans quitter le niveau supérieur immédiatement atteint, il s'oriente vers les niveaux inférieurs pour les rendre à leur nature divine, étendant la conscience bhairavienne du centre de la Roue jusqu'à la périphérie :

6 - EN SE RECUEILLANT INTENSÉMENT SUR LA ROUE DES ÉNERGIES
on obtient LA RÉSORPTION DE TOUT CE QUI EST. A savoir de l'univers différencié. Il en résulte, relativement à Siva et à l'énergie, le Quatrième état, conscience intériorisée qui va se répandre sur les états ordinaires :

7 - JUSQUE DANS LES ÉTATS DIFFÉRENCIÉS DE VEILLE, DE RÊVE ET DE PROFOND SOMMEIL SE PRODUIT L'EXPANSION DU QUATRIÈME.

8-10 - LA VEILLE CONSISTE EN CONNAISSANCE, LE RÊVE EN PENSÉE DUALISANTE ET LE SOMMEIL PROFOND EN ABSENCE DE DISCRIMINATION OU EN ILLUSION.
Définition du grand yogin qui a réussi à faire pénétrer la saveur du Quatrième état dans les trois autres et possède libre pouvoir sur ses organes :

11 - CELUI QUI JOUIT DES TROIS états EST LE SOUVERAIN DES HÉROS,
ses énergies sensorielles.
C'est là son épanouissement intérieur.
Y a-t-il un indice qui permette de reconnaître le sommet atteint par ce yogin ?

12 - L'ÉMERVEILLEMENT caractérise LES ÉTAPES DU YOGA qu'il traverse. Vismaya, l'émerveillement accompagné de paix et de félicité inébranlables, est essentiel dans la voie de Siva. Désormais c'est l'énergie divine qui joue en lui :

13 - Sa VOLONTÉ EST L'ÉNERGIE UMÂ, C'EST KUMÂRÏ, LA VIERGE.
Énergie suprême, ardente, sans attachement, elle n'est jamais objet mais toujours sujet. Le yogin à l'ardente volonté possède un corps universel :

14 - Son CORPS EST le monde PERCEPTIBLE.
Tout ce qu'il voit est son corps. Ou son corps lui apparaît de façon objective. Comment obtenir cette Conscience universelle ? Voici deux moyens : le premier dans la voie divine, le second dans la voie de l'énergie lorsqu'elle est très proche de la voie de Siva :

15 - EN FAISANT FONDRE PAR FRICTION LA CONSCIENCE EMPIRIQUE DANS LE CŒUR, IL A LA VISION DU MONDE PERCEPTIBLE ET DE SVÂPA, L'ABSENCE DE SENSATION dans la voie divine.

16 - OU BIEN EN SE RECUEILLANT INTENSÉMENT SUR LA PURE RÉALITÉ IL OBTIENT L'ÉNERGIE ILLIMITÉE.

17 - Son DISCERNEMENT EST CONNAISSANCE DU SOI.
Connaissance étendue, car le Soi y est l'univers. Maintenant son fruit :

18 - LE BONHEUR DU SAMÂDHI EST LA FÉLICITÉ DU MONDE.
Ces deux se confondent pour lui. Gloire de ce yogin dans la voie de l'énergie :

19 - EN SE RECUEILLANT INTENSÉMENT SUR L'ÉNERGIE, IL PRODUIT LE CORPS souhaité.
Autres pouvoirs obtenus :

20 - UNIFICATION DES ÉLÉMENTS, SÉPARATION DES ÉLÉMENTS ET FUSION À TOUT.
Mieux vaut renoncer à ces pouvoirs et poursuivre la félicité de l'essence et de la Science. Dans la voie de Siva :

21 - LORSQUE APPARAÎT LA PURE SCIENCE, C'EST LÀ RÉALISER LA SOUVERAINETÉ SUR LA ROUE des énergies.
De façon analogue dans la voie de l'énergie :

22 - LORSQU'IL SE RECUEILLE SUR LE GRAND LAC, IL A L'EXPÉRIENCE DE L'EFFICIENCE DES MANTRA, paroles sacrées.




II


Dans la voie de l'énergie la conscience illuminée devient parole efficiente :


1 - Sa CONSCIENCE intériorisée EST LE MOT SACRÉ : MANTRA. Moyen utilisé pour pénétrer les mantra :

2 - L'ACTE ZÉLÉ EST ici L'EFFICACE. Il correspond à l'élan de la voie de Siva. Définition de l'efficience de la parole sacrée (mantravïrya) :

3 - LE SECRET DES MANTRA, C'EST L'EXISTENCE D'UN CORPS DE pure SCIENCE.
Au I.14 est atteint le corps universel ; ici le corps de pure connaissance désigne l'ensemble des sons. Le sûtra 4 décrit l'illusion qui apparaît comme la réplique de cette pure Science s'il se contente de pouvoirs limités :

4 - L'ÉPANOUISSEMENT DE LA CONSCIENCE DANS LA MATRICE, l'illusion, consiste EN UNE SCIENCE PRIVÉE DE DISCRIMINATION, UN RÊVE.
Mais si le yogin y renonce, il acquiert sans effort la khecarïmudrâ et l'efficience des mantra :

5 - IL OBTIENT L'ÉNERGIE QUI VOLE DANS L'ESPACE INFINI, L'ÉTAT DE SIVA, À L'APPARITION DE LA pure SCIENCE.
De quelle manière ?

6 - LE MAÎTRE EST LA VOIE.
Satisfait, il donne au disciple en guise de connaissance :

7 - LA COMPRÉHENSION DE LA ROUE DES PHONÈMES.
En conséquence pour ce yogin :

8 - LE CORPS EST L'OBLATION RITUELLE.
Après ce renoncement complet de tout son être, il élimine en l'absorbant la connaissance différenciée :

9 - La CONNAISSANCE EST SA NOURRITURE
Mais s'il perd sa vigilance et retombe en svapna :

10 - DÈS QUE LA SCIENCE MYSTIQUE SE RÉSORBE, LA PERCEPTION PROPRE AU « RÊVE » SURGIT DE CETTE résorption. Ce qui forme transition vers la voie inférieure de l'individu ;




III


1 - LE SOI EST LA CONSCIENCE EMPIRIQUE.
Dans la voie individuelle l'âtman n'est que conscience limitée dont :

2 - LA CONNAISSANCE FORME LE LIEN.
Pourquoi est-ce un lien ?

3 - L'ILLUSION CONSISTE A NE PAS DISCERNER LES CATÉGORIES QUE SONT LES ACTIVITÉS FRAGMENTATRICES, ETC.
Pour mettre fin à toute limite :

4 - Opérer DANS LE CORPS LA RÉSORPTION DES ACTIVITÉS FRAGMENTATRICES. Quatre sont les moyens à utiliser en ce but :

5 - RÉSORBER LES CANAUX, CONQUÉRIR LES ÉLÉMENTS GROSSIERS, S'ISOLER DES ÉLÉMENTS ET SE SÉPARER DES ÉLÉMENTS.
D'où quatre grands siddhi acquis ici avec efforts par un yogin encore victime de l'illusion :

6 - LE POUVOIR SURNATUREL EST DÛ AU VOILE DE L'OBSCURCISSEMENT.
Que ce voile disparaisse, le yogin jouira de l'infinité et, jouissant de l'infinité, il entrera en suddhavidyâ :

7 - GRÂCE À LA VICTOIRE SUR L'OBSCURCISSEMENT, Victoire S'ÉTENDANT À L'INFINI, IL CONQUIERT LA SCIENCE INNÉE.
Étant entré dans la voie de Siva grâce à la pure Science, l'univers n'est pour lui que son propre rayonnement :

8 - VIGILANT, IL A POUR RAYON LE SECOND (l'univers).
Toujours bien éveillé il y joue la pantomime universelle : Description de la libre activité de jeu lorsque la nature réelle, intense et subtile vibration, est atteinte :

9 - LE SOI EST LE DANSEUR.

10 - LE SOI INTÉRIEUR EST LA SCÈNE ; il y assume des rôles multiples.

11 - Ses ORGANES SENSORIELS SONT LES SPECTATEURS.

12 - GRÂCE AU POUVOIR DE L'INTUITION, IL ATTEINT AVEC SUCCÈS LA NATURE RÉELLE.
Son jeu n'est que sa conscience illuminée :

13 - LA LIBERTÉ EST ATTEINTE AVEC SUCCÈS.
Celle-ci consiste à ne pas distinguer l'intérieur de l'extérieur, non seulement en soi-même mais en tout et n'importe où :

14 - TEL IL EST LÀ dans son corps, TEL IL EST AUTRE PART.
Mais s'il déchoit par manque de vigilance, alors dans la voie inférieure, appel à un recueillement perpétuel fixé sur le germe universel, la Conscience :

15 - L'ATTENTION SUR LE GERME doit être fixée.
Moyen de rendre l'attention permanente et de demeurer absorbé dans le lac de la Conscience, source d'où flue l'univers :

16 - ÉTABLI EN Cette ATTITUDE, IL PLONGE AISÉMENT DANS LE LAC.
Alors, grâce à son indépendance, il obtient des pouvoirs surnaturels qui ne sont qu'une gerbe d'étincelles de conscience :

17 - IL RÉALISE UNE CRÉATION FAITE D'UNE PARCELLE DE SOI.

18 - TANT QUE LA pure SCIENCE NE DISPARAÎT PAS, LA NAISSANCE CESSE.
Quand suddhavidyâ émerge de façon permanente, il n'y a plus ni naissance ni mort. Mais qu'elle s'immerge lors de l'aspiration à des pouvoirs limités, et l'illusion l'emporte :

19 - DANS LES GROUPES DE PHONÈMES GUTTURAUX, ETC., LA GRANDE DÉESSE ET LES autres ÉNERGIES, ces MÈRES DES ÊTRES ASSERVIS deviennent les divinités directrices qui égarent les êtres manquant de vigilance et captifs du discours ; c'est pourquoi, en toute vigilance :

20 - LE QUATRIÈME DOIT ÊTRE RÉPANDU SUR LES TROIS AUTRES COMME DE L'HUILE.
Comment accomplir ceci ? Le yogin pénètre d'abord en turya par une prise de conscience de Soi illuminée :

21 - UNE FOIS IMMERGÉ dans le Quatrième, QU'IL PÉNÈTRE dans les trois états À L'AIDE DE SA PROPRE CONSCIENCE INTÉRIORISÉE. Puis il retourne dans la voie de Siva ; et voici comment il effectue la kramamudrâ :

22 - QUAND LE SOUFFLE FONCTIONNE DE FAÇON ÉGALE, IL PERÇOIT L'ÉGALITÉ en toutes choses à l'issue du samâdhi. Mais s'il renonce à la pratique égalisatrice de la kramamudrâ et se contente du Quatrième état, ne s'absorbant pas en turyâtïta :

23 - UN ÉCOULEMENT INFÉRIEUR a lieu au cours de L'ÉTAPE INTERMÉDIAIRE.
Il retombe dans la voie inférieure au niveau le plus bas du Quatrième état ; mais s'il demeure vigilant :

24 - À NOUVEAU QUAND IL SE RECUEILLE INTENSÉMENT SUR SES EXPÉRIENCES DU JE EN LES UNISSANT AUX ÉTATS OBJECTIFS, RESURGIT CE QUI ÉTAIT PERDU.
Étant conscient dans toutes ses activités, sa pure Conscience réapparaît, d'où son retour dans la voie de Siva ;

25 - IL DEVIENT PAREIL À SIVA.
Mais ce n'est qu'après la mort qu'il lui sera identique. Sa routine quotidienne :

26 - LES FONCTIONS DU CORPS FORMENT SON OBSERVANCE RELIGIEUSE.

27 - SA CONVERSATION EST RÉCITATION, mantra véritable,

28 - LA CONNAISSANCE DU SOI EST LE DON.
Son activité quotidienne : conférer la connaissance du Soi à ses disciples.
Comme un bon berger il les protège :

29 - IL REMPLIT LE RÔLE DE BERGER CAR IL EST SOURCE DE CONNAISSANCE.
Hauts et bas de sa gloire : de nouveau, dans la voie de l'énergie, description de son propre épanouissement :

30 - L'UNIVERS EST L'EXPANSION DE SA PROPRE ÉNERGIE.
Il voit le monde comme une masse d'énergie :

31 - MAINTIEN ET RÉSORPTION de l'univers sont aussi l'expansion de son énergie.

32 - BIEN QUE CES états FONCTIONNENT, LUI NE S'ÉCARTE PAS DE SA NATURE DE SUJET CONNAISSANT.
Car ce yogin :

33 - CONSIDÈRE COMME EXTÉRIEURS à lui PLAISIR ET DOULEUR.

34 - PARCE QU'IL EN EST COMPLÈTEMENT LIBÉRÉ, On le dit ISOLÉ.
Si plaisir et douleur ne se fondent pas dans l'égalité, le yogin retombe dans le karma, l'engrenage de l'acte et de sa fructification :

35 - PAR CONTRE CELUI QUE RESTREINT L'OBSCURCISSEMENT EST FAIT D'ACTES KARMIQUES.
Il en est le jouet et non celui qui s'en joue.

36 - UNE FOIS LA DIFFÉRENCIATION ÉLIMINÉE, IL EFFECTUE UNE AUTRE CRÉATIVITÉ, d'ordre divin, à condition de rester conscient de sa propre essence. Il comprend la cause de cette faculté qu'il possède de créer à volonté :

37 - CHACUN ÉPROUVE PAR SA PROPRE EXPÉRIENCE L'ÉNERGIE CRÉATRICE au cours du rêve ; il comprend alors de quelle puissance créatrice jouit le Soi. Que faut-il faire dans la voie individuelle pour posséder une telle énergie ? Reprenant l'animation à partir du début, il doit à l'aide du Quatrième :

38 - ANIMER LES TROIS ÉTATS.
Puis dans la voie de l'énergie, il utilise ce même moyen mais au niveau de la haute parole, la voyante (pasyantî), et anime les trois états :

39 - DANS LE CORPS, DANS LES ORGANES ET DANS LES OBJETS EXTERNES COMME IL LE FAIT AU NIVEAU DE LA CONSCIENCE intériorisée, accomplissant ainsi une création divine du monde dit objectif. S'il n'est pas vigilant et si une ombre de désir subsiste en lui ou que des tendances résiduelles l'inclinent vers quelque objet :

40 - EN RAISON DE SON PENCHANT, SE DIRIGEANT VERS L'EXTÉRIEUR, IL EST « TRAÎNÉ ».
Mais dès que sa conscience est fermement établie dans le Quatrième état, alors ce penchant disparaît et il jouit de liberté :

41 - SA CONNAISSANCE FERMEMENT ÉTABLIE DANS LE quatrième, GRÂCE À LA DISPARITION DE CE penchant L'INDIVIDUALITÉ DISPARAÎT COMPLÈTEMENT.
Retour à la voie divine. Ce qu'est la nature absolue (kaivalya) quand le je limité a disparu : bien que le yogin réside dans un corps celui-ci n'est pour lui qu'une cuirasse, car il n'y investit pas son moi :

42 - LES ÉLÉMENTS n'étant pour lui qu'UNE CUIRASSE, ALORS COMPLÈTEMENT LIBRE, IL EST ÉMINEMMENT SEMBLABLE AU SOUVERAIN, LE SUPRÊME.
Il est recouvert des éléments corporels mais non du désir. Semblable à Siva, non point identique à lui car :

43 - L'UNION AU SOUFFLE DE VIE EST NATURELLE.
Elle ne peut être évitée. Mais même uni au corps, si le yogin demeure vigilant, bien établi au Centre :

44 - AYANT MAÎTRISÉ la Conscience RÉSIDANT AU CENTRE INTIME DU SOUFFLE NASAL, QUE LUI IMPORTE LE parcours DU SOUFFLE DANS LES CANAUX DE GAUCHE, DE DROITE OU DU MILIEU ?
Fruit de ce yoga : l'illumination ininterrompue qui n'est nullement nouvelle ; depuis toujours il la possède :

45 - DE NOUVEAU IL Y A RÉOUVERTURE DES YEUX.
Réapparition de la nature divine, l'univers entier surgit de la Conscience absolue chez le libéré vivant actif en ce monde.





ANALYSE DES SIVASUTRA ET DE LEUR COMMENTAIRE

CHAPITRE PREMIER



Selon une première interprétation, la Conscience qui a pour essence la liberté est le Soi, et seul Paramasiva a la liberté absolue de connaître et de réaliser tout ce qu'il veut.

Évoquant ce sûtra dans son Tantrâloka (I, 28) Abhinavagupta identifie la Conscience à la liberté au-delà de toute distinction, et Jayaratha précise : la Conscience qui a pour nature propre la souveraineté n'est que liberté ; les différenciations comme l'éternité, l'omniprésence, même si elles l'accompagnent, ne la concernent nullement.

La Conscience universelle est la Réalité ultime, exempte de toute limite ou contingence (upâdhi) comme le corps, la pensée ou quelque contenu objectif ; elle ne dépend de rien. Brillant de son propre éclat, elle est puissance et fécondité infinies. Renfermant tout en elle-même, seule elle existe vraiment car n'a d'existence propre que ce qui se manifeste indépendamment de tout autre chose. Grâce à la Conscience brillent les choses soi-disant existantes — comme pot, corps, souffle, états psychiques qui, dénués de conscience et d'existence-en-soi, ne seraient rien sans elle. En effet, tout ce qui est privé de conscience n'a pas d'être séparé ou indépendant. Les êtres inconscients, inexistants par eux-mêmes, doivent leur être à la lumière consciente (prakâsa), seule indépendante et qui se manifeste tantôt comme soi, tantôt comme non-soi.

Dans la mesure où ces choses sont inconscientes, inexistantes, surgit le limité, le multiple ; mais la multiplicité est irréelle en tant que telle, car la variété que saisissent les êtres conscients est opérée par eux-mêmes lorsqu'ils distinguent de façon dualisante corps, objets connus et autres contingences — vision superficielle et arbitraire du non-soi, dont le yogin doit se libérer. C'est uniquement parce que la variété des choses se manifeste sur le fond de conscience propre au sujet que celui-ci perçoit la multiplicité ; et. en contrepoint, la multiplicité n'a d'autre réalité que la seule Conscience.

Abhinavagupta explique dans son commentaire à la Pratya-bhijnâkârikâ d'Utpaladeva qu'on ne peut attribuer de diversité à la Conscience en raison de la diversité des choses puisque les choses sont essentiellement identiques à la Conscience, sinon leur diversité produirait une diversité à l'intérieur de la Conscience alors que leur diversité, nous l'avons vu, procède uniquement de la Conscience.

Parallèlement on montre qu'on ne peut attribuer au Soi une différenciation de nature. Ce fond de conscience propre au sujet, que nous avons envisagé plus haut, n'étant autre que la Conscience, tous les sujets n'en font qu'un et ce Sujet se caractérise par la vie et la conscience. Soutenir la thèse de soi différenciés signifierait que le Soi se transforme, passe de la conscience à l'inconscience : il cesserait alors d'exister sous sa forme propre, ce qui est exclu puisque sa forme est conscience, la seule réalité possible. Toute réalité autre que la conscience ne peut jamais devenir consciente, c'est-à-dire éprouver un caractère étranger à sa nature.

Enfin les limites spatiales et temporelles ne peuvent introduire une différenciation à l'intérieur de l'universelle Conscience car elles ne sont, elles aussi, que la manifestation de la lumière consciente à laquelle elles sont identiques.

Ainsi la Réalité ultime de toute chose se révèle comme Conscience. Et ceci dans une perspective ontologique profonde que le sivaïsme kasmîrien a bien mise en évidence et qui se résume d'un mot : tout ce qui est manifesté n'est que l'expression de la souveraine liberté de la Conscience (svâtanîrya).

Cette liberté selon la définition qu'en donne Abhinavagupta suscite par sa puissance unifiante (anusamdhâna) la diversité à même l'unité et l'unité à même la diversité.


Deuxième interprétation : le Soi est la Conscience.

Le Soi n'est que lumière (prakâsa), l'unité ultime des états subjectifs caractérisés par la liberté. Si à tort on l'identifie au corps, au souffle et à d'autres contingences, ces idées erronées elles-mêmes participent à la conscience, vibrent en elle ; l'artifice, le falsifié ayant pour support le Je sans artifice et spontané.





HYMNES AUX KALI LA ROUE DES ENERGIES DIVINES


LILIAN SILBURN - PARIS - Diffusion de Boccard




Au terme d'innombrables renaissances et quand il reconnaît sa propre nature indicible - masse indivise d'une félicité suprême éminente et sans précédent (apurva) - soudain, le fil de toutes ses activités (issues de l'ignorance) se brise et le roi des yogins, comme entré dans l'attitude de l'émerveillement (vismaya mudra), contemple la totalité des êtres qui surgit de l'éther de sa conscience et s'y résorbe à la manière d'une multitude de reflets apparaissant à la surface d'un miroir.

Il jouit du grand épanouissement (de la conscience) et soudain, sa nature essentielle se révèle.

Il semble pour ainsi dire, saisi d'émerveillement, comme plongé dans l'attitude de l'étonnement (bouche bée), lorsque l'essence de la Réalité épanouie jaillit de manière imprévisible en toute son harmonie et toute sa sublimité.

Le roi des yogin se tient ferme (dans cette conscience) sans relâcher son étreinte, et le flux méprisable de la naissance et de la mort qui frappe de terreur le monde entier n'existe plus pour lui, sa cause, l'impureté native, ayant disparu.


Abhinavagupta




Le vide se présente donc de façon très particulière aux phases essentielles de la vie mystique : transition de kâli en kâli lors de la vénération des énergies; états de la kundalini quand elle s'éveille et que le souffle pénètre dans le canal médian; reconnaissance de Soi, à l'orée du Quatrième état. Mieux encore, ces diverses phases franchies, même si l'absorption devient profonde et constante, on peut tomber dans le vide au moment où extase et état de veille commencent à s'égaliser spontanément et que va jaillir la Conscience universelle.



Vaste perspective des vides étagés


II est ardu de différencier les degrés si subtils de la conscience d'autant plus que s'entremêlent la conscience du soi, l'expérience du monde et l'aperception du vide. Nous avons vu que tout au long de l'émanation s'échelonnent des vides variés; puisqu'il faut les parcourir en sens inverse sur le chemin du retour vers Siva, il convient, avant d'aborder l'étude des énergies (kâli) qui y évoluent, de les situer et de les définir, c'est-à-dire d'analyser la progression d'un yogin de vide en vide et d'anâkhya en anâkhya.
D'après le système Krama la Conscience s'épanouit en ondulations circulaires à partir du Centre — le Soi — qu'elles semblent fuir et que pourtant elles ne quittent jamais. Ces ondes forment des cercles concentriques : au départ, le cercle de la félicité du suprême Sujet conscient dont la connaissance faite de certitude absolue (pramiti) porte sur un univers non séparé de lui. Puis le cercle du pur Sujet connaissant (pramâtr) qui correspond à l'intériorité de l'extase. Vient alors le cercle de la connaissance normative (pramâna) et, à son sommet, une fine discrimination d'ordre mystique. Enfin, à la périphérie, le cercle des sens et de leurs objets respectifs (prameya).
C'est à ce dernier domaine, celui de l'activité pratique que l'homme s'attache ordinairement; mais il se préoccupe aussi du cercle déjà moins externe de la pensée et de ses notions. Par contre, il ne prend jamais une claire conscience du sujet connaissant dépouillé des deux activités précédentes et saisi, non point comme moi objectif, mais comme le Je inné.
En deçà de la vie intérieure, et en marge de cette étude, se situe le sommeil sans rêve (susupti) vide et inconscient, au niveau inférieur de l'objet connaissable. Mais comme on peut aisément le confondre avec les états mystiques de vide passif, afin de l'en distinguer, précisons avec Abhinavagupta que le dormeur ignore à la fois le monde objectif différencié et sa propre liberté innée. Il existe d'ailleurs deux sortes de sommeil : dans l'un dit du vide le sujet est totalement inconscient (apavedya), la pensée dissoute, les organes sensoriels inactifs, il ne sait rien du monde qui l'entoure bien que les traces résiduelles de l'objectivité ne soient pas abolies en lui. Sorti du sommeil il constate qu'il ne savait rien. Par contre le second sommeil dit du souffle est qualifié de savedya, il s'accompagne d'expérience et donc d'une certaine conscience de l'objectivité sous forme de plaisir et de douleur. En effet, au réveil on reconnaît avoir bien dormi. On a la réminiscence d'une expérience. Les souffles inspiré et. expiré, en équilibre, demeurent apaisés dans la cavité du cœur, hors d'atteinte des sens, d'où le terme samâna, souffle égal, pour désigner cet intervalle entre deux mouvements de la respiration



Aparasûnya, VIDE INFÉRIEUR PROPRE AU prameya


Par rapport au vide objectif du sommeil profond, le vide subjectif que je vais décrire appartient au yogin et non à l'homme ordinaire ; il s'insère entre le cercle des organes sensoriels et actifs et le cercle subtil de la connaissance, au seuil même de la vie mystique. En général le yogin évite difficilement ce vide passif et obscur où il n'éprouve ni goût ni félicité, sorte de demi-sommeil spécifique (nidrà) avec ralentissement des mouvements du cœur et de la respiration. Comme chez le dormeur on peut distinguer deux sortes de sûnyapramâtr à cette étape : les uns conservent une certaine conscience de l'objectivité indistincte sous forme de plaisir; le souffle égal leur permet de jouir d'un repos apaisé. Les autres tendent au cercle de la connaissance et sont totalement inconscients à l'égard du monde objectif.



Rodhana, coagulation dans le vide


A ce stade le vide passif devient une impasse qu'il est bon d'éviter; le yogin y sombre chaque fois qu'il cherche à s'absorber en lui-même et, faute de vigilance, ne peut en sortir sans un très grand effort ou sans l'aide d'un maître averti. Pourtant ce vide, contrairement au sommeil sans rêve, n'est pas sans utilité : l'attachement s'y relâche, on ne se cramponne plus tant aux choses; il favorise donc l'oubli du moi, du corps et du monde environnant puisqu'il isole de l'agitation des états de veille et de sommeil. D'autre part c'est en lui que les obstacles à la vie spirituelle prendront forme et consistance, obstacles qui durant le samâdhi se trouvent momentanément étouffés et, durant la veille, sont recouverts et cachés par les remous des alternatives et l'activité à double pôle. A la disparition de cette constante alternative, il n'y a plus qu'un vide passif à un seul pôle (nirvikalpa) dans lequel pourront se cristalliser en un bloc solide les résidus (inconscients) de l'objectivité qui contrarient la progression. Pour faire resurgir doutes, conflits latents, peurs obscures et les cristalliser, on a besoin d'une activité subtile qui ne se produit que dans un certain état de vide, à mi-chemin entre l'activité à la fois dispersée et tendue de la veille et le relâchement du sommeil. Durant ce dernier, il est vrai, la coagulation des samskâra s'opère de façon partielle et fugace sous forme de rêves mais, faute d'une prise de conscience propre à l'indicible (anâkhya), les nœuds ne se dénouent guère.
Plusieurs cas peuvent se présenter au yogin qui accède à ce degré de vacuité : s'adonner au vide passif plus ou moins conscient si, incapable de cristalliser ses doutes et de faire face aux difficultés, il les élude de peur de retomber dans les affres du samsara, quand il sort du vide stagnant, il redevient esclave des habitudes et ne progresse pas. S'il reste, en ce vide, quelque peu conscient, la cristallisation des résidus pourra s'effectuer; en des circonstances favorables et sous l'influence d'un bon maître, ils se coaguleront; les germes enfouis seront dragués en surface, ravivés et secoués en vue d'être complètement détruits, de même si l'on veut noyer un homme qui se débat à la surface de l'eau, on l'en tire pour l'y replonger avec plus de violence. On ratisse donc de bas en haut puis de haut en bas toute la sphère du prameya en rassemblant ses résidus et germes épars pour leur donner consistance et les coaguler sur un point vital où l'être entier se ramasse dans la lutte, affrontant les vestiges d'une profonde passion, d'un douloureux conflit, d'un dilemme mortel. C'est là le processus nommé rodhana, obstruction qui cristallise. Ici un danger s'offre à nouveau : si la coagulation dure indéfiniment et devient une véritable obsession, le yogin n'échappera pas à la vacuité. Le bloc forme un invincible obstacle et si le maître n'est pas là pour l'en tirer, l'élan étant coupé, la situation empire. Chaque fois que le yogin se concentre, il s'enlise dans le vide. Ou bien, encore, la fonte peut s'effectuer avant que la coagulation soit achevée ; il restera des résidus partiellement cristallisés et il faudra recommencer en des circonstances souvent défavorables.



Dràvana, fonte, et anàkhya


C'est donc au moment précis où la cristallisation atteint sa maturité que la fonte doit se produire dans le vide ineffable et vibrant (anakhya) mais qui, n'ayant pas à cette première étape toute la clarté qu'il aura par la suite, est donc peu épanoui (asphuta). La fonte a lieu à l'aide d'un grand effort qui correspond, semble-t-il, au bhramavega que décrivent les Tantra, barattement sans pensée ni discrimination fait avec un élan aveugle afin d'accélérer et d'intensifier les alternatives pour les transformer en vibration (spanda). Mais pour que les doutes disparaissent à jamais, il est préférable de développer la vigilance et la lucidité de la conscience ; le tourbillon s'effectuera alors de lui-même et dissoudra les cristallisations. Cette fonte sera l'œuvre de la grâce ou celle du maître, lequel remplit le disciple de l'énergie vibrante du souffle et, comme la vibration ne peut jamais être inconsciente, elle permet de traverser victorieusement le vide et de faire fondre le bloc obstructeur. L'élan désormais renouvelé, la Vie coule aisément.
Certains êtres lucides et vigilants, portés par leur élan exceptionnel, vont droit au Centre jusqu'à pramiti du fait qu'ils vivent dans la certitude, non retenus par l'atermoiement et ses fluctuations, leur foi et leur confiance étant totales; ils passent instantanément d'un anâkhya à l'autre, entraînés de la périphérie au Centre d'une irrésistible manière.
A l'ordinaire les mystiques ne peuvent progresser sans coaguler leurs doutes et les faire fondre; je montrerai à l'occasion des kâlî que cristallisation et fonte se succèdent sans arrêt mais à des niveaux toujours plus profonds et plus subtils. La fonte terminée, le yogin, s'il montre peu de vigilance, accède sans effort (puisque quasi inconscient) au samâdhi passif où il éprouve de la félicité; mais s'il est bien éveillé, il va droit à un samâdhi actif et conscient; alors, soudain, le vide interstitiel se creuse entre deux objets appréhendés simultanément ou entre deux respirations et il parvient au domaine de la connaissance, l'objet étant assimilé par la connaissance, et non plus repoussé et ignoré comme il l'était dans le vide stérile.



Parâparasûnya, vide intermédiaire propre au pramâna


Deux types de sujets conscients du vide atteignent le cercle de la connaissance qui est celui de l'illusion purifiée (maya) : l'un, manquant de vigilance, reste inconscient, car il ne sait rien de l'objet et n'a qu'une connaissance émoussée de Soi, c'est-à-dire du Sujet pur qui demeure à l'arrière-plan à peine sensible. Mais l'autre conserve quelque conscience et jouit de paix et de félicité, étant parvenu à la gaine de félicité que mentionnent les Upanisad, et peut-être à la félicité dite totale (nirânanda), qui, selon Abhinavagupta apparaît dans le vide et que produit l'arrêt des souffles. Cette félicité, très rarement éprouvée dans la vie ordinaire, puisque toute anxiété doit avoir disparu, se manifeste souvent au sortir du samâdhi.
Le vide intermédiaire forme transition entre sommeil et Quatrième état, et bien que supraconscient (et non subconscient), il ne faut pas pour autant le confondre avec ce Quatrième.
Si chez le sujet conscient du vide la conscience négative prime la conscience de Soi lors de la pénétration dans le champ du pramâna, par contre chez le vijnânâkala la conscience de Soi prend le pas sur la conscience négative quoiqu'il lui arrive de tomber dans le sommeil propre au yoga où seules surnagent de très pures notions sur un fond de volonté et d'activité indivises. A son point culminant ce sommeil spécifique confine au Quatrième état (turya) et y conduit. Cet état encore passager se caractérise, non plus par les souffles en repos dans le lieu du cœur, mais par le souffle vertical qui s'élève dans le canal médian, traverse gorge, palais et s'arrête au milieu des sourcils. En yoganidrâ, par contre, on garde conscience d'une multiplicité de sujets limités et l'on n'est pas libéré de l'illusion.
A partir de ce sommeil mystique on risque de sombrer dans un vide passif bien qu'illuminé et plein de félicité. Comme le yogin exerce un certain contrôle sur ce vide et que la conscience réside à l'arrière-plan, il peut selon l'école Krama, en sortir aisément. Néanmoins Abhinavagupta considère le passage de yoganidrâ à l'anâkhya comme particulièrement ardu, exigeant un très grand effort et requérant l'aide d'un maître supérieur.
C'est ici que se présente le véritable vide intermédiaire entre le domaine différencié des connaissances (pramâna) et le domaine indifférencié (nirvikalpa) du Sujet conscient. Ce vide immense relatif à la très haute illusion (mahâmâyâ) livre accès à la parfaite Conscience de Soi dans laquelle prennent fin la projection d'un univers objectif ainsi que la connaissance à double pôle qui s'y rattache.
Le domaine sensible (prameya) s'étant résorbé dans la connaissance ne s'y coagule plus; le monde intégré à la connaissance n'est plus que connaissance. Pourtant peuvent encore demeurer des notions subtiles soumises à la dualité quant au bien et au mal, au maître et au disciple, impressions indéfinies, peur en soi, craintes vagues de redevenir victime du samsara, doute sans contenu véritable qui, bien que privé de sa force d'impulsion, forme un sérieux obstacle à la progression puisque la certitude manque. Pour détruire tous ces obstacles il faut faire sortir ces vestiges somnolents hors de leur retraite inconsciente, les poursuivre jusque dans leurs derniers retranchements, tâche dévolue, nous le verrons, à l'énergie rudrakâlï. Abhinavagupta montre dans son Tantrâloka de quelle manière le tourbillon spontané de la roue des énergies conscientes dissocie les coagulations en sorte que la fonte se fasse aisément grâce à une simple prise de conscience.
Le yogin parvient alors au vide indicible plus clair et plus précieux que le précédent et où les doutes s'évaporent sans qu'aucun effort soit requis. Deux possibilités s'offrent à nouveau à lui : si ayant franchi l'obstacle, il se repose et perd son ardeur, ce vide débouche sur un samâdhi spontané mais passif, quiétude lucide et agréable, du fait que les vikalpa sont en régression. Néanmoins s'attacher à cet état serait pour lui perdre son temps. Mais s'il redouble de vigilance et de ferveur, il va de là — ou, ce qui est préférable, directement de l'indicible — à un samâdhi actif de parfaite intériorité et débordant de félicité. Prenant alors son élan, il parvient au vide interstitiel instantané, illumination (bodha) du Soi; son intuition libérée de la dualité connaissance et connu correspond à l'extase indifférenciée (nirvikalpasamâdhi) et relève du pur Sujet.



Parasûnya, vide supérieur propre au pramâtr


Ici à nouveau deux phases s'avèrent possibles au cours de la transition entre le sujet, agent encore individuel, et le suprême Sujet : soit un état passif situé entre le vijnânâkala universel et le sujet doué de science immaculée, soit un état dynamique au niveau de l'illusion transcendante (mahâmâyâ) du champ du sujet pur. Il faut donc franchir le vide supérieur entre sujet et suprême Sujet pour atteindre le plus élevé des ineffables, l'anâkhya proprement dit où se déploie la connaissance définitive (pramiti) à l'égard de l'univers.
Partant donc de l'illusion transcendante, le yogin quitte le champ du sujet individuel pour parvenir à un vide non sans valeur car, si le yogin est exempt de toute conscience propre à connu, connaissance et connaissant, la Conscience du suprême Sujet subsiste comme toile de fond. Le danger de vacuité est toujours possible mais non certain et l'issue aisée, sans qu'il y ait à coaguler; car si quelques résidus s'attachant au domaine du pramâtr surnagent, ils disparaissent de leur propre accord. Le yogin aborde alors le domaine de la pure certitude intuitive (pramiti) relative à l'univers unifié dans la suprême Conscience.
Ici encore au niveau du Sujet s'offrent deux possibilités : le samâdhi passif de siva-sans-relation lequel, ainsi que je l'ai montré, se manifeste pour un yogin d'une double manière, selon qu'il se tourne vers le niveau inférieur et accède au Vide par-delà le vide, ou qu'il se tourne vers le plan supérieur, le suprême anâkhya, Conscience universelle, pramiti sans tache, propre à Siva. Le yogin qui au stade de siva-sans-relation a coupé tout lien avec le monde se plaît uniquement à la félicité et à la plénitude du Je; bien que dépourvu de traces de la dualité relatives aux trois domaines, il se refuse à tout contact avec le monde objectif; ne possédant pas la Conscience totale faite du jeu de l'extériorité dans l'intériorité et inversement il n'est pas vraiment libre à l'égard de son corps et du monde extérieur puisqu'il n'a pas plein pouvoir sur eux et ne maîtrise pas ses facultés intellectuelles ; autrement dit, il s'en tient à l'existence du Quatrième état (turyasatlâ) sans désirer aller au-delà, à savoir en turyâtita où il découvrirait la béatitude d'ordre cosmique jusque dans les vicissitudes du devenir. Mais ce yogin peut renoncer s'il le veut au Vide et s'élever au samâdhi dynamique par l'intermédiaire de l'Indicible, non plus instantané mais illimité et sans fin. Il rejoint l'Indicible (anâkhya) d'une lucidité parfaite, propre au Suprême Sujet conscient, Siva, qui exerce spontanément sa libre énergie en déployant et en reployant le monde. A l'inverse du Vide transcendant de siva-sans-relation, l'Indicible contient le monde en ce sens que le jnânin a conscience des choses en tous leurs détails mais d'une ineffable manière, dans l'océan du Soi, les vikalpa eux-mêmes ruisselant comme des vagues sur un fond d'immuable nirvikalpa.
Cet anâkhya ne présente plus aucun rapport avec un état quelconque puisque Siva pénètre partout : ouverture, infinité sans limite, vyoman, firmament où règne l'énergie vyomavâmesvarï, l'inexprimable Réalité. En elle, appelée encore mâtrsadbhâva ou bhasa, Splendeur, baignent tous les anâkhya ainsi que sujet, connaissance et connu, transfigurés.




LE VIJNÂNA BHAIRAVA

TEXTE TRADUIT ET COMMENTÉ PAR LILÏAN SILBURN

DIRECTEUR DE RECHERCHES AU C.N.R.S.
Éditeur : COLLÈGE DE FRANCE
INSTITUT DE CIVILISATION INDIENNE 1999

Dépositaire exclusif: DIFFUSION E. DE BOCCARD 11, Rue de Médicis — Paris 6e




VOIE DE L'INDIVIDU (ÂNAVOPÂYA)
ET ABSORPTION DANS L'OBJET (LAYA)



Nous avons dit comment l'énergie de la Conscience (citi) assume l'apparence d'une pensée bornée et instable (citta) qui, sous la poussée des désirs, vise un but en utilisant la pure conscience à ses fins personnelles (arthakriyâ). Elle engendre ainsi par ses remous une zone mouvante et dispersée où règne un conflit perpétuel. Alourdie de structures adventices, de raisonnements, de relations et d'expressions verbales conventionnelles, la pensée se trouve, en outre, encombrée d'expériences accumulées durant les vies antérieures, ces tendances inconscientes qui s'agglutinent autour de l'attachement au moi. Il s'ensuit que le processus psychique normal s'ancre dans le passé et, en réponse au passé, crée l'avenir ; le présent n'est plus qu'un pont de désir jeté entre le passé et l'avenir. Obéissant de la sorte à une nécessité inexorable, l'homme perd sa liberté native ; enchaîné par ses expériences antérieures et se projetant aussi sans arrêt vers l'avenir immédiat, il ne peut vivre le moment présent, le seul où pourrait jaillir la connaissance vraiment désintéressée, l'Illumination.

Afin de porter remède à cet état déplorable, la voie de l'individu s'efforce d'abord de libérer la pensée de son agitation et de ses structures en la fixant sur un objet pris en son individualité concrète, puis de s'absorber en lui. Parce qu'elle comporte un effort puissant de la pensée (manas) et de l'attention, on la nomme ' voie de l'activité ' (kriyopâya).

Elle commence par mettre en œuvre une concentration de l'être tout entier : exercice des organes des sens, articulation sonore, vision, audition, mouvement et attitudes du corps, discipline des souffles, récitation des formules, etc. Les actes les plus simples deviennent l'objet d'une pratique ininterrompue et offrent l'occasion d'acquérir l'attitude spécifiquement mystique, à la fois oubli de l'ego et conquête de la véritable condition humaine grâce à la disparition de l'intentionnalité ou centralisation sur soi-même. Sous l'effet d'une vigilance constante, tout ce qui est rigide et automatique s'imprègne à nouveau de conscience ; n'importe quel objet peut ainsi devenir le thème d'un exercice de concentration. Que cette concentration atteigne une certaine intensité et l'objet demeurera seul au centre de la conscience ; celui-ci n'étant plus relié aux autres objets, les structures de la réalité phénoménale s'abolissent et on le saisit dans son être sans limite. Parallèlement, à mesure que la personnalité entière du sujet converge sur un point unique, l'excitation qui accompagne l'effort ainsi que l'agitation du corps, du souffle et de la pensée se calment. Si le sujet arrive à se confondre avec l'objet de méditation, il réalise l'absorption ardemment recherchée ; mais celle-ci ne dure qu'un moment.

Le plus haut stade atteint en parcourant cette voie est donc l'apaisement de la pensée (cittavisrânti) : tout en accomplissant ses devoirs et ses tâches journalières dans un monde objectif qu'il perçoit encore en sa dualité, l'homme y vaque en grande tranquillité d'esprit. Mais déjà il s'agit, notons-le, d'une paix substantielle qui est bien autre chose que l'absence de bruit ou d'excitation, autre chose qu'un simple équilibre physique et mental ; et pourtant ce n'est pas encore la quiétude indescriptible de la voie de l'énergie dont on jouit jusque dans le plus vif tumulte et au paroxysme de l'émotion, car cette quiétude provient, en ce cas, de l'apaisement du conflit qui oppose sujet et objet.

Mais si la voie de l'activité embrasse des initiatives orientées vers un idéal et substitue un effort unique aux efforts dispersés et aux tiraillements de la volonté et de la pensée, elle n'est pas exempte des inconvénients d'une progression qui, mettant en œuvre l'effort, le vouloir ou la méditation, implique toujours choix, ténacité, toutes opérations de la volonté tendue vers une fin à réaliser. Elle n'échappe donc pas à la dualité de penseur et pensé, de Siva et de son énergie. Néanmoins elle n'est pas dépourvue d'utilité parce qu'elle conduit à la voie de l'énergie et même aussi directement à la voie de Siva lorsque la faveur divine (saktipâta) intervient avec intensité en cours de route. Notre Tantra décrit en effet maintes pratiques qui, après un bref exercice de concentration, s'orientent vers la vacuité de la voie supérieure. On notera la fascination de l'attention parmi elles : il arrive qu'un détail insignifiant ou un objet qui n'éveille par lui-même aucun intérêt, le fond d'un vase, d'un puits, des taches de lumière, etc., accaparent sans motif décelable toute l'attention. Rien n'existe plus que cette unique sensation : le regard devient fixe, le corps immobile ; perdant son point d'appui sur le monde ambiant, le yogin s'en isole et cesse en même temps de savoir qui il est ; puis la chose qui le fascinait s'évanouit à son tour. C'est alors que, sa pensée étant bien apaisée, il sombre dans le vide de dualité (nirvikalpa) propre à la pure Conscience. A la voie de l'individu succède ainsi sans intermédiaire la voie de Siva, l'absorption de la pensée ayant conduit à sa disparition.




VOIE DE L'ÉNERGIE (SÂKTOPÂYA) ET ABSORPTION DANS LA PURE ÉNERGIE



Cette voie subtile de la connaissance qui sert de transition entre les voies inférieure et supérieure — d'où sa qualification de parâpara — est plus courte et plus directe que la voie précédente.

Elle ne répond pas comme celle-là à un effort délibéré de la volonté, mais à l'intensité d'énergie que suscitent spontanément l'amour envers Siva (bhakti) ou des émotions violentes telles la passion, la stupéfaction, la terreur, la fureur, etc., qui unifient soudain l'être tout entier.

La sublimation y joue un rôle prépondérant : le yogin ne s'ancre plus dans le concret immédiat, mais travaille sur un concept ou une image (vikalpa) qu'il purifie en le portant à son paroxysme jusqu'à ce qu'un seul vikalpa finisse par absorber exclusivement son attention. L'énergie dont il fait alors preuve n'est autre que l'énergie à la forme primitive, saisie en la nudité de son acte, encore profondément immergée dans la félicité et dans la conscience indivises, celles du pur sujet illimité.

Afin de réanimer cette énergie subtile, l'adepte délaisse la concentration sur des objets pour assumer une attitude spécifiquement mystique sur laquelle nous reviendrons longuement : il s'agit de bhâvanâ, élan de l'imagination accompagné d'une conviction si intense et si totale qu'elle est apte à fixer l'intellect «qui se stabilise » alors sur l'énergie originelle appréhendée en ses manifestations jaillissantes : félicité, connaissance, désir à l'état naissant, souffle introverti s'élevant le long de la voie médiane (la kundalinî), résonance intérieure (anâhata), vibration sonore primordiale (nâda), etc. Ainsi, à l'aide de la seule énergie que son évocation éveille et sans effort corporel ou mental, le yogin entre en contact avec l'énergie très pure et indifférenciée de sa conscience. Détente parfaite, spontanéité, apaisement de l'agitation issu d'un détachement naturel ou de l'adoration, caractérisent la première étape de cette voie que prépare ou ne prépare pas la voie inférieure.

Puis le yogin s'absorbe dans l'énergie prise à sa source qu'il vient de susciter de manières diverses, tandis que les limites et structures de sa personnalité s'effondrent brusquement (seconde étape, absorption, laya).

Le vide se creusant ainsi tout à coup, l'intuition affranchie de dualité fulgure inopinément. Tel est l'état d'illumination de la pensée (cittasambodha) propre à la troisième étape, la vacuité (sûnyatâ) et disparition momentanée de la pensée dualisante (état nirvikalpa}.

Le yogin essaie ensuite d'affermir cette intuition instantanée en utilisant à nouveau l'énergie universelle sous sa forme de bhâvanâ.

En effet, l'intuition mystique ne peut transformer la personne entière ni l'apaiser définitivement. Seule une suggestion puissante qui pénètre graduellement jusqu'aux sources de la libre énergie dont la cristallisation a engendré les croyances nocives qui confondent le Soi et ses appartenances (corps, pensée, etc.) est apte à faire échec aux suggestions engendrées de longue date par les tendances subconscientes (samskâra ou âsaya), à dénouer les complexes et à opérer la refonte de la personnalité (quatrième étape, bhâvanâ).

Tout l'être peut alors se ramasser et s'unifier de façon permanente dans la félicité et la tranquillité auxquelles il est parvenu. A la suite de contacts répétés avec la Réalité, ce qui n'était qu'un état passager (avasthâ) se révèle peu à peu comme l'essence durable du Sujet connaissant (pramâtrtà) et l'on atteint le Bhairava en son immanence (cinquième étape). Ainsi, dans cette voie, on ne transcende pas l'existence, comme dans la voie de Siva, mais l'existence attire spontanément le yogin dans ses profondeurs jusqu'aux sources de la vie, là où tout conflit se résorbe.

Après avoir retracé brièvement les phases principales de la voie de l'énergie, nous nous proposons de consacrer quelques pages à l'étude de bhâvanâ, l'actualisation de la pure énergie qui constitue le trait majeur de cette voie. Puis comme bhâvanâ ouvre le chemin du cœur, ou madhya, le centre identique à la conscience intime source d'une énergie infinie, nous examinerons ensuite en détails les cinq moyens qui y donnent accès. Enfin, en manière de conclusion, nous traiterons de l'ascension de la kundalini qui offre une vaste synthèse des divers aspects de la voie de l'énergie.



Bhâvanâ


Imagination saisie dans le vif de son acte en tant que puissance intuitive et créatrice, bhâvanâ, nous l'avons vu, joue un rôle privilégié dans la voie intermédiaire. Cette tendance forte et obstinée qui se tourne vers la sakti ou vers le Dieu Siva, vit l'être en son immédiateté. Si elle s'allie toujours à une conviction intime et sincère, c'est qu'elle plonge directement ses racines dans la pure énergie.

Il faut donc se garder de la confondre avec la concentration de la voie inférieure qui s'attache à un ou à plusieurs objets particuliers et que notre Tantra désigne par les racines verbales ksip-et cint-, fixer la pensée ou encore par samkalpa, représentation imagée ou dhyâna, méditation intellectuelle, ces diverses fonctions impliquant toutes un dédoublement de l'être concentré et de l'objet sur lequel il se concentre. Par contre, en ce qui concerne bhâvanâ, thème et objet demeurent imprécis, la pensée à peine ébauchée et l'expression verbale reléguée ou défaillante.

C'est pour cette raison que la voie de l'énergie, dans laquelle bhâvanâ règne en maîtresse en tant qu'énergie créatrice de la conscience, forme la transition entre la pensée conceptuelle soumise à la dualité (vikalpa) que connote clairement le langage conventionnel de la voie inférieure et l'intuition inexprimable (nirvikalpa) de la voie supérieure. Bhâvanâ est une énonciation purement intérieure, une simple indication qui précède la parole, mais où l'on peut déceler déjà un rythme semblable à celui du langage dont elle est l'origine et le substrat interne. On comprend ainsi qu'elle mène indifféremment de l'une à l'autre de ces voies, allant du multiple à l'unité indifférenciée propre à la vie mystique ou retournant de cet indifférencié au domaine de l'expression sans perdre pour autant l'intériorité retrouvée.

Nos auteurs comparent l'élan de bhâvanâ à la précipitation haletante d'un homme qui s'élance vers son but — sauver la vie de son enfant par exemple — sans trop savoir quel moyen il emploiera, sans se soucier ni de son corps ni de rien d'autre que du seul danger couru par l'enfant. Sa pensée, submergée par le tumulte des émotions, ne s'encombre pas de mots.

Abhinavagupta s'efforce d'éclaircir à l'aide d'exemples cette zone intermédiaire et silencieuse dans laquelle les mots même se forment et qui relève d'une conscience subtile (vimarsa ou pratyavamarsa) : « II existe, dit-il, dans la connaissance immédiate sâksâtkâra) elle-même une prise de conscience définie (vimarsa) de l'acte qu'on accomplit mais qui ne s'accompagne pas de pensée dualisante (vikalpa) ; on ne s'expliquerait pas autrement comment atteindrait la fin qu'elle vise une personne qui se hâterait vers son but ou qui réciterait de façon rapide des lettres ou qui lirait à haute voix des formules avec précipitation. Ainsi l'homme qui court a conscience du lieu où il se trouve, du désir de marcher, etc. et le récitant a (également) une certaine conscience du contact de la langue avec les points d'articulation, en un mot, des activités d'unification et de séparation (samyojana et viyojana). Si, dans ces divers exemples, on insiste sur la précipitation, c'est parce qu'on n'y a pas (alors) de pensée dualisante grossière mais néanmoins une prise de conscience subtile faite d'une tendance intuitive obscure vers l'expression verbale, le processus dualisant ordinaire n'étant que le développement sous forme bien définie de cette tendance vers la connotation verbale, sabdabhâvanâ ».

On décèle cette même tendance subconsciente en tant qu'élan répété de la conscience chez l'homme qui cherche à se souvenir d'un mot oublié et qui après chaque échec reprend obstinément contact avec l'énergie nue de sa conscience. Bien qu'obscure, cette tendance se dirige néanmoins avec précision vers le terme exact qu'elle cherche, puisqu'elle écarte sans hésiter les divers mots qui se présentent à elle et bande tout son effort vers le seul qui lui conviendra et qu'elle reconnaîtra lorsqu'il jaillira dans la conscience « comme un produit direct du cœur ». En effet, d'après Somânanda, au cours de cette attente — qui dans la vie mystique s'accompagne de ferveur — le premier ébranlement de la volonté n'est vraiment perceptible que dans le cœur, au moment où le souvenir émerge.

Bhâvanâ n'est au fond qu'une forme de la pure énergie considérée en son indétermination ; c'est pourquoi elle réside dans les aspects les plus variés de cette énergie : sur le plan de la connaissance, elle se manifeste comme la saisie intuitive globale et non développée qui annonce l'illumination ; ou, à un niveau inférieur, comme une représentation dynamique et vague de l'acte à accomplir. Sur le plan de la volonté, elle est intention première, ébauche de l'acte. ' propension vers ' ; sur le plan de l'imagination, conscience imaginante dans l'exercice de son acte, alors que l'image va surgir. Enfin sur le plan mystique, bhâvanâ n'est pas sans présenter des ressemblances avec la contemplation infuse des chrétiens dont il ne faut pas faire une contemplation passive mais un acte d'un caractère affectif et pratique. Le but qu'elle poursuit n'est jamais, effet, un exercice du raisonnement mais l'identité au Bhairava ; la connaissancc spirituelle y est acquise, non par l'effort de l'intelligence, mais par l'état même où l'on accède spontanément : on connait ainsi l'immutabilité ou l'éternité de Siva en se tenant imperturbable au Centre de soi-même, n'éprouvant plus qu'une tranquillité parfaite à l'image de l'immutabilité et de l'éternité divines.

On ne rencontre cette contemplation que chez quelques rares personnes favorisées par la grâce et qui, douées d'une capacité exceptionnelle d'intériorisation, sont ravies jusqu'à l'aliénation des sens et jusqu'à la suspension des facultés intérieures.

Bhâvanâ se situe au même niveau de la voie de l'énergie que mati, intelligence épurée et libre de l'esprit qui pénètre de toutes parts les choses à connaître. Cette intuition intellectuelle se rattache à la buddhi parce qu'elle surmonte l'effort intentionnel de l'ego tendu vers une fin précise ainsi que les fluctuations émotives qui en découlent. Comme bhâvanâ, elle réside à chemin entre la dualité mentale (vikalpa) et l'absence de toute dualité (nirvikalpa) ; elle n'est faite en conséquence que de vikalpa, les seules pensées dont jouisse un homme qui s'est identifié à l'énergie divine prise en sa source. Le monde qu'il perçoit est commun à tous et non spécifique à chacun et sa pensée, dégagée des entraves ordinaires, réalise par son efficience ce qu'elle désire.

Avec mati et surtout bhâvanâ nous atteignons la zone spécifiquement mystique, zone obscure, silencieuse et calme de l'émergence, frange d'intuition qui borde la pensée où rien n'est encore cristallisé. Conntemplation, ravissement, paix, parole intérieure qui se cherche, intérêt passionné et balbutiant, attirance irrésistible vers ce qu'on aime, don de soi irréfléchi, élan de tout l'être, ces divers éléments se trouvent parfaitement fondus dans cette forme dynamique de la conscience, mais qui est trop simple et trop indéterminée pour l'objet d'une claire définition.

La bhâvanâ est à l'œuvre dans certains versets du Vijnânabhairava qui recommandent la simultanéité de l'attention afin de triompher de l'espace et du temps, soit qu'on envisage l'espace dans toutes les directions à la fois, soit qu'on adhère sans réserve au vide ou à la félicité, appréhendés dans toutes les parties de son propre corps ou dans celles de l'univers et toujours sans la moindre séquence (yugapat). Lors de ces concentrations si difficiles à réaliser, il arrive que la pensée, déchirée le temps d'un éclair par ces orientations divergentes de l'attention, ne puisse se fixer sur aucune d'elles et le yogin, sombrant dans l'entre-deux (madhya), se trouve précipité dans la Réalité globale qu'il saisit en une vision intuitive (nirvikalpa) exempte de choix et de dualité. Il perd alors toute relation avec le temps et l'espace ; il ne pense plus le passé et l'avenir mais vit dans un éternel présent ; de même, il ne conçoit plus le haut et le bas en suivant les directions spatiales, mais se contente de vivre l'immensité sans limite ou la félicité sans bornes parce que, dans ce coexistentialisme, le cœur devient le centre de tout l'espace ou de toute la béatitude.

C'est cette même puissance de l'imagination qui brise les attaches avec le passé en secouant les automatismes qui donnent naissance à la pensée dualisante. Dressant un obstacle à la projection du réel hors du Soi, elle met un terme aux impressions erronées qui font du Soi infini un soi confiné au temps et à l'espace. C'est pourquoi bhâvanâ joue fréquemment dans notre tantra le rôle d'une actualisation en vue d'une sublimation absolue : la limitation qu'il convient de dépasser étant solidaire de son expression, bloquée sur ses images de morcellement et d'incomplétude, il est nécessaire d'opposer à celles-ci pour les contrebalancer des images cosmiques de l'illimité. A cet effet, le yogin se représente l'immensité spatiale ou l'omniscience et s'en imprègne jusqu'aux couches inconscientes (âsaya) de son être. Lorsqu'il adhère enfin tout entier à l'image sans limite, son acte d'imagination exceptionnellement intense fait de l'image une réalité ; sa conviction ayant supprimé les limites qu'il s'attribuait erronément, il retrouve son infinité et sa puissance originelles.




LES CINQ MOYENS DE PÉNÉTRER DANS LE CŒUR



En décrivant le Tout qui se différencie (bhairava sakala), on a vu de quelle manière l'énergie vitale indéterminée (pràna ou prânana) descend le long des conduits du corps jusqu'au centre inférieur (mûlâdhâra) où elle demeure assoupie. Elle ne retrouve sa condition primitive qu'en effectuant une percée à travers la voie médiane (madhyanâdî) grâce à l'accroissement de la puissance vitale.

On ne peut examiner les procédés qui servent à ouvrir le Centre sans avoir au préalable défini le Centre lui-même. Strictement traduit, madhya est le milieu ou l'intervalle, mais dans le Vijnânabhairava dont il forme la charnière maîtresse ce terme est prégnant de sens ; ne pas le comprendre serait renoncer à comprendre ce Tantra. Pourtant comment déterminer l'attitude si simple et si profonde qu'il implique ? Envisagé du point de vue du yoga, madhya est conçu comme le point d'intersection entre deux rythmes, deux états ou deux choses ; plénitude en tant que jonction, il devient fissure ou vide interstitiel si on le considère comme l'intervalle qui les sépare. Le yogin s'efforce de centrer à tout moment son attention sur la jonction de son choix : jonction qui peut porter sur deux souffles, deux sons, deux mouvements en vue de découvrir le juste point d'équilibre, seul et véritable lieu de repos. Dès lors, il commence à vivre à partir du point central (le Cœur), se tenant toujours imperturbable à la jonction, ses moindres actes et pensées imprégnés du sens profond qu'il y découvre.

Ce Centre vivant qui unifie toutes les énergies du moi est identifié par Ksemarâja à la Conscience «que l'on appelle ainsi, dit-il, parce qu'elle réside en tout ce qui existe comme la chose la plus intime qui soit ». La vraie nature de cette conscience indivise demeure cachée à l'esclave des impressions internes et externes, en proie à l'illusion parce qu'il vit à la périphérie de son moi.

Madhya étant à la fois moyen et fin ultime, on s'explique les nombreux emplois du terme : il désigne le conduit du Centre (madhyanâdi ou brahmanâdi) que perfore l'énergie médiane (madhyasakti) a fin de se frayer un chemin le long de l'épine dorsale jusqu'au brahmarandhra, mais un conduit qu'au lieu d'assimiler à un réceptacle passif, il faut considérer comme une voie vibrante qui se confond avec l'énergie à laquelle elle livre passage.

En fait, les divers sens de ce mot se rejoignent dans la pratique : au moment où les souffles inspiré et expiré effectuent leur jonction (madhya) dans le canal médian (madhyanâdi) et que s'élève l'udâna ou souffle de l'énergie médiane (madhyasakti), le cœur s'ouvre d'une manière subtile et le yogin pénètre effectivement jusqu'à l'origine de toute vie, dans l'intimité de la Conscience aux pouvoirs vivifiants, véritable Centre du cosmos qu'on appelle antarvyoman, d'un mot qui s'applique aussi bien au firmament qu'à la voûte du cœur.

Ce même processus permet d'accéder au pur royaume des formules, là où l'on obtient l'illumination (jnâna). Dans ce but on utilise l'efficacité du mantra de la résorption MAHA, contrepartie de la formule de l'émanation AHAM, Je. Grâce à la prise de conscience de la formule MAHA, l'univers différencié sous l'aspect de l'individu (nara) se condense et s'absorbe dans l'énergie du bindu pour donner MA. Puis la kundalini s'intègre à la pure énergie HA et l'on réalise enfin le transcendant A au cours d'un saisissement émerveillé et sans obstruction. Abhinavagupta identifie la réalisation de la formule MAHA ainsi obtenue à la cavité du Cœur.

Aucune vie spirituelle n'est possible tant que le Cœur n'a pas été ouvert ; mais pour que l'énergie du Centre s'épanouisse en révélant la saveur de la félicité et de la conscience cosmiques, la dualité des tendances (vikalpa) doit d'abord disparaître ; telle est la condition sine qua non à laquelle tous les procédés concernant l'ouverture du Centre sont subordonnés. Dans cette fin, l'école Pratyabhijnâ indique trois méthodes dont les deux premières appartiennent à la voie de l'énergie et la troisième à la voie supérieure : la première consiste à placer l'intelligence dans le Cœur (hrdaye nihitacitta), c'est-à-dire au cœur même des choses. La seconde propose d'écarter tout souci, bannissant ainsi la tendance dualisante qui fait obstacle au repos en soi-même. La troisième, enfin, est considérée comme radicale : par la prise de conscience de l'absence de dualité (avikalpa), on contemple son propre état de sujet conscient que ne souillent plus le corps et ses appartenances : « Si on se détourne de la pensée dualisante, par concentration sur l'Un, on parvient peu à peu à la condition de suprématie divine.»

Mais si l'école plus tardive de la « Reconnaissance du Soi » s'en tient exclusivement à la destruction des vikalpa, le Vijnânabhairava fait appel à bien d'autres procédés et Abhinavagupta énumère lui aussi dans son Tantrâloka cinq moyens en vue de percer le Centre et de s'introduire dans son propre cœur : « II faut, dit-il, que le sage pénètre dans son cœur au moment où son énergie est fortement stimulée, quand il s'absorbe dans la pure énergie subjective ; quand il accède à l'extrémité de tous les conduits nerveux ; lorsque l'énergie se rétracte dans le Soi universel ou encore s'épanouit (en s'intégrant) à tout l'univers.»

Bien qu'Abhinavagupta ne donne aucune explication, son glossatcur Jayaratha, en vue d'éclaircir chaque procédé, cite abondamment notre Tantra. C'est pour cette raison que nous donnons l'étude détaillée de ces divers moyens qui serviront de schèmes classifîcateurs à nombre de nos sloka.


Effervescence de l'énergie et absorption en kula


Nous traiterons ensemble des deux premiers moyens qui relèvent principalement du commerce des sexes. Le premier met en jeu une puissante agitation ou effervescence de l'énergie (sakliksobha) que suscite la présence d'une femme avec excitation égale du sujet et de l'objet : « Cette jouissance (éprouvée) au moment où s'achève la pénétration dans l'énergie fortement agitée par l'union avec une femme (sakti) est celle de la réalité du brahman qu'on appelle ' jouissance intime ' » (sl. 69). Le second nommé absorption dans l'énergie sexuelle pure (kulâvesa) par la simple évocation d'une femme dont on se souvient, intensifie l'énergie vitale du seul sujet en l'absence de l'objet : « .. L'afflux de la félicité se produit même en l'absence d'une énergie (femme) si l'on se remémore intensément la jouissance née de la femme grâce à des baisers, des caresses, des étreintes » (sl. 70).

D'une part, la tension exceptionnelle et l'unification de toutes les tendances au cours de l'union sexuelle suppriment les oscillations de la pensée et les préoccupations ordinaires ; de l'autre, la volupté qui assouvit l'être entier peut inaugurer l'expérience d'une félicité plus haute.

Abhinavagupta revient souvent au cours de ses dernières œuvres sur les effets que provoque l'effervescence de l'énergie : « De beaux sons, des touchers et des goûts agréables se présentent comme une forme du déploiement de l'énergie divine et expriment l'unicité du sujet qui jouit. Par l'afflux de la virilité qu'ils suscitent soudain, se produit un élargissement de la conscience chez les êtres dont la pensée se recueille sans interruption. »

Dans son commentaire à la Parâtrimsikâ, ce même philosophe donne quelques explications complémentaires à ce sujet : tout ce qui pénètre dans un organe interne ou externe et réside en tant que conscience ou souffle de vie (prôna) dans la voie médiane en animant toutes les parties du corps grâce à une efficience virile (vïrya), c'est là ce qu'on appelle vitalité (ojas). Intensifiée ensuite par son contact avec les organes des sens, vue, ouïe ou formes et sons, celle-ci éveille en s'accroissant ainsi le feu du désir et revêt l'aspect d'une effervescence ou d'un choc de l'énergie (saktiksobha). Chez ceux qui sont intensément pourvus d'efficience virile (vîrya), ce choc peut être suscité par n'importe quoi, une impression sensorielle quelconque, couleur, chant et également un souvenir, une image... Cette grande virilité — faite de tout ce qui existe — ne peut nourrir (le feu du désir)... que si elle est pleine et adulte. Lors du choc intense de la virilité, le plaisir éprouvé a pour cause la liberté identique à l'énergie de félicité ; liberté qui n'est autre que la conscience même ou Bhairava en sa plénitude et qui consiste en une forte prise de conscience (vimarsa), acte vibrant que ne limitent ni le temps ni l'espace.

Seul l'homme dont le cœur sensible s'alimente à cette vitalité infinie est doué de la capacité de s'émerveiller : il pénètre dans la grande voie du Centre et réussit à se confondre avec l'énergie ainsi excitée lorsqu'il porte à leur plénitude toutes les énergies vitales qui emplissent les conduits des organes sensoriels ; alors, toute dualité s'étant évanouie, il plonge dans l'émerveillement — intériorité de la prise de conscience de soi où sa propre énergie atteint sa plénitude. C'est en cet instant et lorsqu'il s'enfonce au cœur de l'union de Rudra et de Raudri que se révèle à lui la modalité du Bhairava, félicité d'une pleine créativité.

Font encore partie de ces deux premiers moyens d'accès dans la conscience intime d'autres états psychiques qu'énumèrent la Spandakàrikâ et la Sivadrsti, à la suite du Vijnànabhairava : joie excessive au retour d'un parent après une longue séparation (V. B. sl. 71) ou à la vue de la bien-aimée qui surgit inopinément ; furie déchaînée lors du combat ; frayeur et affolement quand on fuit le champ de bataille pour sauver sa vie ou lorsque surgit un animal terrifiant. Vertige d'effroi quand on surplombe un précipice et qu'on ne peut ni avancer ni reculer ; vive déception lorsqu'un désir ou une curiosité extrêmes se trouvent tout à coup frustrés. Surprise ravie au spectacle d'une jonglerie ou d'un tour de magicien. Notons encore le début et la fin de l'éternuement, les premières et les dernières heures de la faim au moment où ces états atteignent leur maximum.

Somânanda donne aussi les précisions suivantes : « On perçoit, dit-il, le premier ébranlement de la volonté dans la région du cœur au moment où l'on se souvient soudain de quelque chose qu'on doit accomplir (mais qu'on avait oublié), à l'instant précis où l'on apprend une nouvelle qui cause un grand bonheur ; lorsqu'un éprouve une peur inattendue ; quand on perçoit de façon imprévue une chose que l'on n'avait jamais vue ; à l'occasion de l'épanchement du sperme ou lorsqu'on en parle ; et aussi quand on récite d'une façon très précipitée ou lors d'une course (échevelée). Dans ces multiples circonstances, toutes les énergies de la conscience sont frémissantes (vilolatâ) et — selon la glose d'Utpaladeva — elles sont brassées les unes avec, les autres en un seul acte vibrant. »

Comment, se demande-t-on, l'énergie brusquement excitée ou intensifiée peut-elle déclencher un tel retournement d'ordre purement spirituel et révéler l'acte vibrant indéterminé et primordial (spanda) ?

Abhinavagupta en fournit l'explication : si ces mouvements de colère et autres fluctuations mentales permettent d'atteindre l'essence même de la conscience, c'est, dit-il, « qu'à l'instant précis de leur apparition, ils ne revêtent que l'aspect unique d'indifférenciation ». Véritables ' rayons de soleil de Siva ', ils correspondent à un saisissement étonné de la conscience (camatkàra) ; reconnus comme les énergies divines, animatrices des organes, ces mouvements forment le jeu spontané de cette Conscience, mais ceux qui ignorent leur véritable nature deviennent leurs esclaves.

Une fois éclairée la nature du rapport entre l'intrusion subite d'une énergie puissante et l'illumination qui lui succède, il reste encore à comprendre de quelle manière un homme peut transférer à sa conscience la force instrumentale qu'il découvre tout à coup en lui-même. Nous allons essayer en ce but d'analyser l'instant-choc ou le saisissement de l'émotion que nous décomposerons, non sans quelque arbitraire, en facteurs, les uns simultanés, les autres successifs qui se montrent particulièrement favorables à l'intuition indifférenciée (nirvikalpa) :

1. Au moment de l'explosion d'émotions violentes ou dans l'urgence de certaines circonstances, toutes les énergies, excitées et portées à leur paroxysme, se trouvent puissamment brassées. L'accélération des processus de la pensée et de ses images est telle que les impressions tourbillonnantes et frémissantes paraissent simultanées et n'ont pas le temps de se fixer en un concept défini ou en une expression verbale. Il en va de même si l'on récite un poème de façon trop rapide : la pensée ne pouvant suivre la parole, les limites du sujet et de l'objet tendent à se confondre. On demeure momentanément suspendu dans un état qui n'est ni la claire formulation propre au concept (vikalpa), ni l'intuition inexprimable (nirvikalpa), suspension qui mènerait d'ailleurs directement au nirvikalpa si l'agitation que déclenche l'émotion n'y faisait obstacle.

2. Accroissement de puissance virile et unification : toutes les forces vitales (virya) se haussent à un degré prodigieux d'intensité sous l'effet de l'unification spontanée de l'ensemble des énergies, l'homme n'étant plus que terreur, amour, éternuement.

3. Il arrive que lors de ce débordement des processus psychiques le fil qui les relie se rompe soudain ; tout s'écroule en lui et autour de lui : le sentiment qu'il a du moi s'évanouit ainsi que sa conscience normale avec ses préoccupations égoïstes ; il oublie son corps et se trouve sans point d'appui sur le monde.

4. Succède alors l'instant de dépossession où l'homme désemparé, raidi de saisissement, reste immobile et sans désir. Un silence étonnant remplace le tumulte des passions ; un vide se creuse tout à coup en lui et il vit le seul moment présent coupé du passé et de l'avenir, cet instant de paix profonde où s'abolit la dualité tendue du sujet et de l'objet.

5. Mais tandis que l'homme ordinaire laisse passer ce précieux moment, l'habitué de l'extase qui vit toujours en plongée se réfugie dans la profondeur de son cœur et, parvenant aux sources d'une énergie infiniment subtile, éprouve une impression de parfait détachement. Plus encore, la lucidité de son esprit est décuplée et ses facultés portées à leurs extrêmes limites ; il puise au réservoir secret des ressources latentes intérieures, en virya qu'anime le sixième souffle (prânana) — vie même de la réalité sans tache (niranjana) et de l'ambroisie-(amrta) — et s'élève en conséquence au-delà de la condition humaine.

Voici en quels termes Jayaratha parle de cette expérience qu'il attribue au plein épanouissement de l'énergie de la conscience : « A l'instant même où la réalité empirique fait l'objet d'une expérience achevée, le yogin doit l'unifier puis la faire entrer dans sa propre conscience en intériorisant tout son être tendu avec ferveur dans ce retour sur soi-même. Ces états de vibrante énergie préparent ainsi une tension unifiée de toute la personne. »

Mais il ne suffit pas de pénétrer dans le Cœur, il faut y demeurer. La tranquillité obtenue ne dure que l'espace d'un éclair chez l'homme en proie à l'agitation des désirs. Seul un homme à la fois recueilli et vigilant est capable d'apaiser l'émotion qui l'étreint à l'heure du péril ou de l'excitation pour ne conserver que l'intensité et l'acuité de la conscience, après avoir mis fin à ses oscillations et fluctuations : « lorsque l'agitation disparaît, on atteint l'état suprême ».

En effet, pour s'emparer de l'énergie indifférenciée telle qu'elle fulgure dans la première pulsation de la volonté ou de la félicité, un prodigieux degré d'intensité et de vivacité est requis, une intensité à la fois vibrante et détachée, car le flot mystique jaillit avec une soudaineté foudroyante et rares sont ceux qui peuvent s'en saisir et, plus rares encore, ceux qui sont aptes à le conserver plus d'un instant.


Méditation sur l'extrémité des conduits : Excitation des nerfs et détente de l'énergie


Ce troisième moyen de pénétrer dans son cœur agit sur l'extrémité des conduits nerveux (sarvanâdyagragocara) en les excitant et en les dilatant de façon variée. Jayaratha localise la pointe extrême des canaux en un endroit particulièrement sensible du corps, comme les aisselles qui « chatouillées avec les doigts deviennent, dit-il, le siège d'un grand plaisir ». Et il cite à cette occasion la strophe 66 de notre Tantra que. nous traduirons selon son interprétation : « Au moment du chatouillement (kuhana), O Belle aux yeux de gazelle ! il arrive que jaillisse tout à coup une grande félicité et, par elle, la Réalité se révèle. » Mais l'extrémité par excellence est le brahmarandhra ou dvâdasanta du sommet de la tête et Jayaratha allègue notre sloka 51 dans lequel il est recommandé de fixer à tout instant la pensée sur ce point, afin que, l'agitation se calmant, on acquière l'indescriptible.

La Réalité ne se manifeste que si la conscience se répand jusqu'aux conduits les plus subtils du corps, à partir du Cœur ou du dvàdasânta. Il est nécessaire que les nerfs (nâdi) soient vivifiés et pénétrés d'énergie. Tel est selon nous le sens véritable de l'expression sarvanâdînâm agragocara.

Ce moyen coïncide avec la contemplation des deux pointes extrêmes (âdyanlakotinibhâlana) qui, d'après Ksemarâja, sert à ouvrir la voie du milieu « afin d'entrer dans la conscience intime, la pointe initiale étant le cœur et la pointe finale, le dvâdasanta. On les contemple au moment où, la pensée étant arrêtée, le jeu des souffles cesse également ». Et, à la suite de Jayaratha, Ksemarâja donne notre sloka 51 comme exemple d'exercice sur le centre supérieur et le sloka 49 afin d'illustrer la contemplation de l'extrémité initiale, celle du cœur : « Si celui dont les sens s'absorbent dans l'espace du cœur pénètre jusqu'au centre des coupes entrelacées du lotus et chasse tout objet de sa conscience,... il obtiendra la béatitude suprême. »

Relèvent de ce moyen les plaisirs des sens, les joies artistiques et toutes les autres satisfactions que décrivent les sloka 72-74 de notre Tantra ; d'une part ils affinent la sensibilité qu'ils tiennent en éveil et, d'autre part, ils permettent d'acquérir une joie débordante ; or la pensée s'arrêtant volontiers à ce qui lui plaît ou lui procure du plaisir, une détente en résulte et l'apaisement de l'agitation se montre favorable à l'ouverture du centre. C'est pourquoi le Vijnânabhairava préconise maintes fois la détente : détente provoquée si l'on s'étend comme mort ou détente naturelle précédant le sommeil ou accompagnant la fatigue, la débilité, car cette détente prépare le repos du cœur et la quiétude mystique (sânta).

Abhinavagupta aborde la question avec sa profondeur habituelle : « N'est un bonheur, en vérité, que ce qui s'absorbe dans l'énergie émergente, cette sphère de la sérénité propre à la grande félicité. (Le bonheur) n'a subi de limites que dans le mesure où l'on ignore cela ». Les partisans du Tantrisme, et Abhinavagupta à leur suite, ont toujours fait une place importante à la jouissance, ce qui s'entend aisément puisque le Soi, fond du réel, leur apparaît comme conscience et béatitude denses et indivises (cidânandaghana). Le Je, essence intime de la Conscience, étant félicité et contenant l'univers entier du fait que tout procède de sa liberté infinie ne saurait rien désirer d'autre que lui-même ; en sorte qu'il ne peut jouir de sa conscience sans jouir de sa propre félicité.

Le moindre plaisir est au fond un reflet de la félicité divine du Soi et la jouissance éprouvée quand on parvient à la fin désirée procède de la conscience de soi avec laquelle on a pris momentanément contact. L'être entier, apaisé et satisfait, se ramasse dans son bonheur au cours des jouissances profanes et ressent la plénitude (pûrnatâ). Puis, si la jouissance s'approfondit et envahit toute la conscience, l'objet, cause du plaisir s'évanouit sous le flot montant de la félicité mystique (étape amrta] et, par celle-ci, on se perd dans l'énergie même de la félicité.

Ainsi la jouissance telle que Abhinavagupta la définit devient la meilleure des voies d'accès vers l'intériorité : « Ce qu'on appelle béatitude suprême, sérénité, émerveillement, dit-il, n'est qu'une détermination de la conscience de soi dans laquelle on savoure de façon indivise la liberté fondamentale qu'on ne peut séparer de l'essence de la conscience»

Et Bhattanârâyana s'écrie de son côté : « Quelle que soit la félicité examinée ici-bas et dans les trois mondes eux-mêmes, elle ne semble qu'une goutte de ce Dieu, Lui, océan de félicité auquel je rends hommage ! ».

Cette glorification de la jouissance n'exclut pas néanmoins un renoncement radical car on n'accède à la félicité indifférenciée qu'en se détournant de toutes les. jouissances particulières. Abandon ou dépossession doit être total.


Contraction de l'énergie dans le Soi universel Sarvàtrnasamkoca


Ce quatrième moyen, cher aux Vedântin, consiste en une contraction, à l'intérieur du Soi, de l'énergie et de toute l'extériorité à sa suite. Replié sur lui-même, prenant son repos dans le Cœur, le mystique délaisse ses multiples activités tandis que l'univers assume à ses yeux l'apparence d'une illusion.

Ksemarâja explique cette contraction comme une intériorisation (unmukhikarana) produite par la rétraction progressive de l'énergie qui, dans la vie ordinaire, s'écoule spontanément par la voie des organes sensoriels, ainsi que le chante la Kathopanisad : « Svayambhu a percé les ouvertures (du corps) vers l'extérieur... C'est pourquoi l'on voit vers l'extérieur, non vers soi. Un certain sage qui voulait l'immortalité a regardé au dedans de soi... ». Et Ksemarâja commente : « L'énergie qui s'était échappée par les sens se ramasse toute entière dans le cœur comme une tortue effrayée qui se retire à l'intérieur de sa carapace ». Puis il cite un vers : «Extrait et arraché (de l'extérieur), on s'implante dans l'éternel. »

Cette contraction apparaît clairement lorsque, sous l'effet de la terreur ou de la stupéfaction, le souffle s'arrête soudain et l'on est comme muré en soi-même. Pour en expliquer la nature, Jayaratha, de son côté, recourt à une méditation que préconise notre Tantra : on y cherche à bien se convaincre que l'univers est aussi irréel qu'une jonglerie, une peinture, un mirage et que toute connaissance qui s'y rapporte est dénuée de cause et de support, et fallacieuse en conséquence.


Épanouissement de l'énergie ; Vyâpti, pénétration universelle


Grâce à ce moyen que nos auteurs considèrent comme le meilleur des cinq, la Conscience cosmique envahit la conscience limitée. Vyâpti, fusion au Tout qui s'achève en un prodigieux pouvoir d'ubiquité spirituelle, n'est que l'énergie parvenue au terme de son épanouissement (saktivikâsa ). Jayaratha définit cette vyâpti comme une « extase épanouie (samâdhi) qui redéploie le cosmos après que le Soi, identifié au Tout, a fait l'objet d'une reconnaissance parfaite. On dispose alors souverainement du temps et de l'espace.

Pour illustrer vyâpti-vikâsa, ce même commentateur cite deux strophes de notre Agama : le yogin, bien convaincu de son identité à Siva, chante sa propre omniscience, son omnipotence et son ubiquité ; non content de découvrir son immanence au Tout, il se perçoit encore comme l'auteur de l'univers dont les ondes se différencient à partir de lui, le Bhairava.

L'univers se révèle à nouveau en sa nature véritable au regard extasié du jnânin lorsque celui-ci, sortant du samâdhi-aux-yeux-clos de la phase contractée, ouvre ses sens en leur donnant pleine et libre expansion au cours de l'extase-aux-yeux-ouverts (unmïlanasamâdhi). Il jouit alors de la bhairavîmudrâ, attitude qui lui livre accès à la cosmicité : « II contemple tout à l'intérieur de soi-même bien qu'il fixe les yeux à l'extérieur, sans cligner des paupières », attentif au seul instant fugitif où l'impression surgit.

Le Kaksyâstotra célèbre ainsi cet état : « Ayant fixé par ta volonté, en même temps et de tous côtés, l'ensemble de tes énergies — vision et autres — dans le Centre (madhya) qu'il te faut appréhender comme foncièrement tien, alors tu te manifesteras comme l'Un, le fondement de l'univers, fermement fiché comme un pilier d'or ».

Un de nos versets, le plus mystérieux sans contredit, met en œuvre ces deux derniers moyens, contraction et épanouissement de l'énergie, qu'il désigne du nom de feu et de visa: «Que l'on concentre la pensée, identifiée au plaisir éprouvé, au milieu du feu et du poison-omniprésence (visa-vyâpti). Elle s'isole (alors) ou se remplit de souffle (et) l'on s'intègre à la félicité de l'amour ».

En expliquant ce verset nous verrons que feu et poison désignent respectivement le début et la fin de l'union sexuelle ; mais ils représentent aussi chez un grand yogin les deux mouvements de l'énergie qui concentre ou qui dilate l'univers : la conscience (citi), après avoir résorbé l'univers en elle-même (samkoca), le déploie à nouveau (vikâsa). Samkoca est appelé vahni ou agni, feu, parce qu'il consume la dualité. Cette contraction de l'énergie subtile du souffle n'a lieu que si le flux des organes s'apaise et au moment où la kundalini pénètre graduellement dans la voie du milieu en s'élevant grâce à la percée effectuée en bhrû. Visa se présente comme l'épanouissement (vikâsa) de l'énergie, les organes repliés sur eux-mêmes à l'étape précédente commencent à se diriger vers l'extérieur et reprennent contact avec le monde au sortir du recueillement aux yeux clos (nimilanasamâdhi). En ce premier instant d'ébranlement, bien qu'il ait les yeux grands ouverts, le yogin perçoit tout en lui-même comme son propre Soi et il ne s'en différencie pas ; attitude diamétralement opposée à celle de Svayambhû.

Lorsque la kundalini atteint le dvâdasânta le plus élevé, visa ne désigne plus le poison qu'il est pour l'homme ordinaire mais visavyâpti, omnipénétration, parce que l'univers entier se trouve imprégné d'énergie divine pour celui qui s'intègre à lui.

Ainsi d'après notre sloka, le yogin doit concentrer sa pensée parfaitement unifiée dans le plaisir de l'amour, à l'intersection de feu et de visa, à savoir au Centre (madhya) qui forme leur essence commune, le point intermédiaire entre contraction et épanouissement. Ceux-ci n'ont en effet de sens véritable que si l'on réalise le troisième terme qui leur est sousjacent, la Conscience immuable qui les anime et dans laquelle ils perdent leur caractère spécifique.

Cette pratique consiste en dernière analyse à égaliser la kundalini inférieure (adhas) et la kundalini dressée (nrdhva), en sorte que la plénitude jaillisse de l'harmonie totale qui en résulte (samatâ).



RETOUR A LA PURE ÉNERGIE



Que l'énergie soit apaisée et détendue ou qu'elle soit portée au paroxysme de l'agitation ; qu'elle se reploie sur elle-même ou qu'elle s'épanouisse en une riche effusion de soi, le résultat ne variera guère : les énergies particulières céderont la place à une seule qui faisant retour sur elle-même s'engloutira dans l'énergie infiniment subtile et vierge au jaillissement intarissable. Et si l'on peut s'absorber dans cette pure énergie au point de s'identifier à elle, celle-ci deviendra «l'ouverture» vers Siva-Bhairava. On plonge d'abord en elle, on se laisse envahir par elle, puis on la domine et on l'utilise comme un moyen d'accès vers le Dieu.

Nous comprenons mieux maintenant qu'intensité, élargissement et approfondissement de la conscience rejoignent son retentissement (vimarsa) ou sa puissance de vibrer (spanda). Ainsi touchée, la conscience s'éveille et réagit.

Parmi les diverses méthodes qui permettent d'atteindre un contact personnel avec l'énergie dépouillée de ses contingences, le Vijnânabhairava enseigne une pratique de résorption progressive : on immerge les catégories du corps ou celles de l'univers les unes dans les autres en allant des plus grossières aux plus subtiles jusqu'à ce qu'on parvienne à l'énergie en soi, la grande Déesse Bhairavi, qui se révèle alors. Il suffit aussi de considérer un objet en faisant abstraction de son aspect, de son sens, de sa valeur, de l'ensemble de ses relations, en un mot, pour que subsiste seule la chose en soi, l'énergie une, envahissante et libre.

Ainsi le yogin qui s'est tenu au foyer de la concentration en se ramassant dans la voie de l'énergie parvient bientôt aux sources de l'énergie dont la plus éminente est l'unmanâ, celle qui ouvre la voie vers Siva en sevrant l'intellect de la notion de la dualité (vikalpa). La montée de la Lovée nous fera pénétrer dans ce domaine obscur, sans matière et sans forme.


Ascension de la kundalini et fonctionnement du souffle (uccâra)
par la récitation de AUM


Examinons maintenant comment l'énergie du souffle redevient pure conscience (samvid) tandis que la conscience empirique (citta) retourne à son essence de conscience absolue citi.

L'ascension de la kundalini qui relève de la voie de l'énergie synthétise les procédés divers décrits séparément dans les versets de notre Agama, l'un s'attachant au souffle, un autre à l'articulation des sons, un troisième à un retour vers l'énergie, etc. ; car c'est une seule et même énergie qui s'élève dans la voie médiane entraînant elle un affinement et une intériorisation progressive des souffles (prâna), des sons et vibrations subtiles, des pures énergies (kalâ), des catégories de la réalité (tattva) et des pensées.

Ainsi le véritable uccâra, dont on trouve un exemple typique une concentration en douze étapes sur le pranava AUM, la montée du souffle introverti et apaisé sous forme d'énergie médiane (madhyasakti) nommée aussi hamsa ou kundalini et qui se déploie en onze mouvements successifs de façon spontanée (niskala) sans impliquer le moindre effort de volonté.

Ces mouvements dont les premiers peuvent être localisés en un endroit déterminé du corps, s'étendent de A, premier phonème de la syllabe sacrée AUM, jusqu'à l'énergie très subtile (samanâ). Par delà on accède à l'énergie unmanâ, très haut aspect de la Parole.

1 à 3 : Les trois premiers mouvements consistent en la récitation (uccâra) des trois phonèmes A, U, M.

4 : Au moment où ces derniers s'identifient les uns aux autres, apparaît le bindu ou anusvâra, résonance nasale transcrite avec un point sur AU M et qui symbolise l'énergie condensée de la parole. En lui les phonèmes reposent sous une forme indivise. Foyer intense de lumière, ce bindu devient à ce stade une activité agit par elle-même.

5 : La montée du souffle dans la voie du milieu (susumnâ) part du cœur (phonème A), accède à la gorge (U), puis au palais (M); elle perce ensuite le centre des sourcils (bhrûmadhya) = (bindu). Ce bindu atteignant le milieu du front (lalâta) prend fin et la cinquième étape dénommée demi-lune (ardhacandra) lui succède.

6 : Dès que le yogin fait de la susumnâ sa demeure permanente. il jouit de nirodhikâ, l'énergie qui ' obstrue ', ainsi appelée parce que, nous dit-on, les dieux et les yogin ordinaires sont incapables de dépasser cette limite. Mais si, à l'aide d'une initiation spéciale, on réussit à surmonter cette étape difficile, on obtient nâda.

7 : Nâda, résonance intérieure purement mystique, s'étend du front au sommet de la tête et se répand par le conduit central. Elle correspond au son spontané ' anâhata ', non issu de percussion que le commentateur du Tantrâloka définit de la manière suivante : produite par le mouvement du souffle, la résonance anâhata est inarticulée, car aucun agent n'est requis pour l'émettre. Rien ne peut donc faire échec à sa production. On la nomme nâda et elle pénètre tous les autres sons. Jamais elle ne se couche ; c'est pourquoi on la désigne par le terme anâhata.

8 : Au-delà du nâda se trouve nâdânta, textuellement ' fin de la résonance ', d'une extrême subtilité (susùksmadhvani) et qui réside en brahmarandhra. Dans sa glose au Vijnânabhairava, Ksemarâja l'explique par sabdavyâpti, omniprésence du Son.

9 : Sakti, énergie en soi. A la phase suivante de l'énergie, kundalini parvient grâce à l'illumination (vijnâna) jusqu'au brahmarandhra et on la nomme ûrdhvakundalini. Cette phase révèle selon Ksemarâja l'omnipénétration propre à la sensation (sparsavyâpti) qui se traduit par une jouissance dans l'apaisement.

10 : Ayant quitté cette étape, on accède à l'énergie omnipénétrante (vyâpini) qui remplit le cosmos et qui correspond au grand vide. Ksemarâja précise que les limites corporelles tombent et que le yogin jouit de vyomavyâpti.

11 : Puis les bornes spatiales et temporelles une fois franchies et l'objectivité disparue, on s'élève jusqu'à l'énergie d'illumination, samanâ qui réalise la parfaite fusion de toutes les phases précédentes. Le yogin y baigne dans l'égal (sama) et possède désormais un habitus impassible. Telle est la poussée intérieure du cygne (hamsoccâra), autre forme du souffle du milieu ou de la kundalini.

12 : Cette montée qui relève de la suprême modalité (parabhava) s'achève en une énergie ultime, paramâsakti, l'unmanâ au-delà de toute cogitation mentale ' qui transcende les onze mouvements précédents et que rien ne dépasse.

Si, parvenu à la phase de l'énergie impassible et égale (samanâ), le yogin dirige à nouveau son regard vers l'univers, il dispose souverainement de pouvoirs surnaturels variés : s'identifiant au vide propre à l'énergie omnipénétrante (vyâpinî), il devient par son intermédiaire omniprésent comme elle. Ou encore, s'il se concentre sur le vide relatif à samanâ, il participe à l'omniscience de celle-ci. S'il médite sur le toucher (samsparsa), à savoir la félicité au stade de l'énergie, il devient cause de l'univers.

Mais si le yogin, dans sa volonté inlassée de transcender tout pour atteindre Paramasiva, se désintéresse de ces facultés supérieures et repousse le monde objectif, alors, à l'aide de l'énergie homogène (samanâ), il s'élance au-delà des six cheminements du devenir (adhvan), au-delà même des onze phases précédentes et, secouant les derniers liens et imperfections, libéré des conditions mentales, il s'engloutit dans l'énergie unmanâ et s'abîme dans le vide absolu (sûnyâtisûnya) où il recouvre la pure existence sans manière d'être (sattâmâtra).

Unmanâ qui est rejet définitif et complet de toute agitation mentale se confond avec la libre énergie (svâtantryasakti). Étape ultime dans la voie du retour vers Siva, elle forme la prise de conscience de soi (svâtmavimarsa) qui, infinie et parfaitement harmonieuse, hausse le yogin à la divinité en lui permettant de s'identifier à l'inconcevable Paramasiva.




VOIE DE SIVA (SAMBHAVOPÂYA)
ET ABSORPTION DANS LA VACUITÉ



Cette voie du plan suprême (para) qui est celle de la pure volonté en son premier ébranlement (icchâsakti) prend son départ à un stade avancé de la vie spirituelle et laisse loin derrière elle la concentration avec support ainsi que la puissance évocatrice et intense de l'imagination (bhâvanâ). Ne la parcourt à grands pas que le roi des yogin (yogîndra) dont la pensée stable et bien apaisée ne s'attache à rien, pas même à Siva conçu comme un objet de contemplation. Il est en effet tellement épris d'unité et d'absolu que, dans son élan spontané et fougueux vers l'unique Siva, il écarte brutalement doutes, alternatives et jusqu'à toute appréhension distincte.

Contrairement à ce qui se passe dans la voie de l'énergie, l'intuition qui illumine les profondeurs du Soi ne requiert aucun effort pour s'affermir et le jnânin, ayant atteint Bhairava en sa transcendance, devient d'emblée un libéré durant la vie.

La compénétration parfaite (samâvesa) du Soi du yogin et du Soi cosmique (Siva) est plus profonde et plus totale que l'absorption (laya) dans l'objet ou dans l'énergie des voies précédentes. La favorisent l'immobilité prolongée du corps et du regard, le silence, la contemplation de l'immensité spatiale ainsi que toute circonstance où les limites de la personnalité s'effacent : absence de soucis, de désir et de connaissance ; tout ce qui se rapporte, en un mot, à Siva indifférencié (niskala) et privé d'attribut ou de qualité.

Comme la pensée empirique d'un tel jnânin se dissout entièrement et à jamais, sa condition s'appelle cittapralaya et lorsque la conscience limitée se dissipe avec tous les résidus (âsaya) dormant au fond de l'inconscience, l'univers s'absorbe dans la plénitude de la Subjectivité infinie, laquelle ne comporte plus l'ombre d'une différenciation entre sujet et objet.

Dans le but de saisir le flot divin, la voie de l'énergie utilise, nous l'avons vu, deux moyens : excitation extrême de la force vitale (vîrya) et détente apaisée. Dans la voie de Siva, par contre, ces moyens feront place respectivement à un acte intense d'extase (udyama) et à une vacuité totale et spontanée (sûnyatâ) chez le héros qui a le courage de tout abandonner, même son moi, pour saisir l'occasion sans plus jamais la laisser fuir.

Sa pensée (manas) s'engloutit dans le vide du cœur ou dans celui du brahmarandhra et toutes les fluctuations s'apaisent. Ensuite, il doit prendre conscience de cette vacuité pour que jaillisse l'intuition indifférenciée (nirvikalpa) à l'instant où l'acte d'extase le précipite dans la Réalité absolue, Bhairava. C'est alors qu'il s'installe définitivement dans le domaine du milieu (madhyamapada) qui n'est autre que sa propre essence à jamais reconquise. Telles sont les phases quasi simultanées de la voie de Siva que nous allons étudier maintenant.


Apophatisme de la voie de Siva - La sûnyatâ


La voie de l'énergie implique une préparation positive : les stimulants y jouent un rôle défini et permettent aux énergies intensifiées de graviter vers l'unité. L'énergie est donc indispensable pour atteindre Siva.

Mais le grand mystique dont nous allons nous occuper n'utilise jamais sa propre énergie ni ne s'élève de degré en degré par l'intermédiaire de paliers ou de catégories (tattva), il se laisse emporter par la seule voie qui maintenant lui convienne, la voie négative de sambhava, en repoussant le dédoublement qui projette toute la phénoménalité (vikalpa). Il ne fait appel qu'à la seule vacuité sans laquelle ne peut jaillir ni régner l'intuition globale indéterminée (nirvikalpa).

La vacuité de nos auteurs présente certains rapports avec la vacuité (sûnyatâ) des Mâdhyamika. Ceux-ci soutiennent que tous les phénomènes (dharma) sont vides du fait qu'ils dépendent les uns des autres (svabhâva sûnyatâ), et par conséquent, tous semblables (sama) de nature car également privés d'essence (svabhâva). Tout ici-bas est donc vide à l'image d'une magie, d'un mirage, d'un nuage inconsistant, d'une bulle d'eau, du reflet dans un miroir, d'un écho, d'un rêve, d'une ville de Gandharva, etc.. Ces Bouddhistes cherchent à se convaincre du vide universel afin de s'apaiser. L'absolu lui-même est considéré comme vide en ce sens qu'il est libre de dualité et de pensée discursive (vikalpa). Que cette dernière disparaisse et l'intuition de l'absolu surgira. La vacuité constitue ainsi la méthode par excellence qui délivre la Réalité de ses limitations adventices.

Nous trouvons dans notre Tantra et chez les partisans du système Trika les mêmes développements sur l'irréalité des choses, la même méthode d'épuration par le vide. D'autre part, rien en Bhairava-niskala (transcendant) n'est sous mode humain ou fini ; celui-ci ne peut donc être appréhendé par la pensée. Pourtant l'apophatisme de nos auteurs ne débouche pas sur le vide conçu à la manière d'un néant mais sur l'absolu ineffable qui est la plénitude. Reprochant aux Mâdhyamika de refuser à la conscience tout caractère propre et de la considérer, elle aussi, comme irréelle parce que relative, ils soutiennent la Réalité première de la Conscience absolue dont ils font «le réceptacle du grand Vide». « La vacuité, nous dit Abhinavagupta, est la Conscience qui, réfléchissant sur elle-même, se perçoit comme distincte de toute l'objectivité en se disant : 'je ne suis pas cela (neti, neti)'. Tel est l'état le plus élevé auquel accèdent les yogin ».

La vacuité se ramène en dernière analyse à la Conscience en tant qu'Acte pur (spanda), énergie générique prise en sa source indifférenciée et foncièrement libre (svâtantryasakti). Dans sa glose au passage cité d'Abhinavagupta, Jayaratha identifie la vacuité à l'état du milieu ou centre (madhyamapada) que, pour cette raison, nous avons traduit par ' vide interstitiel ' : « C'est lui qu'on nomme vacuité et lieu de repos (visrântisthâna). »

Entre la Conscience absolue (Paramasiva) et la conscience relative et imparfaite, au départ aussi bien qu'à l'arrivée, se situe un hiatus indéfinissable (sûnyâtisûnya), cet abîme sans lequel l'absolu ne pourrait en y fulgurant se manifester comme différencié et limité.

Si nous abordons maintenant la vacuité du seul point de vue de la pratique, le dynamisme d'anéantissement doit s'étendre à toute l'objectivité. Le but du mystique étant, nous l'avons vu, de jouir de l'intuition globale de la réalité en perçant l'écran des structures obscurcissantes, il lui faut répudier tout le différencié — l'univers et le moi — pour ne conserver que la conscience indifférenciée : considéré comme séparé de la Conscience absolue (cit) le monde n'est rien », nous enseigne le Pratyabhijnâhrdaya.

Pour se convaincre de l'inanité de l'univers différencié, le Vijnânabhairava propose de l'imaginer comme une fantasmagorie, un rêve, un tourbillon, un reflet dans l'intellect, un mirage, en un mot comme l'œuvre d'un magicien qui par son pouvoir d'illusion (mâyâsakti) tient l'homme sous son sortilège en lui représentant l'universel Bhairava comme un univers composite (sakala) dont l'homme lui aussi n'est qu'une parcelle séparée, tandis qu'en fait la Réalité forme un Tout, bloc de conscience et de félicité dans lequel Siva, l'univers et le Soi ne sont nullement scindés.

Cette tâche offre d'innombrables difficultés parce que l'activité s'oppose à l'opération naturelle de la pensée qui cherche arrêt à remplir le vide de l'existence par l'action, par l'acquision de biens temporels ou spirituels, par la méditation ou autres pratiques qui prétendent faire progresser sur la voie du salut. Si l'on accueille le vide de façon totale et qu'on s'y absorbe complètement, inquiétude et soucis prendront fin et l'on jouira de la tranquillité. Mais il ne suffit pas de se convaincre du vide universel, il faut le reconnaître dans son corps, dans son souffle, dans sa pensée et jusque dans le vide lui-même. L'homme confond en effet son moi véritable avec ces quatre facteurs contingents ; il a faut donc le discriminer de sa connexion avec ses appartenances.

Afin de faire échec à la croyance qui fait dire du corps : c'est moi, le yogin s'efforce de briser la solidarité qui le retient à ce corps en le considérant comme vide, privé de force, de substance, de support externe ou interne, ou encore, en l'imaginant consumé par les flammes ou répandu en tous lieux. Selon la voie parcourue nous verrons que, pour le mieux oublier, tantôt il l'immobilise durant une méditation prolongée, tantôt il suspend ses fonctions organiques (voie inférieure). Mais il lui arrive (voie de l'énergie) de se détacher spontanément de lui dans des circonstances spéciales, au moment du danger ou s'il revit par exemple en souvenir dans le passé.

Puis le yogin s'attaque à l'illusion qui identifie le Soi au souffle vital (prâna) en abolissant le fonctionnement habituel des souffles inspiré et expiré qu'il fait fusionner en un seul, tandis que le souffle apaisé prend la voie du milieu, celle du vide sans mesure.

Mais, erreur plus profonde, l'homme se croit aussi identique à sa pensée (buddhi), une pensée alourdie de constructions mentales et d'entraves impures, qui lui fait dire : je suis malheureux, etc.

La conscience ne peut appréhender l'éclair jaillissant de la vérité ni répondre immédiatement au premier ébranlement des impressions ou des incitations subtiles de la Réalité si elle ne recouvre son acuité, sa souplesse et sa finesse native. Pour ce faire, il lui faut s'absorber dans la vacuité et se libérer des expériences accumulées qui imposent à la Réalité des cuirasses rigides et artificielles.

La plupart des concentrations décrites par notre tantra s'efforcent d'anéantir la dualité mentale responsable des structures. Le vide porte donc sur le choix, l'alternative, le doute, les imaginations, les synthèses et les analyses ainsi que sur l'objet de la méditation — fût-il Siva lui-même — et jusqu'au désir d'accéder à Siva, puisque ce désir projette l'homme irrémédiablement vers l'avenir. Le dynamisme épurateur s'étend encore aux procédés utilisés sans excepter la concentration qui sert à faire le vide.

La tâche du yogin n'est pas pour autant achevée : il lui reste à surmonter la vacuité qui assume des aspects variés. Elle se présente d'abord sur le plan ordinaire comme une sphère obscure où viennent se résorber les choses différenciées. Mais si elle ne comporte aucun facteur sensible ou mental, pourtant des sédiments et tendances inconscients y demeurent encore qui rivent l'homme au passé et que la bhâvanâ a pour but de réduire.

Sur le plan proprement mystique, le vide est un obstacle redoutable que rencontre un yogin qui n'a pas entièrement rompu avec la dualité. Seule une très grande vigilance serait apte à surmonter les états de vide et d'inconscience, mais justement tout contrôle disparaît dès qu'on aborde le vide.

Au début de la pratique, on sombre dans le vide chaque fois que l'objet l'emporte sur le sujet, surtout au moment où l'adepte franchit l'intervalle qui sépare une étape de la suivante, du corps au souffle, du souffle au corps subtil, etc.

Il arrive aussi que le yogin prenne pour le Soi un vide fait d'extases inconscientes auquel il s'attache. Abhinavagupta condamne cette vacuité « qui ressortit, dit-il, à une forme limitée de la conscience universelle, tout comme l'absence d'un vase (n'est nullement un espace illimité) mais une portion d'espace vide et limitée ».

Au sommet de la vie spirituelle, un vide plus subtil guette le jnânin en bhairavïmudrâ, à l'instant où s'égalisent intériorité et extériorité, et au passage de Siva à Paramasiva.

Pour échapper au vide inconscient et stérile (jadàvasthâ) ou pour entrer en pleine conscience dans le vide apaisé du nirvikalpa, le Vijnânabhairavatantra insiste, dès les premiers versets concernant la pratique (24-29), sur des exercices de souffle qui ont pour fin de remplir la personne physique et morale d'une énergie intense et vibrante ; c'est grâce à celle-ci qu'on sortira à volonté des états de vacuité et qu'on atteindra Bhairava.


Les sept vacuités et l'anéantissement progressif


A côté des vacuités que nous venons de caractériser et dont certaines relèvent de degrés supérieurs de la vie mystique mais que des auteurs postérieurs comme Abhinavagupta et Ksemarâja signalent comme pleines d'écueil pour qui ne peut ou ne veut les surmonter, il existe d'autres vacuités que prônent les anciens Tantra, dont notre Vijnânabhairava. Elles appartiennent au yogin qui s'enfonce de couches en couches de conscience toujours plus intimes à travers le vide interstitiel (madhya) : « Toutes les fois, écrit Ksemarâja, qu'une forme (de conscience) tournée vers l'extérieur s'apaise dans une essence qui lui est plus intérieure (svarûpa), alors fulgure instantanément l'illustre Conscience du Quatrième (état) ».

C'est ce que notre système désigne par l'expression mahâvyâpti, la grande Fusion ou intégration dans laquelle l'externe se résorbe dans l'interne à des niveaux de plus en plus profonds.

L'originalité du Vijnânabhairava est précisément de concevoir l'énergie comme un dynamisme destructeur qui absorbe peu à peu en elle-même ce qu'elle avait engendré.

Le Svacchanda tantra énumère sept vacuités superposées qui se creusent à mesure que les obstacles s'effondrent. L'homme vit en effet à la surface de soi et des choses, dans la zone superficielle de la dispersion nommée vyutthâna par les philosophes indiens ; mais que celle-ci se fissure (madhya) et il entreverra le calme régnant dans la couche sousjacente. S'il arrive à y prendre pied, il percevra l'inanité de la vie superficielle menée par lui jusque-là ; et les fondements de cette vie s'écrouleront d'eux-mêmes. Cette première vacuité ou vide du haut (ûrdhva) propre à l'étape nâdânta met fin à la servitude toute entière. Si à nouveau une faille se produit, il atteindra une nappe plus secrète de la vie spirituelle, le vide du bas (adhahsûnya), du sanctuaire du cœur où l'expansion phénoménale n'est plus saisie qu'en sa source jaillissante (ullasitaprapanca). Il y jouit d'une paix et d'une béatitude plus grandes encore que dans la vacuité précédente tandis que les différenciations de cette dernière s'estompent. Puis il aborde le vide intermédiaire (madhyasûnya) dans lequel le monde objectif (prameya) disparaît à mesure que s'élève progressivement la lovée à travers les étapes de son ascension.

Au-delà de ce vide, le yogin se glisse de faille en faille successivement dans le grand vide cosmique (mahâsûnya) qui appartient à l'énergie omnipénétrante (vyâpini), puis dans le vide de l'équanimité (samanâ) qui transcende espace et temps et, delà, il s'abîme dans le vide propre à l'énergie supramentale (unmanâ) où règne la parfaite liberté. C'est en ce vide et par lui que la réalité suprême se met à vibrer.

Unmanâ, comme on l'a vu, est l'énergie la plus haute de la Conscience, celle qui ouvre la voie vers Siva ; mais elle doit pourtant s'effacer devant la septième des vacuités : Abandonnant ces six vacuités, que le yogin s'absorbe dans la septième, d'une extrême subtilité et qui ne comporte aucun état (avasthâ) . D'elle on ne peut rien dire ; on lui donne comme équivalent : asûnya, non-vide ou plénitude, Paramasiva, absolu ineffable, pure existence (sattâmâtra), Lumière de la conscience indifférenciée (prakâsa), Paix suréminente.




VOIE BRÈVE ET INSTANTANÉE DU NIRVIKALPA
ACTE D'EXTASE (UDYAMA)



Progressant ainsi de vacuité en vacuité, on renonce aux couches superficielles et objectives du moi afin de parvenir au vrai Centre (madhya) et lorsqu'on s'empare de l'intuition du Soi (avikalpa), on s'absorbe dans la contemplation de sa propre nature de Sujet conscient que ne pollue plus l'identification erronée avec le corps, la vie, l'intellect et le vide.

Tous les moyens que nous avons étudiés convergent donc vers cette intuition indifférenciée (nirvikalpa) et se ramènent en définitive à ce seul moyen indispensable et suffisant. Si nos auteurs décrivent tant d'autres moyens, c'est pour que chacun puisse obtenir la délivrance en choisissant celui qu'il préfère.

On a vu comment on atteint le nirvikalpa dans la voie intermédiaire en mettant à profit une énergie tendue à son maximum au cours de circonstances exceptionnelles. Mais ici, dans la voie de Siva, c'est d'une autre manière qu'on pénètre en soi-même ; nous venons d'exposer la première des conditions, la vacuité dans laquelle vit le yogindra, il nous reste à donner quelques précisions sur le facteur principal, l'acte catalyseur qui fait basculer tout à coup dans les profondeurs du cœur.

Udyama, ce pur acte pris en son ébranlement initial (prathamâluti), bloqué sur le moment présent et où le temps s'arrête soudain, constitue à lui seul la voie brève de Siva, celle de l'intuition mystique, alors que ce ' héros parmi les yogin ' réside dans son acte et nulle part ailleurs, n'est plus que cet acte même.

Comme les sufi et tous les véritables mystiques, les partisans du Trika prônent la voie la plus brève en faisant de l'instant-choc où l'acte s'ébranle et fulgure, la base même de leur méthode. On y retrouve le satori du Zen, ce regard intuitif instantané qui perce la nature des choses et qu'un brusque renversement des habitudes accompagne. C'est que, ici et là, il ne s'agit pas d'une mystique de l'évolution dans la durée mais d'une mystique de la soudaine révolution qui annule le temps, dès qu'elle touche à l'avènement premier et nouveau, udaya.

Pourtant on ne peut comprendre la portée réelle de l'instant d'illumination sans quelques mots d'explication sur la conception du temps chez nos philosophes, conception qui a ses origines chez leurs devanciers, les Bouddhistes Sautrântika-Yogâcâra, partisans de l'existence du seul instant. La réalité n'est qu'efficience et ne sont efficientes que les choses instantanées. Le temps apparemment continu est un temps factice qu'engendre notre activité pour les besoins de la vie pratique. Le système Trika, de son côté, n'admet pas de substance qui soutienne les phénomènes et rejette non moins énergiquement un temps conçu comme une entité réelle et homogène qui. sousjacent aux instants, les relierait entre eux. Puisqu'aucun temps n'unit substantiellement les instants, le yogin pourra les disjoindre et pénétrer dans le vide interstitiel (madhya) libérateur qui sépare deux instants successifs.

Si le temps n'est en dernière analyse pour nos philosophes que la vibration ou le mouvement intérieur de la conscience, deux attitudes à son égard s'avèrent possibles : ou bien rester l'esclave d'un temps procédant d'une activité limitée et relâchée dans laquelle l'ardeur s'émousse, ou devenir le maître d'un temps qu'on crée ou détruit à son gré en résidant au cœur même de la force créatrice consciente, en son acte indivis ou vibration subtile et fervente — dans l'instant.

Il n'en va pas autrement dans la vie psychique ordinaire. Tout acte de connaissance, d'après Abhinavagupta, implique deux phases successives : la première, éminemment fugitive et insoupçonnée du grand nombre, consiste en une préperception (prâthamikâlocana), contact immédiat avec la chose à peine entrevue, surprise au premier instant de son jaillissement, alors que l'on obéit au simple désir de voir ou d'entendre, l'acte de perception commençant tout juste à vibrer. Ainsi au début de la perception, nous avons une impression intense qui se montre d'autant plus vive et frappante que la pensée, entièrement appuyée sur elle-même, reste dissoute dans le Je absolu et illimité. La seconde, au contraire, n'est que la mise en relation propre à la perception : la pensée, alertée, construit l'objet particulier dans l'espace et dans le temps en l'opposant, d'une part, au sujet et, de l'autre, aux objets dont elle le distingue clairement.

De même quant à l'activité : lors de l'ébranlement initial (prathamâ tuti) de la volonté, on se tient dans l'initiative de l'acte, dans l'intention nue ; mais il faut un yogîndra pour s'emparer de l'ébranlement de l'énergie et pour vivre l'acte en sa source, pur acte non-achevé avant qu'il ne devienne, au moment suivant, désir déterminé et exprimable.

La prise de conscience de l'instant encore immergé dans la Réalité totale — le seul instant susceptible de déboucher sur l'illumination — nous apparaît comme un commencement absolu et gratuit, acte plein d'ardeur, liberté sans égale. L'homme ordinaire ne peut s'arrêter à cet instant car, sous l'élan de son désir, il se projette sans tarder à l'instant suivant, celui de la construction d'un univers factice bien limité que régit la dualité du sujet et de l'objet.

Abhinavagupta nomme cette révolution qui brise la continuité temporelle ' rupture des deux modalités du temps ' — le passé et l'avenir —. « C'est en cet instant même, dit-il, au moment présent, actuel, que se réalise (l'expérience mystique), tandis que passé et futur se trouvent exclus. Mais ensuite le moment présent à son tour est lui aussi rejeté puisqu'il dépend des deux autres ». En sorte que l'on surplombe l'instant et qu'on accède à l'éternel affranchi de la durée temporelle.

L'énergie indifférenciée (kula) n'est plus alors que jouissance d'une suprême félicité que ne limitent plus l'espace et le temps, transcendante, inébranlable, sous sa forme émergente (visarga). Abhinavagupta cite ici un verset : « Ayant immobilisé sa propre roue de rayons et bu l'ambroisie incomparable, qu'on soit pleinement heureux dans un éternel présent, après avoir mis un terme aux deux temps. »


Évanouissement du support


Nous avons vu le vide se creuser, l'objectivité se dissiper et l'immersion dans l'interstice (madhya) se produire tandis que s'efface soudain le moyen qui a servi à faire le vide : nous trouvons en effet, dans le Vijnânabhairava, maints exemples de rupture de signification, de substitution systématique de ce qui fut le point de départ de la concentration, d'où un décalage imprévu laissant la conscience éberluée et tout à coup privée de son support. Telle est l'expérience typique de l'Éveil (unmesa) que la Spandakârikâ décrit ainsi : « II arrive que chez (un homme) occupé à une seule pensée, une autre surgisse en lui. C'est ce qu'il faut reconnaître pour l'Éveil. Qu'on l'éprouve chacun pour soi. »

Ksemarâja éclaircit le sens de cette kârikâ en citant notre sloka 62 : à l'instant précis où la pensée quitte une chose, elle ne doit pas se diriger vers une autre ; la Réalité médiane sousjacente jaillit alors et grâce à elle s'épanouit totalement cette réalisation que la kârikâ nomme Éveil (unmesa). Et il précise également que toute l'objectivité se dissout tout à coup et qu'on jouit d'un ravissement extraordinaire (camatkâra), l'unmesa fait de pure intériorité.

Mais quel rapport doit-on établir entre la disparition du support et l'envahissement par la plénitude ? S'il arrive que le premier détermine le second au sens de la formule bouddhique « ceci étant, cela apparaît » — l'obstacle disparaissant, la Réalité se manifeste — n'est-ce pas plutôt, dans un système de la grâce, parce que la Réalité plénière, l'Acte pur (spanda) inonde l'être du yogin que la diversité et son support s'effondrent ? Tel serait alors le sens profond de l'expression ' cidekaghana ', cette masse indivise de conscience et de félicité où l'on verrait volontiers au moment de l'illumination une emprise mystique, réalité dense, coulée intérieure sans fissure, infiniment positive et qui est bien autre chose qu'une simple absence de pensée discursive.

Notre texte la nomme existence brahmique afin de la distinguer d'une existence abstraite ou idéale, du fait qu'elle est la vie même des choses. Nous y plongeons comme dans un bain et elle nous imprègne de partout. L'univers, d'autre part, se présente tout entier en son essence, dépouillé de l'accessoire et, en même temps, de façon indivisible, se présente le moi sous forme d'une totalité débordante de félicité. Le yogin touche alors à la cime du bonheur et l'on peut dire que la félicité n'est pas en lui, mais que c'est lui qui repose en elle.

Pour exprimer les impressions de légèreté et de souplesse de qui se meut dans l'immensité de la Conscience, le Vijnânabhairava compare fréquemment cette dernière à l'éther (âkâsa), ce milieu infini, sans forme ni limite, universel comme elle. L'impression d'harmonie légère et apaisée se révèle non seulement dans un souffle subtil et aérien, et dans la pensée ou la sensibilité, mais aussi dans les énergies corporelles qui, devenues vibrantes, perdent opacité et lenteur. La conscience ne trébuche plus à chacune de ses démarches, alourdie, tendue vers l'effort, mais elle vogue librement et joyeusement dans la douceur et la béatitude.


Le libéré vivant et la samatâ


Parvenu à ce stade, le yogin s'est établi dans le domaine du Centre (madhyamapada) dont rien désormais ne peut le faire déchoir ; domaine de la conscience égale et sans scission où dehors et dedans se confondent. L'intériorité et l'extériorité qu'il éprouvait de façon alternative jusqu'ici font place à une harmonie ininterrompue à partir du moment où l'état théopathique a définitivement remplacé les intuitions discontinues. C'est en cela que réside d'après Abhinavagupta la grandeur du Maître illuminé : il voit Siva réfléchi à l'intérieur et à l'extérieur dans le miroir de son propre Soi.

La Réalité à une seule saveur (samarasatattva ou samarasya) propre à l'énergie la plus haute où n'accède plus la pensée (unmanâ) appartient au Bhairava, ce libéré vivant (jïvanmukta) qui s'intègre à tout l'univers lorsqu'il pénètre dans les six cheminements conscients et inconscients, mobiles et immobiles, et dans toutes les modalités du devenir. Mais le parfait déifié ne se contente pas d'embrasser tous les modes, il les transcende également : résidant imperturbable au milieu du monde, les yeux bien ouverts à ses réalités, il y déploie une activité alerte et efficiente, ses moindres actes, pensées et paroles révélant l'unité divine et la maîtrise qui en procède.

Si les Sivaïtes kashmîriens insistent tant sur la situation centrale immuable, c'est que le yogîndra qui s'y installe se tient à l'origine dont toute chose rayonne et y jouit de la liberté absolue enracinée au cœur de l'univers : tout lui apparaît gratuit, échappant à la nécessité de la séquence logique, de l'engrenage serré du temps et de la causalité parce qu'il vit dans un instant éternel. A strictement parler, on ne peut le désigner par le terme ' libéré ' (mukta) puisqu'il se contente de reprendre conscience de sa liberté inaliénable qui ne saurait être ni perdue ni retrouvée.

Si l'on récapitule les étapes de la progression d'un yogin par rapport à la vision qu'il a de l'univers, on tracera à la suite d'Abhinavagupta les étapes suivantes qui correspondent aux trois voies : L'homme dont la conscience se tranquillise en s'attachant à l'objet de sa concentration fait pénétrer le monde de la dualité dans sa pensée apaisée — étape cittavisrânti de la voie inférieure. Ainsi calmée, cette pensée devient apte à recevoir l'illumination alors que sujet et objet tendent à l'unité. Abîmé dans l'extase de pure énergie, le yogin dont la pensée est illuminée jouit de la vision parfaite d'un cosmos unifié (ekïbhûta) résidant dans sa propre conscience et qui ne peut pas plus s'en séparer qu'un reflet du miroir. Mais son illumination passagère n'est telle que par rapport au plan phénoménal, sa pensée (citta) n'ayant pas disparu pour faire place à la conscience absolue (cit) — étape cittasambodha de la voie de l'Énergie. Par contre la splendeur illuminante de la voie Siva, tout en demeurant identique par essence à l'illumination de la voie de l'énergie, n'est plus un état passager car le Soi y fulgure perpétuellement. La pensée illuminée s'efface toute entière devant l'indestructible Lumière (citprakâsa) tandis que le cosmos intériorisé s'identifie à l'absolu, Paramasiva — étape cittapralaya de la voie de sambhava.



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