entrée
BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja









VOIES DE LA LIBÉRATION

La Maharthamanjari de Mahesvarananda - Traduction de Lilian Silburn (Éditeur : Institut de civilisation indienne - Diffusion E. de Boccard 11, rue de Médicis Paris 6°).

Ainsi que nous l'avons vu, l'énergie consciente (sakti), centrée dans le Cœur (Siva), se déploie et se disperse en formant autour de lui des cercles de plus en plus larges : Sujet conscient universel, vraie Connaissance ou gnose, pur sujet connaissant, moyens de connaissance et objet connu. Mais Siva et sakti parvenus au niveau objectif de l'individualité, n'aspirent qu'à recouvrer la totalité indivise du Cœur dans laquelle conscience et toute-puissante autonomie ne font qu'un.

Pour pénétrer dans le Cœur, il faut se frayer un chemin à l'intersection de deux plans : à la jonction de l'objet connu et de la connaissance, ou à celle de la connaissance et du pur sujet ou encore entre ce dernier et le Sujet universel, chaque type de percée correspondant respectivement à la voie individuelle, à celle de l'énergie et à la voie de Siva.

Nous ne nous étendrons guère sur la voie individuelle (anavopaya) puisque Mahesvarananda ne s'y intéresse pas ; qu'il suffise de dire, afin de la situer par rapport aux autres, que ses nombreuses pratiques couvrent le cercle de l'objectivité (prameya) rattaché à l'énergie qui met en œuvre l'activité (kriyasakti) des organes sensoriels, cognitifs, etc. et s'oriente vers l'objet appréhendé au troisième moment de la perception. Ce cercle a pour expression le langage ordinaire (vaikhari).

Celui qui progresse dans la voie individuelle cherche à s'affranchir de la catégorie des objets et, afin de parvenir au cercle de la connaissance, il effectue une percée entre les deux souffles inspiré et expiré (apana et prana) : il découvre le souffle apaisé et vibrant qui ranime les rythmes détendus et fluctuants en leur restituant la nature originelle du spanda. L'évocation du cosmos sous la forme de la Roue des énergies lui sert à rassembler en un seul point ses énergies organiques dispersées dans le monde sensible où l'individu reste esclave des choses. Il s'élève alors à la voie suivante.

La voie de l'énergie (saktopaya) de l'école Krama a pour champ d'action le cercle des modes de connaissance (pramana) dégagés de l'objet externe. Elle tend à la gnose (pramiti - Évidence de la totalité sans discursivité et résultat de la connaissance même, que nous traduisons ici par gnose suprême.) dans laquelle l'objet, enfin connu, repose dans le sujet.

Le cercle du pramana appartient au second moment de la perception propre à l'énergie cognitive (jnanasakti) encore soumise à la dualité conceptuelle (vikalpa) et ayant pour enveloppe verbale la parole intermédiaire (madhyamavak). Après s'être affranchi des données sensorielles de la voie inférieure, le yogi s'efforce maintenant de mettre un terme aux modalités de la connaissance et, faisant retour aux sources du pramana, d'atteindre le pur sujet connaissant. La percée qui ouvre accès au plan immédiatement supérieur, celui du sujet, a lieu entre deux connaissances : le yogi utilise à cette fin son énergie tendue à l'extrême en vue de produire une excitation intense, un tourbillonnement de vikalpa qui transforme cette excitation en une énergie divine (spanda). Mais un apaisement constant rend seul apte à supporter une telle vibration et à capter ce mouvement intérieur, celui de l'acte pur.

La voie de Siva (sambhavopaya) que préconise le système Kula s'étend du sujet libéré de toute bi-polarité (Nirvikalpa. Le pramatr, que nous qualifions de pur, est toujours affranchi de tendances dualisantes, l'objet se trouvant dissout en lui. La découverte du sujet correspond à celle du Soi, atman, mais non à l'éveil cosmique ou identification au suprême Sujet.) jusqu'au Sujet universel.

Le cercle du pur sujet (pramatr) se caractérise par la parole, pasyanti et par l'énergie intentionnelle (icchasakti) qui se pose au premier moment de la perception. C'est entre cette volonté tendue en un surpassement de soi et le pur sujet que se situe la percée qui. fait pénétrer dans le Cœur, lorsque le sujet, tout ramassé en son ultime élan (udyama), y découvre le suprême Sujet conscient. D'après Mahesvarananda, comm. au sl. 56. il semble que le passage qui livre accès au vide interstitiel aille en se rétrécissant de voie en voie. Entre le pur sujet et le sujet universel, le système Krama insère le cercle du pramiti, gnose ou profonde conscience de soi ; elle se situerait au niveau de la parole subtile (suksma), de siva-sans-relation (anasritasiva) ou l'indicible (anakhya) dans lequel sujet et objet s'identifient.

La voie de la prise de conscience (vimarsopaya) qui mène à la reconnaissance de soi, dont se réclame l'école Pratyabhijna, relève du cercle du suprême Sujet (parapramatr) ; elle a pour énergie propre la félicité (anandasakti). Cette voie débouche sur la Réalité absolue sans manière d'être, dans laquelle baignent toutes les choses, qui exclut tout moyen d'approche (anupaya) et qu'on identifie au Cœur, à la parole suprême (paravak), à la lumière consciente suréminente (paraprakasa).

Après cet aperçu d'ensemble, nous reprendrons l'étude de chacune de ces voies : anupaya et vimarsopaya pour la Pratyabhijna, sambhavopaya pour le système Kula et saktopaya pour le Krama.


VOIE DE LA PRISE DE CONSCIENCE. ÉCOLE PRATYABHIJNA

Mahesvarananda expose au début de son commentaire la reconnaissance du Soi pratyabhijna qu'il appelle vimarsopaya, voie qui, par la prise de conscience appréhende le Soi comme identique au Soi universel. Cette parfaite connaissance (parijnana) étant le but poursuivi, il faut chercher, dit-il, à définir en quoi consiste cette prise de conscience dont dépend la révélation de notre propre souveraineté. Étant donné que le monde, compris comme il convient, n'enchaîne pas mais procure félicité et délivrance en cette vie même, on doit analyser l'expérience éprouvée au contact d'un objet quelconque : au moment où les organes sensoriels le saisissent, on doit prendre conscience du sujet libre et sans artifice, substrat de ce processus, les organes prenant appui sur la pensée et celle-ci sur le sujet conscient de soi. On peut ainsi s'emparer à tout instant de l'essence du sujet.

Abhinavagupta donne quelques précisions à ce propos : « Le système enseigne qu'on atteint le véritable et ultime sujet conscient en menant l'investigation d'une impression de bleu, de plaisir etc. très clairement manifestée à la conscience, jusqu'aux sources de la connaissance : le but dernier de toute prise de conscience déterminée est le repos dans sa propre essence, le Soi. C'est là l'expérience du Je (ahambhava) en sa liberté ».

Il dit encore autre part que le moyen à suivre pour appréhender intuitivement la suprême non-dualité consiste à percevoir la non-différence au sein même du différencié ou, au contraire, la multiplicité dans l'indifférencié, les aspects variés d'une cruche reposant sur le sujet unique ; unité et multiplicité se manifestent toutes deux comme également réelles parce qu'elles ont pour substrat la libre conscience qui unifie les connaissances et les sépare à sa guise ; en conséquence la vie pratique ne se montre pas un obstacle incompatible avec l'absorption dans l'essence divine.

La prise de conscience de sa propre réalité ainsi que des pouvoirs que l'on possède naturellement, rejoint l'anupaya, non-voie, ou la Science suprême (vijnana), brillant de son propre éclat audessus de tous les moyens de connaissance, et leur source même, repos sans égal dans l'énergie la plus élevée, la béatitude (anandasakti).

Cette non-voie (an-upaya) identique à la non-dualité (nirvikalpa) répond plus aux besoins de la théorie qu'à ceux de la pratique, puisque aucune forme d'activité n'est requise, sinon laisser la Conscience s'épanouir tandis que tout le reste disparaît. Si, afin de pouvoir en parler, Abhinavagupta se trouve obligé de la définir comme un moyen très réduit (alpopaya), il le fait seulement pour montrer que nulle initiative n'est à prendre : ni s'élever vers la Réalité ni s'y précipiter.

Pénétrer d'emblée dans la Conscience absolue est l'œuvre du sambhavopaya : on y découvre Siva uni à l'énergie et doué de sa pleine liberté. Anupaya, par contre désigne la réalité même de la Conscience lumineuse par nature, par-delà la différenciation Siva-sakti. C'est l'absolu dans lequel le yogi se trouve scellé (mudra) aussitôt la progression (krama) des autres voies effacée.


VOIE DE SIVA. ÉCOLE KULA

Abhinavagupta qualifie l'accès suprême et divin (le sambhavopaya) de kulopaya ou d'atmopaya, voie du Soi, d'ekadha, tout à la fois, et donc indifférenciée (nirvikalpa) ; le Soi jaillit en toute évidence et pleinement, face à face ; et ce qui resplendit ainsi, complètement révélé en un ébranlement interne (sphuratta), c'est l'énergie intentionnelle (icchasakti). Telle est la voie dite de connaissance du premier regard (adya), quand on demeure dans le seul nirvikalpa, en pleine prise de conscience de soi.

Utpaladeva et Abhinavagupta insistent également sur vimarsa comme moyen de parvenir à la Réalité ultime : pourtant le premier, qui se rattache à l'école Pratyabhijna, met en relief son aspect de prise de conscience et de félicité (anandasakti) affranchie de toute relation objective, tandis que le second, s'il expose les vues de l'école Kula à laquelle vont ses préférences, souligne son aspect de libre conscience, svatantryasakti, unie à prakasa, lumière consciente. La prise de conscience s'effectue au niveau de l'intention, dans l'exercice même de l'acte.

Abhinavagupta définit la volonté créatrice comme un désir de faire, ayant pour synonyme liberté. Paramarsa et svatantrya. C'est dans l'acte d'intention que l'on a l'expérience immédiate de la liberté. Mais l'énergie propre à la volonté (icchasakti) qui conserve une très légère trace d'objectivité apparaît comme moins parfaite que l'expérience de la félicité, libre de toute relation objective. La volonté est néanmoins plus parfaite que la connaissance qui tend vers l'objectivité ; quant à l'énergie qui s'éparpille en activités variées (kriyasakti) et se situe en pleine objectivité, on la considère comme inférieure par rapport aux autres. La volonté divine, absolument indépendante et conscience de soi ininterrompue, est une liberté sans entrave : si le Seigneur veut prendre l'apparence d'une cruche, sa volonté sera à la fois cause, agent et activité. « En lui-même, le désir ne comporte aucune succession temporelle ; il n'y a pas non plus de gradation quand le Seigneur prend conscience : je vibre, j'ai conscience de moi, simple conscience du Je sous forme d'intention (iccha).

La voie de Siva est toute entière contenue dans l'ébranlement de la volonté. Cet acte pur saisi en son instantanéité n'est autre que l'élan du cœur (udyama) qui, au début de l'émanation, manifeste l'univers en tant qu'énergie jaillissante ; point de départ vers le différencié, il en est aussi le point d'arrivée, car c'est toujours le même élan du Je : entre le terme premier et le terme dernier, rien ne s'est réellement passé car l'acte abolit essentiellement le temps.

Udyama est à la fois la pulsation initiale de la volonté qui a lieu dans l'intime du cœur et la prise de conscience de cette pulsation originaire qui correspond à l'éveil cosmique et à l'illumination la plus haute. Élan spontané par-delà tout le différencié, cet élan n'appartient déjà plus à l'individu mais à bhairava même. Intense et bref, udyama jaillit libre et parfait sans aucune détermination. Ainsi le yogi, uniquement et de tout son être tendu vers l'Un, l'obtient en un instant et pour toujours. Cette reprise totale de soi dans l'acte de conscience s'achève dans l'épanouissement de toutes les énergies de la conscience universelle. L'énergie s'identifie à Siva et l'acte de conscience se confond avec la lumière absolue. Pourvue de toutes ses énergies, la personne se trouve divinisée.

Parvenu à l'état bhairava, le yogi doit encore exercer sa triple activité d'émanation, de conservation et de résorption par rapport à l'univers : « Un véritable adepte du Trika doit devenir le maître des trois aspects de la voie de Siva : 1. Sous forme d'émission créatrice, il prendra conscience de façon globale (paramarsa) des phonèmes de A à HA quand il atteint l'état bhairava, au moment où jaillit l'intuition : cet univers surgit de moi, le Je (aham) ; il perçoit alors en sa propre conscience et intuitivement la roue des lettres-mères s'étendant de A à HA. On le dit donc marqué du sceau de Siva. 2. Sous forme de conservation, il reconnaît : cet univers se reflète en moi ; protégeant ainsi l'univers, il en devient le maître, et participe alors au bhairava universel ; celui-ci est supérieur au bhairava précédent qu'il ne découvrait qu'en lui-même (atmika). 3. Sous forme de résorption, l'adepte prend conscience : tout ceci est moi seul, par l'efficience de la formule du Je absolu, il résorbe l'univers en lui-même et pénètre dans l'état apaisé de l'universel bhairava, tous les mantra concentrés en un seul, le Je suprême. Abhinavagupta achève cette description ainsi : « Adoration, attitudes et formules mystiques n'existent plus pour qui s'est abîmé dans la plénitude du Je ; bain, vœu, purifications corporelles, injonctions, récitations, sacrifices, samadhi ne sont plus pour lui que des fictions (kalpana) ». (T. A .. III. 268 sqq., 280-289).


VOIE DE L'ÉNERGIE. ÉCOLE KRAMA-MAHARTHA

C'est par le débordement de sa félicité que le flot de l'énergie manifeste toute chose. Ce flot passe en nous et fait notre conscience et notre force. La Spandakarika montre clairement que l'Acte spontané et vibrant s'écoule à travers nos états psychiques (veille, rêve et sommeil profond) sans jamais perdre sa propre essence de sujet conscient. Si nous n'étions pas plongés en lui, nous serions incapables de la moindre initiative : nous ne pouvons faire fonctionner nos organes sans prendre contact avec l'efficacité du Soi. Nous ne sommes que l'instrument de l'énergie divine.

Cette énergie, indéterminée et indifférenciée par nature, demeure toujours d'égale intensité ; qu'elle soit latente en Siva ou pleinement déployée en un univers différencié, qu'elle coule librement ou que des obstacles entravent son cours, elle n'augmente ni ne diminue. Car le flot de la conscience universelle qui désire, veut, éprouve et connaît, en nous et à travers nous, se limite aussi en chacun de nous. Quand nous lui faisons obstacle en nous concevant non plus comme le Je universel (ahambhava), mais comme un je restreint (ahamkara), centré autour de ses désirs particuliers, nous la restreignons elle aussi. En effet les désirs particuliers déterminent l'énergie cosmique en l'obligeant à passer par d'étroits conduits et en divisant le souffle vital unique en souffles inspirés et expirés.

L'énergie se contracte alors, formant des nœuds (grantha) difficiles à dénouer et qui lui font obstruction : systèmes d'énergies bloquées dont les obscures tendances orientent la vie consciente de l'individu ; l'énergie privée de sa pleine conscience se trouve morcelée en états variés qui la submergent.

D'autre part, comme l'énergie demeure constante, lorsqu'elle se heurte aux obstacles posés par le je limité et ne peut librement s'écouler, la force en excès s'éparpille hors du moi sur les choses qu'on imagine étrangères à la conscience, mais celles-ci ne sont en réalité qu'un autre aspect de l'acte cristallisé ; ainsi une attitude extravertie et dispersée fait nécessairement suite à l'attitude égocentrique qui canalise notre énergie et nous empêche de jouir de notre force toute entière ; cette dernière reste endormie dans le centre inférieur, semblable à un serpent lové ou, si elle peut se dépenser, elle va et vient de l'extérieur à l'intérieur et se scinde en couples opposés, sujet-objet, bien et mal, conscience et force, couples en conflit constant mais qui néanmoins s'équilibrent assez pour constituer les couches oscillantes de l'expérience usuelle.

Afin que l'énergie s'écoule et redevienne homogène et libre, il faut ouvrir le conduit en le débarrassant des obstacles ; trois conditions sont alors requises : l'intériorisation de tout l'être en vue de récupérer les forces éparpillées ; l'intensification de l'énergie recueillie en la concentrant sur un seul point pour renverser la masse des obstacles ; enfin la réanimation de la conscience engourdie, la kundalini encore enroulée et nouée. Au moment où elle prend conscience de soi et vibre en s'éveillant, les nœuds parcourus de sa vibration se relâchent et deviennent des roues tournoyantes, d'où le nom de cakra donné à ces centres. Ce tournoiement relève de manthanabhairava qui, par son barattement réduit ainsi ces formations latentes.

La libre circulation s'effectue progressivement dans les conduits à mesure que la force vitale (kundalini) monte de roue en roue et se trouve maîtrisée ; cette maîtrise s'obtient, pour qui suit la voie de l'énergie du système Krama, par la contemplation de la roue des énergies. Mais si l'individualité s'efface soudain, alors l'énergie passe entraînant dans son flot puissant jusqu'aux moindres obstacles, sans requérir aucun effort, sans même faire vibrer les centres l'un après l'autre ; l'ascension de la kundalini se produit directement, sakti rejoignant d'emblée Siva. Le flot inonde pareillement intérieur et extérieur, seule règne la Réalité innée, la liberté apaisée. Dans la voie de Siva où débouche la voie de l'énergie, il n'y a plus ni moi ni non-moi, ni centre ni périphérie.

La voie de l'énergie a pour fin non seulement d'atteindre l'illumination par la connaissance mais encore de recouvrer l'autonomie ainsi que la jouissance de ce monde. Pourtant, étant donné que les habitudes nocives font encore obstacle à une illumination permanente, le yogi doit, à l'aide de prises de conscience répétées, libérer sa propre énergie, l'assouplir et lui rendre sa puissance native.

La prise de conscience consiste en une connaissance globale qui tend à l'unité universelle ; cette connaissance s'allie à un culte vigilant, plein d'amours, pour la Déesse-Énergie ou pour le Je cosmique, aspiration ardente à la Totalité primordiale : Siva uni à la Sakti, la pleine conscience de soi ne faisant qu'un avec la toute-puissance.