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BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja









La Voie divine

Source : Hermès – Les Voies de la Mystique ou l'accès au sans-accès – Édition des deux Océans


LES TROIS VOIES ET LA NON-VOIE DANS LE SIVAÏSME NON DUALISTE DU CACHEMIRE

par Lilian Silburn

VOIE DIVINE OU DE LA VOLONTÉ



La voie inférieure a de nombreux appuis : activités des organes, exercices de souffle, énonciation de syllabes, recueillement, etc., tandis que la voie de l'énergie repose sur l'énergie cognitive du mystique qu'elle prend pour tremplin mais qu'elle ne réussit guère à quitter pour s'élancer définitivement dans l'Un.

La voie de Siva est une voie sans appui, sans effort, sans recours aux facultés ; c'est la voie du pur désir, de l'intention nue ; elle tend vers Siva seul, non vers son énergie ou ses attributs, et ne recourt pas à l'énergie afin de s'élancer vers lui. En effet, pour le jnanin qui suit cette voie, la libre énergie de la Conscience est inséparable de Siva, elle consiste en un acte absolu pris en son initiative qui ne dépend d'aucune condition limitatrice.

Voie de l'indifférenciation (abheda), et donc du vide de distinction, de détermination, de particularité, on la qualifie de nirvikalpa, sans dilemme, sans représentation puisqu'elle est antérieure à la bifurcation du sujet et de l'objet, et donc au-dessus de toute activité personnelle, comme de connaître, de vouloir et d'aimer.

Voie de l'outrepassement, elle s'adresse uniquement à l'être ardent plein d'Amour divin (bhakti) qui n'aspire qu'à l'Essence simple et nue. La grâce dont il jouit est tellement abondante qu'elle l'entraîne sans qu'il puisse discriminer, par-delà toute certitude intellectuelle. Et pourtant c'est en pleine évidence, celle de la Réalité saisie à l'instant même où elle émerge, qu'un puissant bond du cœur l'enlève jusque dans l'Essence unique. Sans vivre ce premier moment, sans se tenir à même l'ébranlement intérieur du cœur, on ne peut jouir d'une conscience vigilante ni s'établir dans l'indifférencié.

Cet élan doit son intensité à ce qu'il ne renferme aucune division. Dès lors il atteint tout, connaît tout, peut tout, la totalité étant essentiellement indivise.

Comme c'est dans l'unicité de cet instant d'élan que tout se joue, on comprend l'importance accordée dans les Sivasutra à l'essor vers l'Absolu où la voie de Siva se trouve condensée : « Udyamo bhairava » déclare un de ses aphorismes (1, 5) : « l'élan est la divinité indifférenciée ». Le commentateur précise : « Cet élan est l'émergence de la suprême illumination, le soudain essor de la Conscience sous forme d'une prise de conscience de Soi ininterrompue, de ferveur innée intériorisée. Comme toutes les énergies y fusionnent, cet élan est bhairava, Conscience divine indifférenciée, car il jaillit chez les êtres débordants d'Amour et doués de vigilance à l'égard de cette Réalité intériorisée. »

A ce haut niveau, indéfinissable est la bhakti, Amour triomphant qui arrache le yogi à lui-même et le précipite dans l'Un. Il n'a rien de l'amour entaché de dualité des voies précédentes. Sans effusion, c'est en pleine nudité de l'aspiration, un élan de tout l'être vers un Dieu indicible ; pour ainsi dire aveugle, ce flot d'amour n'est pas sans une vigilance aiguë, non point celle de l'entendement, mais celle d'un cœur ardent qui se tient à même l'ébranlement de la volonté.

Les textes sivaïtes comparent un tel élan à une flamme dévorante qui jaillit inopinément et consume à jamais toute trace de différenciation ainsi que les derniers vestiges du moi.

Cet acte, le plus pur qui soit, est toute détente. Aussitôt apparu, il est parfait et livre accès à l'absolu par delà l'engrenage temporel. Soudain, imprévisible, il est semblable à l'éclair qui illumine le firmament mais dont l'illumination ne disparaît plus. Par lui l'adorateur devient un « libéré vivant » pour lequel samsara et libération n'offrent guère de différence, car, ayant réalisé son essence de façon définitive l'esclavage fait place à une totale liberté.

Sa volonté, en effet, est une volonté divine, entière, actuelle, sans effort, sans rien de fortuit ou d'accessoire, une volonté qui est elle-même une nécessité. Elle ne diffère donc pas de l'énergie infinie et souveraine de Siva. Le terme qui la désigne, iccha, signifie également désir, mais ce désir, saisi uniquement en son incitation, en sa source créatrice, est tellement épris d'absolu que, se tournant d'un bloc vers Siva dans un élan fougueux, il écarte avec violence toute appréhension distincte, il est soulevé jusqu'à l'Essence divine indifférenciée, libre de tout attribut, de toute qualité.

Un autre aphorisme des Sivasutra (1. 13) définit la nature de cette très pure volonté comme l'énergie en sa source, iccha étant qualifiée de jeune vierge, Bien-aimée de Siva ; vierge, car elle ne peut être que pur Sujet, jamais un objet de jouissance, c'est-à-dire être « pour un autre » ; elle échappe donc à la contamination de la relation sujet-objet. Toute jeune, ingénue, elle folâtre, son jeu consistant à émettre et à résorber l'univers. Parfaitement détachée, elle s'adonne avec ardeur à adorer le Seigneur et à s'identifier à Lui. En réalité, elle n'est autre que la suprême Énergie aussi inséparable du Dieu que les rayons le sont du soleil ou la chaleur du feu.

Parvenu à une semblable union, toutes ses facultés rassemblées au Centre indifférencié, le yogi ainsi établi dans l'énergie infinie et vierge, voit le Quatrième état se répandre spontanément sur les trois autres comme un raz de marée qui inonde toutes les limites et dénivellations. Par la fusion de l'intériorité et de l'extériorité il atteint l'égalité (samata) qu'il décèle au sein même de l'élan. L'égalisation, en effet, ne relève plus du grand mouvement conscient de lente nivellation de la voie de l'énergie, elle réside maintenant à la source de la vision, dans le premier regard qui s'oriente vers le Soi ou vers le monde en une légère oscillation qui suffit à tout égaliser et en laquelle le yogi découvre sa glorieuse liberté. Il s'écrie alors avec Abhinavagupta : « O Seigneur Bhairava, cette Conscience mienne danse, chante, se réjouit grandement, car dès qu'elle a pris possession de Toi, le Bien-aimé, l'accomplissement du sacrifice unique de l'égalité, si ardu pour les autres, lui est aisé. » (H.A., 51.)

Un tel sacrifice dit « de l'égalité » aplanit définitivement la rocailleuse dualité du devenir (samsara) ; éternel et transitoire, pur et impur, illusion et Réalité, l'univers varié se reflète en tout son éclat dans l'harmonieuse Lumière consciente toujours identique à elle-même.

Le grand yogi recouvre ainsi sa gloire native dont l'expansion engendre un émerveillement qui caractérise les étapes de cette voie quand, du Centre immuable, il contemple toute chose à la lumière de l'unité, sur la paroi du Soi universel.

Un traité déclare en effet : Quand les fidèles connaissent le Soi par le Soi, c'est en leur propre Soi qu'ils éprouvent alors l'émerveillement. Et Ksemaraja précise que le yogi ne cesse de s'émerveiller des prestiges extraordinaires et toujours nouveaux qui affluent en lui dès qu'il pénètre dans la Conscience indivise. Il ne peut se rassasier de la félicité ininterrompue qu'il ressent en lui-même.

Rare est le héros dont l'amour au dénuement spontané, libéré de la dualité, rejoint en une fraction de seconde la Conscience indifférenciée en son premier ébranlement et parvient à s'y maintenir. (Bh., 40.)

Cette voie qui commence avec la grâce s'achève donc dans la gloire. Mais n'est-ce pas à lui-même qu'en définitive le yogi accorde une grâce « de grand poids » qui surgit des profondeurs du Soi, puisque au sein de l'ébranlement de la volonté, incitation divine et élan humain coïncident. A ce degré la grâce, donnée et reçue en un seul mouvement, est pure essence d'indétermination.

A la fin du troisième chapitre du Tantraloka consacré à la voie divine, Abhinavagupta rappelle succinctement la disparition des contingences qui fonde la distinction des différentes voies :

« Les conditions limitatives apparaissent dit-il, dès que la Réalité, de par sa liberté, se tourne vers l'extérieur :

259. D'après nos Maîtres, l'Essence qui transcende les conditions limitantes (upadhi) est double, soit que ces conditions n'aient pas encore apparu, soit qu'elles aient pris fin.

260. Double également, la manière dont elles cessent : paisible ou due à une maturation violente et instantanée que distingue un insatiable appétit pour tout dévorer, tel un feu ardent et ininterrompu.

(D'après la glose, la première dépend d'initiations, de la vénération du maître ; la seconde est un engloutissement intense des conditions limitantes dû au feu de la Conscience. Lorsque les limites n'ont pas encore apparu, il s'agit de la Réalité échappant à toute voie. La disparition progressive des limites a lieu par les voies de l'activité et de la connaissance, la disparition soudaine, par la voie de Siva.)

261. Cette dernière, celle de la maturation violente, est particulièrement digne d'être enseignée, elle qui se plaît à consumer le combustible du différencié.

262. Toutes les choses jetées violemment dans le feu de notre propre conscience abandonnent leurs différenciations en alimentant sa flamme de leur propre énergie.

263. Dès que la nature différenciée des choses est dissoute à l'aide de cette maturation hâtive, les organes divinisés de la conscience savourent l'univers transformé en nectar.

264. Ces organes, une fois assouvis identifient à leur propre soi le Dieu Bhairava, firmament de la Conscience, reposant uniquement dans le cœur, Lui, la plénitude. »


Triple aspect du reflet de l'univers dans la Conscience

« 268-269. Celui à qui l'univers, toutes choses dans leur diversité, apparaît comme un reflet dans sa conscience, le voici, le souverain de l'univers. Possédant ainsi une prise de conscience globale indifférenciée et éternellement présente, il est le seul qui soit marqué du sceau de la voie du Seigneur.

(Cette prise de conscience du Je est plénitude, car elle surabonde de toute la diversité de l'univers. Un verset dit à ce sujet : « Si peu qu'il goûte à cette saveur, celui qui se plaît à une noble conduite autonome, pour lui samadhi, yoga, vœu, parole sacrée, récitation ne sont que poison. »)

271. Qui jouit perpétuellement de cette absorption indifférenciée accède à la nature bhairavienne synonyme de délivrance durant la vie.

276-277. Voyant les divers niveaux de la Réalité réfléchis sans différenciation dans son propre Soi, il atteint la nature de Bhairava. Et lorsqu'il voit en outre Bhairava lui-même se refléter dans le miroir sans artifice et sublime de la Conscience, celui qui n'a plus aucune pensée différenciée devient spontanément Bhairava. »

Parvenu à l'état de Bhairava le yogi doit dominer la triple activité d'émanation, de maintien et de· résorption par rapport à l'univers :

280. « Tout cela procède de moi (aham, Je), tout est reflété en moi, tout est inséparable de moi. C'est une triple voie que celle du Seigneur. »

De ces trois aspects de la voie divine le véritable adepte du Trika doit devenir le maître :

1) Sous forme d'émission créatrice : il prend conscience de façon globale des phonèmes de A à HA au moment où jaillit l'intuition : « cet univers surgit de moi, le Je (aham) ».

283. « Manifestant l'univers en moi-même, dans l'éther de la Conscience, je suis le créateur, immanent à l'univers » : percevoir cela c'est s'identifier à Bhairava.

2) Sous forme de maintien, il reconnaît : « Cet univers se reflète en moi. »

284. « Tous les cheminements se reflètent en moi qui suis leur sustentateur » : percevoir cela en toute évidence, c'est s'identifier à l'univers.

Protégeant ainsi l'univers il en devient le maître et participe alors au Bhairava universel. Cet aspect est supérieur au bhairava précédent qu'il ne découvrait qu'en lui-même. A ce stade il le goûte toujours et partout puisqu'il a imprimé sa conscience dans le monde entier.

3) Sous forme de résorption ; l'adepte prend conscience : « tout cela est moi seul » ; par l'efficience de la formule du Je absolu, il résorbe l'univers en lui-même et pénétrant dans l'état apaisé de l'universel Bhairava, il atteint le Je en.sa plénitude.

286. « L'univers se dissout en moi qui suis plein des flammes échevelées de la grande Conscience ». Voir cela c'est trouver la paix.

« Je suis Siva lui-même, ce feu dévorant qui brûle la demeure aux belles pièces (le rêve) infiniment variées, ce flot de la transmigration. »

Ce troisième aspect de la voie divine étant atteint, le but ultime est atteint.

287. « L'univers en ses nombreuses différenciations surgit de moi, c'est en moi qu'il repose et quand il y est dissous, rien d'autre ne subsiste.

« Celui qui voit l'émanation, le maintien de l'univers et sa résorption comme indivisibles parce que unifiés ainsi, celui-là resplendit, étant parvenu au Quatrième état. »

A ce niveau voies et procédés n'ont plus de sens :

288. « Peu nombreux sont ceux qui, purifiés par le suprême Seigneur, avancent avec confiance sur cette voie suprême où règne la non-dualité de Siva. »

289-290. « Bain, vœu, purification du corps, concentration de l'esprit, usage des mantra, cheminements, oblation, récitation, samadhi et autres pratiques relevant de la différenciation n'ont pas de place ici. »

Selon les anciens Maîtres : « En vérité, dès que la Réalité ultime est ardemment désirée, tous les moyens sont réduits à néant. »

Utpaladeva déclare également : « Seul l'amour est digne d'estime dans la voie sans illusion de Siva. Ni yoga ni ascèse ni pieux hommage ne mènent à lui. » (L 16.)

Il priait donc Siva : « Que seule s'accroisse en moi, à tous moments l'indicible saveur vivifiante acquise par la manducation répétée de Ta souveraineté et que s'éloigne loin de moi la majesté du yoga et de la Connaissance. » (VIII. 2.)

A quoi distingue-t-on l'être hautement favorisé cheminant sur cette voie ? Le premier signe qui permet de reconnaître celui qui est doué d'une grâce intense, est l'amour divin dont il est imprégné. C'est un Maître qui, transmet cette grâce directement, sa parole, son exemple, suffisent au disciple pour qu'il prenne conscience de sa propre Essence.

« Le Maître initié à la voie divine est manifestement en état de transmettre la grâce suprême, mais à une condition : celui, qui va le trouver doit être capable de recevoir la grâce d'une manière identique. » De cette manière même, glose Jayaratha : « tout comme un flambeau est allumé à un autre flambeau » (290-291.).



L'ABSENCE DE TOUTE VOIE (ANUPAYA)


Le terme anupaya est un de ceux qui désignent la suprême lumière consciente, la Réalité incomparable et unique. Dans ce cas l'a privatif prenant sa valeur de négation totale, on ne peut rien dire.

« En l'absence de toute voie d'accès comment savoir que cette Réalité échappe à toute voie ? Et à ceux pour lesquels elle resplendit spontanément, en vérité, que nous reste t-il à dire ? »

Mais comme ce terme peut avoir le sens de voie très réduite (alpopaya) ou d'accès sans mode à la réalité, nous pouvons en parler quelque peu.

A ce niveau point de paradoxe, point de jeu divin, point de retour, point de dévoilement, point de libération. Quand tout est conscience, qu'est-ce qui pourrait révéler la Conscience ?

A même cette lumineuse évidence, les êtres immaculés incités par le Maître, reconnaissent aussitôt « le royaume primordial en tant que connaissance incomparable et éternelle ».

A cette voie Abhinavagupta consacre son deuxième chapitre du Tantraloka : « Siva, dit-il, ne se manifeste pas grâce aux voies libératrices ; au contraire ce sont elles qui brillent de son éclat. » (3.)

« La quadruple forme mentionnée, les trois voies et la non-voie que revêt la pure Conscience n'est autre que la nature même de l'Omniprésent, et cet Omniprésent est toujours surgissant. » (4.)

« Puisqu'il resplendit en d'innombrables modalités, certains êtres s'absorbent en lui graduellement et d'autres d'emblée. » (5.)

Mais bien rares sont ceux qui se passent de toute voie.

« … Les êtres immaculés se consacrent à l'inaccessible Conscience bhairavienne exempte de toute voie. » (7.)

« Activité et pratique de yoga ne peuvent servir de voie, car la Conscience ne naît pas de l'activité, c'est à l'inverse l'activité qui en procède. » (8.)

Indépendamment de l'énergie consciente ils ne sont rien.

« La Réalité de la Conscience resplendit de son propre éclat. Dès lors à quoi bon des procédés logiques aptes à la faire connaitre ? Si elle ne resplendissait pas ainsi, l'univers privé de lumière ne se révélerait pas puisqu'il serait inconscient. » (10.)

« Toutes les voies, qu'elles soient internes ou externes, dépendent de la Conscience. Comment serviraient-elles à en révéler l'accès ? » (11.)

« O Seigneur ! Ta Réalité est partout présente et immédiatement évidente. Aussi les moyens par lesquels on entreprend de Te trouver ne Te découvriront certainement pas. » (Stance citée par le commentateur.)

« Voie interne, voie externe, tout n'est que la merveilleuse Essence innée de Siva, sa pure et simple nature lumineuse. » (15.)

Non seulement la concentration et les autres moyens de réalisation mais également les sensations, les sentiments sont uniquement Siva. « Qui d'autre pourrait résider en cette suprême Non-dualité faite de pure Lumière et en laquelle moyen et fin n'ont d'autre lien que la Lumière même ».

En elle tout s'identifie : Siva, énergie et individu :

« Dualité différenciation, non-différenciation, ainsi se révèle le Seigneur, Lui, Lumière consciente. En lui bonheur, douleur, servitude, délivrance, conscience et inconscience ne sont que des synonymes désignant une seule et même Réalité, comme cruche et jarre désignent un même objet. » (l8~19.)

Et pourtant :

« Ce suprême royaume ne comporte ni existence ni non-existence, ni dualité car il est hors d'atteinte du langage. Il s'affermit sur le sentier de l'inexprimable. Il réside dans l'énergie mais il est libre d'énergie. » (33.)

Pour les êtres qui vivent en la non-voie, et qui, en toutes choses, ne perçoivent qu'une seule saveur, celle du Soi :

« La ronde des choses, tout en leur demeurant présente, se dissout de tous côtés dans le feu bhairavien de la Conscience. » (35.)

« Pour ces êtres bonheur, douleur, crainte, angoisse, pensées dualisantes fondent complètement dans la seule absorption indifférenciée et suprême. » (36.)

« Pourvus de la hache qui met en pièces toutes les restrictions des traités, ils ne leur restent d'autres œuvres à accomplir que celle d'accorder la grâce. » (38.)

Ainsi cette inaccessible Réalité, libre de tout moyen, a pour seule caractéristique l'efficience immédiate de la transmission directe de Maître à disciple.

Le disciple au cœur très pur reconnaît en pleine évidence le Maître qui, immergé dans la suprême Conscience, lui permettra d'accéder sans moyen d'approche à la Conscience plénière à laquelle il rend hommage en se gardant soigneusement de faire d'elle un objet de connaissance ou d'adoration. Il bénéficie de la plus intense des grâces.

Mais dans la non-voie, au sens strict du terme, par-delà toute grâce, il participe à la gloire divine, en laquelle son Maître repose. Il est alors libre et non point délivré car « Dans l'indifférencié et en l'absence de voie, qui donc est libéré, où et comment ? » (III. 273.)

Quelques stances d'Abhinavagupta résument son enseignement sur la Réalité absolue, incomparable, le Tout vers lequel il n'y a pas d'accès :

« Du point de vue de la Réalité absolue il n'y a pas de transmigration. Comment alors est-il question d'entrave pour les êtres vivants ? Puisque l'être libre n'a jamais eu d'entrave, entreprendre de le délivrer est vain. Il n'y a là que l'illusion de l'ombre imaginaire d'un démon, corde prise pour un serpent qui produit une confusion sans fondement. Ne laisse rien, ne prends rien, bien établi en toi-même, tel que tu es, passe le temps agréablement. Dans l'Inexprimable, quel discours peut-il y avoir et quelle voie différencierait adoré, adorant et adoration ? En vérité pour qui et comment un progrès se produirait-il, ou encore qui pénètrerait par étapes dans le Soi ? O Merveille ! cette illusion, bien que différenciée, n'est autre que la Conscience-sans-Second. Ah ! tout est Essence très pure éprouvée par soi-même. Ainsi ne te fais pas de soucis inutiles. Lorsque surgit la Conscience en tant que contact immédiat avec soi-même, alors le réel et l'irréel, le peu et l'abondant, l'éternel et le transitoire, ce qui est pollué par l'illusion et ce qui est la pureté du Soi apparaissent radieux dans le miroir de la Conscience. Ayant reconnu tout cela à la lumière de l'Essence, toi dont la grandeur est fondée sur ton expérience intime, jouis de ton pouvoir universel. »