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BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja









Unmesa, Éveil cosmique

le Spandakarika - stances sur la vibration de Vasugupta
Spandapradipika d'Utpalacarya et autres gloses

Traduction de Lilian Silburn ((Éditeur : Institut de civilisation indienne - Diffusion E. de Boccard
11, rue de Médicis Paris 6°).


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Chez celui qui s'adonne à une seule pensée, ce dont surgit l'autre, voici ce qui doit être reconnu comme unmesa, Éveil cosmique. Mais qu'on l'éprouve par soi-même.


Chez un être qui s'adonne à une seule pensée, ce dont surgit l'autre, c'est unmesa, l'Éveil cosmique.

Utpala commente : aparodaya, apparition de l'autre, cet autre étant unmesa ; la pensée dans laquelle on s'absorbait s'effondre soudain et jaillit l'indicible Réalité, unmesa.

On peut comprendre aussi que unmesa se révèle dans l'intervalle de deux pensées et les remplit soudain toutes deux.

Sous deux forces, deux pensées en mouvement, réside le spanda, leur source, mais obscurci par leur agitation grossière. Quand il passe d'une chose à une autre, entraîné par le flux de ses impressions morcelées et évanescentes, l'homme ordinaire ne se fixe jamais à cet intervalle ; restant incapable de percer le tissu grossier de l'objectivité. Tout mouvement implique pourtant un passage à travers un état indifférencié libre de constructions mentales. L'homme peut donc, en faisant échec à ce mouvement, s'immerger dans le Centre apaisé. Il peut également passer d'un état à l'autre dans un mouvement d'aller et de retour ininterrompu, mouvement si accéléré que tout à coup surgit la vibrante Réalité qui envahit simultanément ces états.

Ramakanta précise qu'ici la vigilance n'exige aucun effort : « Paramesvara doit être considéré comme Je, Soi suprême, ou cause ultime différente de toute autre chose. Sa propre nature ne peut être appréhendée de façon objective en tant que ceci (idam) comme un son par exemple. Certains croient qu'une pensée est cause de l'apparition de la pensée suivante sans qu'il y ait quoi que ce soit dans l'intervalle de ces deux pensées. On répond que cela est insoutenable : il ne peut y avoir de relation de cause et d'effet entre elles sans qu'un troisième terme n'unisse celle qui précède et celle qui suit. Ce qui les relie n'est autre que la Conscience immaculée qui les interpénètre (vyapaka) et c'est unmesa, le Soi, la cause universelle. Unmesa, éveil de la Conscience ou révélation de la vibrante Réalité, n'est donc pas un événement transitoire. Par delà les limites temporelles, il est perpétuellement surgissant (nityodita). (IV, 11, pp. 116-117.)

A ce sujet Abbinavagupta écrit dans son vivarana à la Paratrimsika (pp. 106-108) : « Cet unmesa, ouverture cosmique ou expansion de la Conscience, que l'on connaît sous les noms de pratibha, intuition créatrice, se révèle dans l'intervalle entre deux moments de pensées différenciées (vikalpa), c'est-à-dire là où l'une disparaît tandis que l'autre est sur le point de surgir. Agama et traités soutiennent avec arguments à l'appui que cet intervalle (antarala) est nirvikalpa. On ne peut nier qu'il existe un intervalle (ou vide interstitiel) entre deux conceptions puisque deux moments de pensée sont invariablement discontinus (et divers). Cet intervalle forme l'unité indifférenciée des innombrables manifestations. Un tel intervalle ne peut être que pure Conscience (samvit) sinon il n'y aurait pas de souvenir... »

Abbinavagupta précise que unmesa est une prise de conscience globale (paramarsa) innée, échappant à toute convention (samketa) parce qu'elle est indifférenciée, et sans une telle conscience indifférenciée, il n'y aurait pas de pensées différenciées (vikalpa), lesquelles ne peuvent se manifester, étant dépourvues de liberté, contrairement à la Conscience libre de limites temporelles. La suprême et unique pratibha, imaginée à la lumière de notre langage, est limitée, elle est pourtant faite de toutes choses en sa partie médiane (le centre), source dont jaillit toute différence présente, passée ou à venir.

Une question se pose : d'une part l'Éveil est éternel et d'autre part nos karika distinguent phases et degrés. Ceux-ci ne tiennent pas à la nature de l'Éveil mais à la disparition progressive des obstacles qui l'obscurcissent. Au début, quand unmesa manque de clarté, il est très difficile de rester vigilant, vu que les deux mouvements distincts (soma-surya, connu et connaissance) sur lesquels le yogi prend appui, sont d'ordre sensible, tandis que c'est de l'énergie indifférenciée, leur source, le spanda, vibration échappant à toute donnée d'ordre sensible ou cognitif, qu'il faut prendre conscience. Lorsque l'Éveil surgit en toute évidence, le yogi manquant de vigilance ne peut même alors s'y maintenir, par la faute d'une agitation que suscitent des sensations extraordinaires et des phénomènes surnaturels que décrit la stance 42. Plus loin la stance 44 insiste sur la nature profonde de l'Éveil quand la Conscience, s'orientant vers l'activité à partir de l'énergie du désir, atteint l'universalité. Enfin, au verset 51, le yogi s'enracine pour toujours en un seul lieu, le Cœur cosmique ou la vibrante Réalité.

Abhinavagupta condense en quelques strophes (Tantraloka, I, 174-178) cette ultime phase de l'Éveil qui correspond à la plus haute des compénétrations (samavesa), celle de Siva inséparable de son énergie qui est ici celle du désir (iccha) : « Une telle pénétration consiste en une émergence soudaine par delà toute certitude intellectuelle (niscaya) de ce qui est digne d'être connu ; elle s'établit pour toujours dans un cœur éminemment pur, se révélant peu à peu en toute sa gloire. »


L'auteur décrit maintenant les réactions qui surgissent chez qui s'adonne à cette pratique (anusila) :

42
De là procèdent immédiatement et lumière, et son, et forme, et goût surnaturels, causant de l'agitation chez l'être lié au corps.


De là, de ce contact répété avec unmesa découlent en peu de temps chez le dehin (homme pourvu d'un corps) des phénomènes surnaturels qui, engendrant de l'agitation (ksobha), suscitent une effervescence spirituelle.

Ce sont bindu ou tejas, lumière éblouissante perçue entre les sourcils (en bhru) ; nada, son spontané non issu de percussion (anahata), autrement dit le Son indifférencié (sabdabrahman) ; rupa, formes et couleurs, visions de divinités et de choses subtiles jusque dans les ténèbres, et enfin rasa, goûts et saveurs d'une ambroisie céleste.

Toutes ces réactions extraordinaires suscitent trouble et agitation car elles fascinent celui qui en fait cas et le détournent de la Révélation définitive. Tant que l'Éveil cosmique n'est pas permanent, elles constituent le plus sérieux des obstacles comme l'a constaté Patanjali dans ses Yogasutra (III, 36-37) : « De là naissent intuitions, visions, auditions, goûts, touchers, odeurs qui, obstacles dans le samadhi, sont des pouvoirs surnaturels en vyutthana. »

Si se servir des siddhi à des fins particulières et rechercher les pouvoirs et les jouissances qu'ils procurent ne fait qu'obscurcir l'universel Éveil, par contre pour un yogi qui les dédaigne, reste ferme en cet éveil, se montrant pour ainsi dire maître d'unmesa, les siddhi d'ordre cosmique tels l'omniscience, l'omniprésence, la toute-puissance, permettent de saisir la gloire du spanda universellement répandue.


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Celui qui demeure immobile, diffusant la Conscience en toute chose comme au moment où l'on a le désir de voir, alors... Mais à quoi bon en dire davantage, il l'éprouvera par lui-même.


Comme il arrive au premier moment du désir de voir quelque chose, on reste inébranlable en sa propre essence et, remplissant toutes les choses de Conscience, on se reconnaît identique à l'univers entier. A quoi bon d'autres paroles, on éprouvera et connaîtra cela, spontanément, par soi-même, d'une indicible manière.

Utpala cite le Kaksyastotra pour insister sur la fermeté inébranlable qui est ici requise : « Si, à l'aide de ton Cœur, tu projettes simultanément et de toutes parts vue, ouïe et autres énergies sensorielles sur leurs objets respectifs, couleurs, sons, en demeurant fermement fiché comme un pilier d'or au plein Centre de ces activités, tu te révèles alors l'Unique, le fondement de l'univers. » (Selon la Maharthamanjari, cet unique pilier n'est autre que l'Éveil cosmique, unmesa.)

Ramakantha : le yogi cherche à faire pénétrer la lumière de sa Conscience dans l'univers entier et à percevoir sa propre nature indifférenciée. En s'intériorisant (antarlina), il accroît la puissance de sa prise de conscience globale (paramarsa). (IV, 13, pp. 120-121.)

C'est à l'étape de pasyanti, dite la Voyante, totale subjectivité, que se situe ce simple désir de connaître où l'énergie de volonté, contenant êtres et phonèmes à l'état de germes, se met à vibrer de façon infiniment subtile (parispanda) et d'une vibration universelle (samanyaspanda).

Pasyantîi, haute parole indifférenciée, est définie comme une prise de conscience globale et dynamique (paramarsa) de tout ce qui est contenu, indifférencié, dans la Conscience divine.

Selon un vers de Bhartrhari que cite Ramakantha (p. 147, sl. 18) : « Pasyanti qui fulgure par elle-même intérieurement, est une parole indivise, subtile et indestructible. »

Ce désir de voir, antérieur à toute vision, relève du samadhi-yeux-fermés (nimilanasamadhi) juste avant l'ouverture des paupières (unmilanasamadhi), et constitue la plus haute jonction entre les diverses énergies, icchasakti étant alors considérée comme le moyen de friction entre les deux pôles émetteurs (visarga) que sont la félicité et l'activité. En cet instant, la volonté saisie en sa vibration initiale (adispanda) renferme émanation et résorption encore indistinctes.

Le yogi qui a le désir d'infuser sa conscience dans l'univers entier doit d'abord réaliser la grandeur de cet univers qu'il a l'intention de remplir de son propre Soi, sinon il n'en connaîtra qu'une infime portion. Il se gardera donc d'expérimenter les choses une à une, comme on prendrait connaissance d'une pièce et des objets qui s'y trouvent, mais il contemplera l'univers en sa totalité à la manière dont sadasiva a une vision exhaustive de tous les niveaux de la réalité unifiés en lui-même.

Abhinavagupta compare la prise de conscience parfaite et globale qui livre accès à Bhairava, à la vision ininterrompue que l'on a du haut d'une montagne. La soudaineté d'une telle vision plénière (paripurnadrstipata), par rapport aux consciences particulières, est semblable à un émerveillement (camatkara) embrassant l'infinité des choses. C'est elle que le partisan de Paramesvara doit éprouver par lui-même en son propre cœur. Quant à l'ignorant, si la soudaine descente de l'énergie divine (saktipata) n'a pas épanoui le lotus de son cœur, ni des centaines de paroles, ni les arguments les plus acérés, rien en un mot ne suffit à fendre et à épanouir son cœur. (p.T.v. p. 136)

Dans son Tantraloka (ch. VIII, 5-6) Abhinavagupta cite la présente karika qu'il rattache à un état d'unité avec Bhairava, le Tout. Jayaratha glose : Au moment où un yogi a le désir de percevoir de manière immédiate l'ensemble des choses, il fait vibrer les niveaux de la réalité s'étendant de la terre à Siva, contenus en lui-même. Toute particularité étant dissoute, il prend conscience d'être identique au Tout. Le fruit qu'il en retire est le ravissement éprouvé au moment de pénétrer dans l'état de suprême Bhairava.

Au verset suivant, Abhinavagupta précise qu'il s'agit d'une dissolution progressive du niveau inférieur dans le niveau immédiatement supérieur, la totalité se dissolvant dans la propre Conscience du yogi ; celle-ci ayant atteint sa plénitude met un terme à l'océan de la transmigration, telle feu de la destruction finale.

A la suite du Trisirobhairava Tantra, il distingue (versets 12-16) trois stades : racine, milieu et sommet de la conscience (bodha). La racine, celle du sentiment du moi, est le domaine de la distinction sans frein et consiste en mémoire et en pensée différenciée. Avec la conscience médiane, l'ensemble des niveaux de la réalité (tattva) ainsi que toutes les choses sont perçus comme indivis dans notre propre conscience mais celle-ci comporte encore une certaine relation de support à supporté. Dès qu'on se sépare du différencié relatif aux tattva, la Conscience à son sommet est caractérisée par la permanence (sthiti) en notre propre nature. Ce sommet de pure Conscience (cidbodha) est libre d'ondulation et fait d'un grand bonheur. Celui qui réussit à unifier dans la Conscience la variété infinie des choses devient Paramesvara lui-même, étant doué d'une Conscience illimitée.

Quant à la pénétration (vyiapti) de la Conscience dans le Tout, on peut, à partir de ce schème, discerner trois phases : pendant la première, phase de pensée discursive, on tend à se convaincre de remplir de conscience et le moi et les choses. Intensifié, ce svavikalpa mène à la disparition de toute pensée dualisante (nirvikalpa) ; la personne, corps et pensée, est alors remplie de conscience, c'est ce que l'on nomme dehavyapti.

On approfondit cette prise de conscience dont on recouvre les états avec ou sans pensée dualisante et l'énergie subjective (ahanta) prend le pas sur l'énergie objective (idanta) ; dès que la différenciation a presque complètement disparu, le Je intériorisé est pénétré de conscience : c'est ce qu'on appelle atmavyapti.

Il faut alors de nouveau s'enraciner, établi fermement en une mise à l'unisson (samapatti) d'ordre cosmique en laquelle se trouvent fondus le samadhi-yeux-fermés et le samadhi-yeux-ouverts. C'est elle qui permet de parvenir définitivement à la Conscience universelle de Bhairava, étape ultime dite de sivavyapti.

D'où l'indicible émerveillement qu'éprouve un jnanin quand il contemple au cœur de la vie mystique l'univers qui resplendit dans la Conscience ; lui, l'univers et Siva ne sont que Conscience.