Les trois expériences d'ubiquité
Source : Shiva-Yoga-Ratna de Jnanaprakasha – traduction et notes de Tara Michaël – Le Joyau du yoga shivaïte, éditions Almora
75. Donc on doit toujours se rappeler soi-même comme omniscience, plénitude : on devient omniscient, omni-pénétrant, subtil, seigneur de toutes choses, auteur de toutes choses.
76. « Je suis pure Conscience seulement », méditer ainsi fait accéder au niveau de réalité de l'atman (atma-tattva), mais non pas à celui de Siva.
Mais dans le Vedanta, bien qu'on transcende Prakriti, bien qu'on transcende Samana, c'est seulement la germination de la conscience sivaïque.
77-79. Par l'abandon des objets sensoriels, il y a union avec Cela. La même démarche est désirable ici. Tout cet univers porte la marque du devenir. Par le rejet intégral au moyen de cette arme qu'est la pure Connaissance, du mental qui s'engage dans des fonctionnements qui ont pour origine la notion : « Moi je suis l'agent de la vision, l'agent de l' expérience de cela qui est autre que moi », par le rejet intégral, au moyen de cette arme, même du sens de l'ego, lorsqu'on perd de vue l'asservissement qui imprègne tous les tattva ainsi que les modalités qui leur correspondent, jusqu'à Samana inclus, et, comme dans un crépuscule (où l'on est à la jonction de la nuit et du jour), lorsqu'on parvient à la vision de sa véritable nature, cela aboutit à l'expérience de l'ubiquité du Soi (atma-vyapti, expérience où le Soi semble pénétrer toutes choses, où en toutes choses n'est vu que le Soi), mais autre que cela est l'ubiquité de Siva.
80. Par la nature même de la Réalité de Siva, lorsqu 'elle est méditée avec sagesse de cette manière : « Je suis Siva », on devient ce Siva.
D'entre les deux types d'expérience d'ubiquité, celle-ci est la suprême, car elle consiste en attributs divins tels que le pouvoir de « pervasion » etc.
81. Je suis en vérité la suprême Divinité, Siva, constitué par tous les mantra, et aussi transcendant tous les mantra, ne connaissant ni création ni destruction.
82. Tout cet univers visible et invisible, animé et inanimé, est pénétré par moi. Je suis véritablement le souverain des mondes ; c'est en empruntant de moi leur lumière que toutes choses sont manifestées.
83. Cet univers qui consiste en une superposition de mondes se différencie de multiples façons, mais depuis Siva jusqu'à la terre, tout est établi en moi.
84. Tout ce qui en cet univers peut être vu ou peut être entendu, se différenciant en extérieur et intérieur, tout cela est empli par moi.
85. Lorsque, soumis à l'illusion, on adopte cette voie d'approche : « Je suis un atman, Siva assurément est autre que moi, lui qu'on se remémore comme le Soi suprême », on ne saurait obtenir le mode d'être de Siva.
86. « Siva est quelqu'un, et moi je suis certainement un autre », un tel sentiment de séparation est ce dont il faut se libérer.
On doit constamment contempler la non-dualité, éprouver intensément la non-dualité : « ce que Siva est, c'est cela, cela seul que je suis. »
87. Si l'on s'attelle à la méditation de la non-dualité, et qu'on demeure fermement établi dans le Soi omniprésent, on arrive à contempler Siva qui pénètre toutes choses et réside en tous les corps, cela est assuré.
88. Quand le yogi est ainsi bien établi dans le sentiment de l'unicité du Soi et exempt de notions dualistes, l'omniscience se manifeste en lui.
89. Quand on est délivré des limitations qui conditionnent les cinq atman (les cinq atman sont : bhutatman, antaratman, tattvatman, jivatman et mantratman, auxquels s'ajoute l'inconditionné Paramatman), depuis les éléments corporels jusqu'aux mantra, il y a réalisation de l'unité d'une triple façon : en tant que l'unique Soi, en tant que le Suprême, en tant que Siva.
90. La vérité ultime jaillit de cette contemplation de l'identité de l'Être, de soi-même, et de Siva, quand on médite de cette manière sur l'unicité du Soi, et non pas simplement quand on identifie Siva à Siva lui-même ou au même ordre de réalité !
91. L'identification de soi avec autre chose que le soi de Siva n'est pas la vérité ultime.
C'est l'unité des êtres appartenant à la même espèce qui est la vraie perspective, ne voir que des individus séparés est une perspective fausse.
92-93a. Même si elle est contraire à la vérité, la méditation de l'identification à Siva est fructueuse.
De même que la science de la magie, enseignée par un guru, peut même servir à atteindre ce que les Veda ont pour but, semblablement, elle peut être utilisée ici aussi par le moyen de cette méditation de l'unicité du Soi.
93b-94a. Puisque la Révélation en tant d'endroits affirme que l'atman est éternel et pur comme Siva, le fruit de cette méditation sera d'atteindre soi-même le statut de Siva, et non pas seulement d'identifier Siva à lui-même.
94b-95a. « Ayant obtenu la béatitude de Siva, il parvient à l'unicité d'essence avec Siva ».
Cette parole des textes révélés comme tant d'autres affirme que la béatitude de l' atman et celle de Siva sont semblables.
95b-96. Même dans les écritures dravidiennes, on parle quelque part de cette Libération, mais l'unification à Siva n'y est pas tenue pour véritable.
Par contre dans le Shaiva-siddhanta, la position adoptée est la même que celle du Vedanta, c'est pourquoi on l'appelle « Pur Non-dualisme » (Shuddhadvaita).
L'égalité à Siva est atteinte par l'identification du pur atman à la Sivaïté en soi-même.
97. Le pur Non-dualisme, professant la parfaite identification de l'âme et de Siva est pour les Shaiva la pure Vérité établie (Shuddha-siddhanta), doctrine merveilleuse, bien connue des agama comme le Kamika, et révélée par la bouche même de Siva.
98-99. La Béatitude propre à Siva, en laquelle on ne peut trouver le moindre défaut, déborde de l'irradiation de la Shivaïté.
Si quelqu'un se plaît à considérer que, parce que nous parlons d'égalité, la doctrine que nous professons est celle de l'égalité à Siva, eh bien soit ! C'est dans cette doctrine d'égalité à Siva que se trouve la Libération, est-il proclamé après mûre réflexion.
Lorsqu'on s'identifie à Sadasiva, c'est une autre méthode, inférieure, du fait que Sadasiva est sakala.
100. Celui qui dans tous les traités est déclaré comme le non né, le Seigneur, le Soi, sans corps et sans déterminations, c'est Lui que je suis, il n'y a là matière à aucun doute.
101. Tant qu'il est inconnu à lui-même, l'homme est un pasu, dépendant des attributs de création, tandis que s'il se connaît, il est Siva lui-même, éternel et pur, il n'y a aucun doute sur ce point.
102. Ni à l'intérieur, ni à l'extérieur, ni au loin, ni tout près, mais dans ce suprême Lieu qui n'est pas fait de parties, on doit faire pénétrer son esprit.
103. Il faut constamment méditer sur ce Soi, qui est en haut, en bas et en travers, dehors et dedans, qui toujours est, ce Vide total, ce semblant d'obscurité. (Il apparaît au premier abord comme une obscurité car il est vide de tout objet de connaissance limité, mais ce n'est là qu'un semblant, car celui qui plonge en ces ténèbres découvre la suprême lumière.)
104. La pratique du Yoga est enjointe en tous lieux, dans tous les quartiers de l'espace et en tous temps, à toutes les catégories sociales et dans toutes les étapes de la vie, car il ne saurait y avoir de division pour ce qui est de la Connaissance.
105. « Les vaches sont de différentes couleurs mais leur lait est d'une seule et même couleur. On doit regarder la Connaissance comme le lait, et les gens, doués de caractéristiques variées, sont comparables aux vaches. »
106. Puisque le Brahman est omni-pénétrant, inhérent à tout, et que sa face est partout, ayant ancré son esprit en lui, qu'on ne prenne plus en considération les directions de l'espace et le pays.
107 -108a. On ne doit plus garder en mémoire les temps et les objets que l'on distingue au moyen de ces déterminations accessoires.
Je ne suis pas venu, ni je ne vais, ni je n'irai, il n'y a nul mouvement en moi. Jamais n'ai-je été, ni ne serai-je impliqué dans les caractéristiques instables de Prakriti.
108b-110a. Tout en marchant, en me tenant debout, en dormant, éveillé, mangeant ou buvant, toujours, en toutes occasions, dans le vent, le froid ou la chaleur, et même durant les périodes de crainte, de pauvreté ou de maladie, dans les états de faiblesse, de fièvre etc., dans le Soi uniquement je demeure fixé, serein, dérivant toute satisfaction du Soi, dans l'état indifférencié.
110b-111. Une fois que vous avez bu l'ambroisie de la Connaissance de Siva, vous pouvez vous mouvoir librement à votre aise, éternel et pur comme Siva, non affecté par les caractères propres à la création. Cela est vrai, cela est vrai, encore une fois cela est vrai, cela est trois fois vrai, et la démonstration en a été faite.
112-113a. il n'y a rien à connaître nulle part qui surpasse cette Connaissance, ô Guha : Je vais te dire ce qui est supérieur à la plus haute réalité, ce qui transcende le domaine des mantra, l'immaculé, ce qui ne souffre ni diminution ni déperdissement, ce qui ne dépend d'aucun support, ce qui est exempt de couleur et de forme.
113b-115. Omniscient, omniprésent, paisible, le Soi de tous les êtres, au visage qui vous fait face où qu'on se tourne, au-delà de la portée des sens, dénué de tout support, extrêmement subtil, éternel et indestructible, parfaitement indivis, impossible à nommer adéquatement, pénétrant tout, fixe, défiant toute comparaison et immesurable, tel a été décrit et célébré l'Atman suprême.
Quand cette suprême Lumière est devenue manifeste, celui qui demeure en elle atteint la Sivaïté.
116a-118a. La connaissance de Soi en tant que Siva n'est pas directement appréhendée. Mais on doit faire tous ses efforts pour qu'elle devienne une réalisation directe.
Par un effort plein de révérence et d'adoration, on doit réaliser ce Soi inaltérable, sans support, dénué de couleur et de forme, sans souillure, outrepassant le domaine des guna.
On doit réaliser qu'on est soi-même sans appui, sans support, immesurable, incomparable, intrinsèquement pur, permanent.
118b-119a. Ayant renoncé à tous les fruits des actes, dégagé de tout désir, libre de tout attachement, on doit contempler le Soi au moyen du soi, car c'est dans le Soi lui-même que le soi est établi.
119b-120. La station définitive du Libéré stable et fixe dans le ciel de Cit-sakti, est considérée comme semblable à la position même de Siva.
Car plus rien ne lui est inconnu, rien n'est pour lui invisible ou inaudible. On doit devenir omniscient, omnipotent, omniprésent, souverain et maître avec Siva.
121. Plus grand gain que le gain du Soi on ne saurait trouver nulle part.
On doit donc s'efforcer de réaliser le Soi. Ce que ce Soi est, c'est cela qu'est le Suprême.
122. Ainsi par l'autorité de Celui qui est omniscient et possède toute autorité, délivré de tous les liens, on devient omniscient et omniprésent.
123. Toutes les conditions d'existence, sujettes à la destruction, sont en vérité distinctes du Soi.
Libre d'existence et de non existence, je suis vraiment Siva l'impérissable.
124. Tant que la conscience est associée avec la division (kala) constituée par l'ego, elle est dite sakala. Cette même conscience, lorsqu'elle est dépouillée de l'ego, est appelée la Sakti.
125. « Par Elle tout l'univers est manifesté », ainsi formule-t-on la méditation sur la Sakti.
Est appelé Connaissance ce qui est sans division (nishkala) et dégagé de tout support.
126. Ce qui est vide de la fraction du moi (Le sens de l'individuation, ahamkara, opère un fractionnement dans l'unité, chaque « je » représentant une fraction, une portion, amsha, de la réalité totale.), ce qui est sans dualité et consiste seulement en lumière de la pure Conscience, cela est appelé la semence de la Libération qui ouvre la voie au suprême Yoga.
127. Le Soi, le Suprême, et Siva : trois catégories, trois formes de Conscience.
Disjointes par le surgissement des trois vides, elles sont nées de « TOI », de « CELA », et de « TU L'ES ».
(Les trois mots de la formule upanishadique Tat tvam asi : « Cela, toi tu l'es ! » « TOI » représente l'essence de l'être individuel, le Soi, « CELA » représente la Réalité Suprême, le Brahman, et « TU L'ES », la conscience de l'unité des deux, réalisation spirituelle suprême, correspond ici à Siva.)
128. Ainsi le sens indirectement indiqué par chacun de ces trois mots est révélé respectivement dans l'état « n'être que Conscience », dans l'état Suprême, et dans la Libération.
Au Soi, au Suprême et à Siva sont liées les trois expériences d'ubiquité qui portent leur nom. (C'est-à-dire ubiquité du Soi, ubiquité du Suprême et ubiquité de Siva.)
129. Le « n'être que Conscience », l'omniprésence et l'omniscience sont leurs attributs respectifs.
En ces trois expériences d'ubiquité résident respectivement la Béatitude du Soi, la Béatitude du Suprême, et la Béatitude de Siva.
130. La méditation: « Je suis Siva », de par son sens même, a pour but d'atteindre tout ce qui est impliqué par le mot « Siva ».
En prononçant le mot « Siva », grâce à la fulgurante révélation que soi-même on est Siva, s'instaure la contemplation de Siva.