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BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja









Les soixante-quatre types de siddha

La Maharthamanjari de Mahesvarananda - Traduction de Lilian Silburn (Éditeur : Institut de civilisation indienne - Diffusion E. de Boccard 11, rue de Médicis Paris 6°).

Dans la roue de la totalité où se déploient cinq sections, on compte soixante-quatre types de siddha. Dans ce cercle nulle restriction n'est apportée au nombre des maîtres spirituels qui ont dépassé toute restriction.

La Roue mystique de la totalité couvre tout ; ses cinq sections représentent cinq types de siddha, maîtres spirituels dont les cinq groupes correspondent au quintuple flot. Cela ne signifie pas que les maîtres eux-mêmes soient en nombre limité, leurs soixante-quatre branches principales se divisant chacune en d'innombrables rameaux. Si à cette Roue de 64 siddha on ajoute les cinq groupes fondamentaux, on obtient 69 manifestations auxquelles se joint une soixante-dixième, Kalasamkarsini ou Mahakali, l'énergie manifestatrice ; cet ensemble formera un nombre correspondant aux soixante-dix versets de la Maharthamanjari ainsi que l'explique son auteur (M. M. p. 194, 1. 1).

L'interprétation de cette roue appartient exclusivement à l'école Krama et en particulier à la secte Yoginimelapa et comme la glose du présent verset est la seule explication qui nous reste de l'aspect mystique de ces systèmes autrefois florissants, nous avons jugé utile de la traduire ci-dessous intégralement en dépit de sa longueur. De plus elle offre un intérêt considérable pour l'étude des paliers de l'expérience mystique puisqu'elle décrit avec force détails des types de siddha ayant recouvré la conscience de leur nature réelle mais à des degrés différents. La description ne porte donc que sur les cinq degrés qui vont de l'illumination au sommet de la vie spirituelle, l'état bhairava ou union intime de Siva et de l'énergie, de prakasa et de vimarsa, la Conscience et la puissance.

Ces soixante-quatre types sont formés de seize jnanasiddha en qui prédominent la connaissance objective (prameya), de vingt-quatre mantrasiddha dont la connaissance (pramana) est sans support objectif, de douze melapasiddha chez qui prédomine le yoga entendu au sens d'union, de huit saktasiddha en qui règne la pure énergie (sakti), enfin de quatre types de sambhavasiddha où la prédominance appartient à Siva.

Chacun d'eux possède à sa manière les huit modalités de la grande roue mystique qu'énumère un verset : « Dhama, points de concentration (cœur, milieu des sourcils, etc,) mudra, attitudes mystiques, varna, phonèmes, kala, fonctions, samvitsvabhava, essence de la conscience, bhavasvabhava, état spécifique, pata, survol (qui établit les correspondances intuitives entre les groupes), aniketa, sans demeure fixe, qui permet de passer sans gradation de l'un à l'autre. C'est ainsi que la Roue de la Totalité se manifeste. »

Nous allons d'abord examiner certaines de ces modalités pour les définir et indiquer comment elles varient selon les siddha, puis, changeant de perspective, nous analyserons chacun des types.

Les modalités

Nous étudierons en détail dhama et varna. Sur les mudra, attitudes, voici une citation : « La suprême fusion dans le Tout se révèle au moment de la perception intuitive de l'univers grâce aux attitudes dénommées repos de la mort (karankini), fureur (krodhani), fixité du regard (bhairavi), succion ininterrompue (lelihani), concentration sur l'éther du cœur (khecari). » (Vijnanabhairava, 77).

Kala, fonctions, se répartissent dans chaque groupe de la manière suivante selon une strophe de la Cidgaganacandrika : Raudri apparaît dans les rayons lumineux de la connaissance propre aux jnanasiddha ; vama dans ceux du mantrasiddha ; ambika s'épanouit dans les majestueux rayons de l'union (melapasiddha) et la splendeur de la suprême énergie se manifeste ainsi grâce à jyestha ; quant au son (svara) qui appartient à la Déesse, il éclate dans la majesté de Siva (Sambhu) dés que, indifférenciée, cette quadruple fonction se met à vibrer.

Samvitsvabhava, la nature spécifique de leur conscience selon leur degré de purification, consiste 1. pour le premier en une préperception ou première manifestation générale ; 2. pour le mantrasiddha en une prise de conscience globale qui est zèle ardent ou émotion intense (samrambha) au moment où l'objectivité lui apparaît ; 3. pour le melapasiddha, en la fusion du sujet et de l'objet qui se produit lorsque le zèle s'est apaisé dans le Soi ; 4. quand les vestiges mêmes de cette fusion s'évanouissent à leur tour, ceci caractérise la pure énergie des saktasiddha ; 5. enfin, relève de Siva la parfaite conscience de soi qui seule demeure après disparition complète de l'impureté s'attachant à tous ces vestiges.

Bhavasvabhava, ce qui touche à l'essence de leurs divers états suit l'ordre inverse des fonctions et des purifications graduelles de la conscience ; celles-ci sont progressives car elles vont du niveau inférieur au niveau supérieur; par contre bhavasvabhava part du suprême pour aboutir au niveau inférieur des jnanasiddha. Mahesvarananda utilise une comparaison : « Quand Paramesvara, Lumière consciente, jouit de l'énergie de félicité, son propre Soi indifférencié et sa liberté intime, il est semblable à l'océan profond et apaisé que n'agite aucun remous ; les énergies de Siva pénétrant en une telle Essence forment les sambhavasiddha. Lorsque Paramesvara s'orientant vers l'action s'apprête à faire surgir les vagues, c'est ce qui correspond à une mise en mouvement ou excitation de l'énergie propre aux saktasiddha. Qu'une très légère fluctuation s'y produise et l'on a la vibration fine et ténue, issue de l'unification de la fluctuation entre perception interne et perception externe propre aux melapasiddha. Enfin quand Paramesvara suscite des vagues en abondance à la surface, les mantrasiddha s'éveillent. Mais si l'agitation violente des vagues accroît les remous, alors les jnanasiddha apparaissent. »

Les jnanasiddha se rattachent donc à l'objectivité (prameya) dont ils ont l'aperception et parce qu'ils sont agités par elle. Les mantrasiddha sont associés à la connaissance (pramana), les melapasiddha au sujet conscient (pramatr), les saktasiddha au pur et suprême sujet conscient (suddhapramatr), parce qu'ils transcendent le sujet limité, et les sambhavasiddha à Paramasiva, Liberté et Conscience parfaites.

Pata est le survol qui permet de saisir en un vaste panorama les correspondances entre la roue de la totalité, les cinq flots, les cinq énergies, les cinq types de siddha et toutes les autres pentades ; vision mystique intuitive et globale où tout apparaît à sa juste place. Mahesvarananda cite à l'appui de ses identifications la Kramasiddhi : « O Seigneur, Toi le Magnifique, écoute ! je vais T'exposer cette gradation de la Conscience en ses aspects de création, de permanence, de résorption, d'Inexprimable et de Splendeur ; melapa est seulement connaissance et sakta est lié à sambhava. » Ce qui signifie que la connaissance prédomine dans les catégories qui vont des jnanasiddha aux melapasiddha tandis que, à partir des saktasiddha, c'est l'énergie et sa toute-puissance qui s'imposent.

Le Kramasadbhava établit de son côté les correspondances suivantes : « émission créatrice (srsti) et jnana, conservation et mantra, résorption de l'objectivité et melapa (car celui-ci tend à l'union par delà le temps et met un terme à mahakala), Inexprimable (anakhya) et énergie (sakta), enfin Splendeur (bhasa) et sambhava. Telle est la quintuple manière d'être que doivent discerner ceux qui connaissent la Réalité. »

Aniketa (sans demeure, errant), bien qu'il dépende du bhavasvabhava dans lequel, nous l'avons vu, l'essence divine descend graduellement, suit l'ordre inverse puisqu'un siddha partant de n'importe quel point peut brûler les étapes et bondir au point ultime, Paramesvara. Qu'un jnana mette un terme à l'agitation de sa pensée et il parviendra soudain à l'essence suprême sans avoir à passer par les étapes intermédiaires de mantra, melapa, etc. Quant au mantrasiddha, il a le choix entre deux voies : transcendante et de pure intimité s'il n'élit domicile nulle part (aniketa) : grâce au sentiment du moi qui envahit tout, il accède d'emblée au repos du Soi. Si au contraire il se fixe, il prend la voie externe et descendante parce qu'il manque de vigilance. Ainsi, ignorant la possibilité de l'aniketa, ce siddha perd l'intuition de sa véritable nature, s'attache à la pensée (buddhi) dont les résidus continuent à vibrer et il retombe dans le multiple (le prameya, objectif) au niveau des jnanasiddha. Quant au melapasiddha, dès que ses états sont engloutis dans le sujet conscient, il parvient directement au terme. Ainsi la Roue sans attaches (aniketa) et omniprésente, permet ce bond instantané d'un état quelconque au but suprême. Comme elle n'a pas de domicile fixe, on peut la découvrir brusquement à l'une de ces cinq étapes, c'est-à-dire tout au long de la vie mystique qui part de l'illumination et s'achève en Paramasiva.

Mahesvarananda conclut cette longue et fastidieuse explication par ces mots : « J'ai répété à la façon d'un perroquet bavard cette pratique graduelle de la roue de la totalité (vrndacakracarya), que seul nous révèle un maître spirituel ; elle renferme en son sein l'union du Soi et des choses et donne la clef de la quintuple voie (pancarthakrama) » (p. 98).

Ajoutons, pour être complet, que chacun de ces groupes a sa voie particulière : les jnanasiddha adoptent la voie de l'objectivité ou voie inférieure de l'activité en pratiquant avec effort postures, contrôle du souffle, etc. ; les mantrasiddha ne s'adonnent qu'à la contemplation (dhyana) qui couronne cette voie et fait transition avec la voie de l'énergie (saktopaya) sur laquelle avancent rapidement melapa et saktasiddha, n'utilisant que la pure énergie, tandis que les sambhavasiddha, parcourant la voie de Siva, atteignent d'un bond Siva doué de toutes ses énergies.

Avant de considérer de plus près ces groupes et de donner à l'aide du commentaire les éclaircissements requis, précisons que si ces mystiques ont reconnu le Je (aham), ils ne l'ont pas saisi en sa plénitude (purnahanta), comme doué de toute sa puissance. Il leur reste donc à imprégner d'extase ou de conscience illuminée et apaisée, leurs activités journalières, en faisant passer toujours davantage la tranquillité du Soi dans la conscience sensorielle en contact avec les choses réelles (domaine du prameya), dans la connaissance notionnelle (pramana) sans contact avec le sensible, aussi bien que dans le sujet connaissant (pramatr - Le sujet est triple selon son degré de purification et l'universalité ainsi que la liberté recouvrées qui en résultent. Ces trois types avec les deux autres appartenant aux niveaux du pramana et du prameya forment les cinq siddha.).


Les types


Le jnanasiddha

Si ce mystique adonné à la Connaissance sort du samadhi dans lequel il jouissait de la béatitude du Soi et ouvre les yeux, il perçoit ce qui l'entoure, l'objectivité, en une intuition globale ou première aperception, le monde surgissant et se créant sous son regard (d'où le terme srsti création, correspondant à cette étape) mais sans se séparer tout à fait de la Conscience du Soi.

Cette intuition générale correspond probablement à la vision panoramique d'un paysage perçu du sommet d'une montagne, qui est néanmoins connaissance objective différenciée de choses réelles, c'est pourquoi on appelle ces mystiques imparfaits des jnanasiddha, le terme jnana désignant cette sorte de connaissance objective qui n'est pas totalement imprégnée de Conscience samadhique. Ils se subdivisent en seize groupes puisque soma, lune ou objectivité, à laquelle ils restent associés, possède seize kala.

Dès qu'ils s'affairent aux occupations ordinaires, qu'ils ont des soucis, des émotions, ils perdent la paix du samadhi. Les pratiques auxquelles ils s'adonnent ont pour fin de faire pénétrer ce samadhi jusque dans leur perception ordinaire, en résorbant l'apparence sensible, le corps et ses organes, dans le domaine supérieur de la connaissance propre aux mantrasiddha.

Leur dhama, le point sur lequel ils se concentrent pour provoquer l'ascension de la kundalini jusqu'au sommet du crâne, est le centre inférieur au niveau du muladhara, le bulbe, kanda.

Mudra ; Afin que la paix dans laquelle ils baignent durant l'extase imprègne leurs divers états de conscience, il leur faut demeurer tranquilles, bien absorbés en eux-mêmes dès que l'univers et son tumulte commencent à surgir ; c'est là l'attitude mystique karankini, quiétude, immobilité prolongée qui rétracte les organes, les intériorise au moment du premier contact avec choses ou objets.

Afin de décrire cette mudra, Mahesvarananda cite nombre de passages : La Cidgaganacandrika ; « O Mère ! l'ensemble du corps et de tous ses organes ... à l'intérieur aussi bien qu'à l'extérieur, Tu les conduis tous jusqu'au Vide de la conscience. Telle est pour nous l'attitude karankini. »

Le Vijnanabhairava : « Installé sur un siège moelleux, ne reposant que sur son séant, pieds et mains privés de support ; par l'effet de cette (attitude) l'intelligence intuitive la plus haute accède à la plénitude. » - « Confortablement installé sur un siège, les bras croisés, ayant fixé la pensée au creux des aisselles ; grâce à cette absorption on obtient la quiétude. » - « Ayant fixé les yeux sans cligner sur un objet à forme grossière et si l'on prive la pensée de tout support, l'on parviendra sans tarder à Siva. » - « La bouche largement ouverte, la langue au centre, si l'on fixe la pensée sur ce centre en récitant mentalement le phonème HA, on s'abîmera alors dans la paix. » - « Se tenant assis, un yogi doit évoquer avec intensité son propre corps comme privé de support ; dans une pensée qui s'évanouit à l'instant même, ses prédispositions inconscientes s'évanouiront également. »

L'absence de support objectif caractérise ces diverses attitudes qui livrent accès à la conscience vide et tranquille en mettant un terme aux tensions entre sujet et objet.

Varna : Leurs phonèmes consistent en seize voyelles s'étageant de A au visarga AH, en tête de l'énumération des phonèmes. A ce stade, ces phénomènes ne sont manifestés qu'en Siva, pourtant le visarga forme le premier moment de l'émission du monde objectif avant l'apparition de la dualité, ce qui signifie que ce siddha tend à sortir de sa parfaite intériorité et se tourne vers l'extérieur.

On peut se demander pourquoi ces jnanasiddha, inférieurs par rapport aux autres, se situent au niveau des phonèmes les plus élevés ? Répondons qu'étant au seuil même de la manifestation, ils ne l'ont pas encore imprégnée de leur extase.

Kala : Ils ont pour fonction l'énergie techniquement nommée raudri qui règne sur ceux qui progressent dans la voie mystique : elle détruit la douleur et met fin aux effets des actes passés (karma).

Samvitsvabhava : Ils prennent conscience de l'univers en une préperception intuitive d'ordre général (samanya) ; constamment absorbés en eux-mêmes et indifférents à ce qui les entoure, ils n'en ont pas une claire perception.

Bhavasvabhava : Étant encore au seuil de la tumultueuse objectivité, un rien suffit à les agiter ; ils ne peuvent s'avancer plus avant sans danger d'être atteints par la multiplicité du divers et de perdre leur plénitude intérieure. Furieusement ballottés par les vagues du devenir dès qu'ils se mettent à agir, ils doivent faire un effort pour retrouver le nirvikalpasamadhi.


Le mantrasiddha

Le jnanasiddha demeure en relation avec l'objectivité (prameya). Tel le vulgaire, il perçoit la chose réelle et le déroulement des événements comme extérieurs à lui. Le mantrasiddha, par contre, a dépassé le stade de l'objectivité et se tient uniquement dans le domaine de la connaissance (pramana) qui correspond sur le plan de la pratique spirituelle au mantra ; en d'autres termes, il joue avec des notions et non avec des objets réels puisqu'il les connait pour ce qu'ils sont : des idées. Mantra prend ici le sens d'idée ; notion d'une fleur, par exemple, laquelle à l'encontre de la fleur réelle, échappe à l'impermanence. On dit donc de ce siddha qu'il a pour caractéristique la permanence (sthiti) propre au pramana. Ayant rétracté le prameya dans le pramana, il ne lui reste plus qu'à faire pénétrer le samadhi dans le domaine mental. Comme les moyens de connaissance sont au nombre de douze (cinq facultés de perception, cinq d'action, le sens interne et le sentiment du moi, ahamkara), on compte douze types de mantrasiddha, chacun subdivisé en deux groupes, de sorte qu'il y en a au total vingt-quatre ; le premier groupe, qui relève de Siva, préfère le repos en soi-même et se détourne du monde extérieur, tandis que le second qui relève de l'énergie s'intéresse à lui.

Dhama : Ces siddha font monter leur kundalini en commençant par le nombril (nabhi).

Mudra : Par leur attitude mystique, celle de la fureur (krodhani) ; ils absorbent toute chose en eux-mêmes, dans leur propre essence apaisée et indifférenciée, et deviennent ainsi maîtres de l'efficience des formules (mantravirya) : « O Mère, quand Tu veux résorber l'ensemble des catégories s'étageant de la terre à la Nature, autrement dit la perception limitée, Tu revêts l'aspect de mantra et Tu ouvres grande la bouche. Tu es alors la Furieuse (krodhani) » (Cidgaganacandrika).

Varna : leurs phonèmes vont de KA à MA ; ils s'avancent dans la différenciation jusqu'à MA. Ces consonnes font apparaître les catégories inférieures ; bien qu'elles soient la manifestation externe de l'énergie, Siva continue à les animer. Les activités de KA à NA procèdent de la condensation de A et de sa quintuple énergie transcendante. Les consonnes de CA à NA viennent de I ou iccha, volonté apaisée tournée vers l'extérieur ; les consonnes de PA à MA sont issues de U ou unmesa, éveil.

Kala : associée à l'énergie kriya, activité qui s'oriente vers le monde objectif, leur fonction spécifique est vama, celle qui vomit en projetant le monde hors du samadhi puis l'y résorbe à nouveau ; en effet, au niveau des siddha, ces énergies ont pour fonction d'unifier monde extérieur et extase (vyutthana et samadhi).

Samvitsvabhava : lorsque surgit pour eux le monde sous forme de connaissance (pramana), leur prise de conscience s'accompagne de joie et d'élan.

Bhavasvabhava : si leur conscience est encore superficiellement en proie aux remous, en profondeur ils demeurent apaisés.


Le melapasiddha

En ce qui concerne leurs activités ici-bas, les melapasiddha voués à l'union, se trouvent au même niveau que les mantrasiddha mais ils présentent des différences notables à d'autres points de vue : tandis que les mantrasiddha résorbent toutes les choses dans la paix de leur conscience, les melapa les résorbent dans une conscience pleinement active. Ce n'est plus seulement le prameya qu'ils absorbent dans le sujet connaissant (pramatr) c'est aussi le pramana, la connaissance et ses moyens. Ainsi le pramatr passe au premier plan. On leur assigne comme fonction la résorption (samhara) : ils tirent à eux toutes les fonctions de façon qu'elles continuent à se manifester clairement en leur propre essence.

On compte douze types de melapasiddha puisqu'il y a douze organes de connaissance et que le sujet manifeste l'objet au moyen de la connaissance. On se souvient que les mantrasiddha sont au nombre de vingt-quatre mais les melapasiddha ne se distinguent plus de leur propre énergie (énergie tournée vers l'extérieur pour le mantra), Siva seul important à leurs yeux, il n'y en a que douze.

On les nomme melapa pour plusieurs motifs dont le principal est qu'ils utilisent l'union sexuelle (melapa), une union soumise à certaines restrictions : il est d'abord nécessaire qu'ils soient initiés au cours du samadhi ou durant un rêve par une déesse, yogini et non par une femme réelle. Ils peuvent, à cette condition, prendre part aux grands banquets (mahamelapa) où siddha et yogini (laquelle est dans ce cas une femme initiée, duti) s'unissent au cours d'un festin où l'on se passe de main en main la coupe de nectar. Il leur est interdit de s'unir en cette fin à leur propre femme, car aucun attachement ne doit subsister en eux durant l'union. Ils s'exercent ainsi à demeurer en samadhi, parfaitement détachés, au cours de la plus grande des excitations, celle du commerce sexuel.

Dhama : le cœur est le centre sur lequel ils se concentrent lors de l'ascension de la kundalini.

Mudra : l'attitude mystique qui les caractérise, la bhairavimudra, leur permet de s'abîmer dans la Conscience ultime quand leurs perceptions interne et externe sont simultanées : « O Umâ ! chante la Cidgaganacandrika, parce qu'elle maintient les douze nœuds, elle est située dans le ciel vide de la Conscience libre de tout voile. Elle contient l'ensemble de la différenciation sous son aspect de vibration, elle se mêle à la totalité ; et cette Bhairavi, c'est Toi ! »

Avec le plus grand des respects, ajoute le commentateur, nous pratiquons l'union des deux samadhi, yeux-ouverts et yeux-fermés (unmilana et nimilana), samadhi simultanés car celui qui entre en samadhi sait qu'il en sort, entrée et sortie ne faisant qu'un sur l'arrière-fond de la Conscience.

Un passage très célèbre illustre la bhairavimudra : « Tourné vers l'intérieur, les yeux ouverts sur l'extérieur sans un clignement, telle est la bhairavimudra que tous les Tantra gardent secrète. »

Si le melapasiddha regarde ce qui l'entoure, la vue fixée intensément, il demeure parfaitement intériorisé, sans quitter la conscience du Je (aham-paramarsa), et ce qu'il contemple à l'extérieur, il le voit en lui-même comme sa conscience. Ainsi cette mudra sert à identifier l'univers au Soi tout en gardant les yeux ouverts (unmilanasamadhi), signe qu'on ne perd pas contact avec lui. Le yogi dont les fluctuations ont disparu, dépourvu de pensées dualisantes (nirvikalpa), perçoit avec intensité les choses, mais sans les distinguer clairement les unes des autres car, au stade du melapasiddha, il est comme ivre tandis qu'à un stade ultérieur, à l'aide de la kramamudra, il les verra claires et précises.

Le Mahanayaprakasa cherche à définir la bhairavimudra : « Les énergies, attributs de la grande Union (mahamelapa), revêtent l'aspect de l'éveil de la kundalini ; sises dans le domaine du vide de la Conscience que rien ne voile, elles y brillent éternellement. Cette énergie affranchie de l'être et du non-être, qui se tient resplendissante dans sa forme sans voile, c'est elle appelée bhairavimudra qui comble la multitude des objets différenciés nés de sa puissance intense et qui protège l'unicité à la saveur immuable, à l'élargissement sans remous. Toujours scellée, appartenant aux Déesses qui excellent à l'Union (melapa), cette mudra est double : scellée intérieurement ou extérieurement ; mais il s'agit ici du sceau externe, attitude de la splendeur qui n'est autre que la bhairavimudra. »

Ajoutons que si les deux sceaux s'impriment simultanément on aura la kramamudra.

Varna : Les phonèmes affectés aux melapasiddha correspondent au sceau interne et sont les quatre liquides nommées stériles : R, R*, L, L*, qui relèvent d'anasritasiva mais sous son aspect individuel ; stériles puisque Siva se présente alors comme privé de relation à l'univers ; et stériles à la manière d'une graine brûlée, qui ne disparaît pas bien que ne pouvant germer, en effet, s'ils ont pénétré dans la vacuité, ils possèdent néanmoins la nature de germe. On les nomme amrtabija, germes du nectar immortel, jouissant du repos de la Conscience en elle-même, car issus de la volonté désireuse de savourer sa félicité. « D'ailleurs, dans les plaisirs de ce monde, un tel repos existe également et est félicité » dit Abhinavagupta. « L'allusion d'Abhinavagupta, écrit A. Padoux, aux plaisirs du monde vise l'instant d'immobilité du spasme où va se produire l'émission créatrice, instant du plus extrême plaisir. » Ce qui répond bien à tout ce que nous savons des melapasiddha.

Kala : leur énergie divinisée est ambika, associée au Quatrième état.

Samvitsvabhava : ce qui formait zèle et ardeur pour les mantrasiddha s'apaise dans le Soi, car le contact entre subjectivité et objectivité, atteint au moment de la bhairavimudra, est pour eux paisible.

Bhava : leur modalité particulière consiste en une légère fluctuation dans l'océan de la Conscience qui, en excitant l'énergie, produit le frémissement de l'union entre domaine extérieur et domaine intérieur.

Les melapasiddha détruisent le temps puisqu'ils veulent parvenir à l'Union intemporelle. Tel est le sens que prend en leur cas le sans-demeure (aniketa) : le terme melapa implique un tel contact entre sujet conscient et objet connu (pramatr et prameya) que toute succession entre eux disparaît ; quand l'ensemble des objets se précipite dans le Sujet soudainement, sans la moindre gradation, le melapasiddha bien intériorisé devient un saktasiddha.


Le saktasiddha

Tandis que les trois types de siddha que nous venons d'étudier visaient essentiellement à la Connaissance, atteinte en sa perfection par les derniers, les saktasiddha et sambhavasiddha obtiennent en outre la puissance (sakti).

Associés à l'aspect du suprême Sujet conscient dont la fonction prédominante est l'Inexprimable (anakhya), les saktasiddha adonnés à l'énergie, ne sont autres que anasritasiva en son universalité. Si l'on en compte huit, c'est qu'ils gouvernent le puryastaka fait des cinq organes sensoriels, du sens interne (manas), de l'entendement (buddhi) et du sentiment du moi (ahamkara).

Dhama : pour faire monter leur kundalini, ils partent du cakra de la gorge (kantha).

Mudra : à la différence des siddha précédents ils sont libres dans leurs pratiques sexuelles et peuvent s'unir à leurs propres femmes en vue de réaliser leurs fins spirituelles parce qu'ils ignorent tout attachement. Ils pratiquent de ce fait l'attitude mystique nommée lelihanimudra (succion) qui tend à la destruction radicale des derniers vestiges du corps subtil : « La totalité des rayons adonnés à absorber les germes résiduels des huit paryudita, qui lèche et consume la différenciation par les flammes, c'est Toi, Ô Mère, qui, léchant avec vigueur, expérimentes la mudra. » (Cidgaganacandrika)

Varna : leurs phonèmes s'étendent de YA à HA (les derniers phonèmes), en sorte qu'ils résorbent en eux-mêmes l'univers entier : les semi-voyelles donnent naissance aux cuirasses qui emprisonnent l'homme ordinaire et à l'illusion (maya) ; les cinq spirantes correspondent aux pures catégories. SA symbolise l'univers manifesté comme identique à Siva, stade immortel que perçoivent seuls les yogi qui, identifiés au suprême Sujet conscient ont transcendé les limites de la conscience liée au corps. Parmi les énergies divines, ils relèvent de l'activité (kriyasakti), HA est le symbole de l'énergie, dernier phonème procédant de l'anuttara A ; il représente la catégorie de l'énergie car il condense en lui-même tous les phonèmes à partir de A, le cosmos entier résidant dans l'énergie. Les semi-voyelles mettent l'accent sur l'aspect énergétique, Siva ou anuttara lui étant subordonné.

Kala : leur fonction consiste en la plus élevée des énergies divinisées, l'aînée (jyestha), définie comme identique à Siva. La volonté s'y révèle en sa véritable essence, universellement bénéfique ; l'énergie y fulgure dans toute sa splendeur.

Samvitsvabhava : lorsque les vestiges de l'Union propre aux melapasiddha se sont effacés à leur tour, les saktasiddha reposent dans la pure énergie, en pramiti, résultat même de la connaissance une fois connu ce qui devait être connu ; quant au contact entre la connaissance et ses objets, il a pris fin à l'étape précédente.

Bhavasvabhava : leur modalité spécifique, joyeuse effervescence (ullasa) de l'énergie au moment où Paramesvara se tourne vers l'océan de la Conscience, se réduit à une simple expectative : leur conscience encore très pure esquisse un premier frisson.


Le sambhavasiddha

Par opposition aux deux groupes précédents qualifiés de couple (yamala) puisque Siva et sakti (homme et femme dans la pratique kramacarya) sont en présence, le sambhavasiddha est seul et n'admet pas de second (ekavira) : il n'a que faire de l'énergie, un seul regard du maître a suffi à l'initier sur la voie de Siva (sambhavopaya) ou par delà toute voie (anupaya).

Correspondant à Paramasiva, Splendeur du système Krama, il jouit donc d'une autonomie totale (svatantrya) ; en lui s'unissent parfaitement connaissance et puissance.

Dhama : la montée de la kundalini s'effectue à partir de bhru, milieu des sourcils. Sa force intérieure franchissant les limites de la susumna assume la modalité indifférenciée de la Conscience cosmique, omnipénétrante (vyapini) et libérée de pensée (unmana), équivalente à Paramasiva.

Mudra : son attitude mystique nommée khecarimudra détruit entièrement l'agitation de la dualité qui s'attache au signifiant et au signifié puisqu'ils ont atteint le stade de l'énergie unmana. Par rapport aux mudra immanentes précédemment décrites, la khecarimudra est transcendante et appartient à la voie de Siva ; l'énergie divine entièrement libérée s'épanouit et vole dans la conscience infinie sans rencontrer jamais d'obstacle, le moyeu (kha) de la Roue cosmique donnant accès au Tout. Cette énergie omnipénétrante (saktivyapini) confère le pouvoir spirituel propre à Siva même, celui qu'accompagnent le jaillissement de la félicité du Soi et la prise de conscience définitive du Je absolu. Khecarisamya, équilibre parfait qui parachève cette mudra, correspond à la kramasamata, lorsque ne demeure que turyatita, car aucune distinction ne subsiste entre le samadhi et l'état ordinaire ; cela signifie que le sambhavasiddha ne se différencie apparemment pas de l'homme ordinaire, alors qu'aux stades antérieurs, le siddha entre en extase et parait souvent absorbé en lui-même.

Mahesvarananda cite à propos de la khecarimudra la Cidgaganacandrika : « O Déesse ! Tu t'adonnes à la destruction de la parole qui va du Verbe à la parole ordinaire. Tu atteins la demeure de Siva libre de tout voile et Tu te révèles comme celle qui vole dans le firmament de la Conscience (khecari) et lui permet de s'épanouir (cidvikasini), O Mère ! Tu es cette kundali qui s'envole comme l'éclair et qui dévore avidement l'éclat du feu, du soleil et de la lune (sujet connaissant, connaissance et connu). Lorsque Tu te fraies un chemin par la voie du milieu en kha jusqu'au bindu (puissance virile, virya) du sambhava (siddha), on Te connaît en tant que khecari. »

Varna : Transcendant les phonèmes, ce siddha puise à leur source, A et A*, leur énergie la plus élevée A, l'anuttara, le suprême. Il a pour fonctions (kala) : bindu, ardhacandra, nirodhika et nada, étapes de la résorption progressive du Son. Mahesvarananda livre le secret de l'énergie du phonème A pour les sambhavasiddha de la manière suivante : bindu représente la lumière consciente indifférenciée contenue dans tout le signifié (vacya) ; il consiste en un point ayant l'aspect de la lune. Ardhacandra, demi-lune, comporte encore quelque peu prédominance du signifié en son état apaisé ; on le nomme demi-lune parce qu'il est fait d'une portion de cercle ; l'extrême sinuosité ou tortuosité y disparaît entièrement. Nirodhika désigne la ligne droite qui surgit après la disparition du signifié et grâce à laquelle on pénètre en nada. Ce terme a deux sens : les yogi limités le considèrent comme le son purement intérieur qu'ils entendent lorsque s'élève toute droite la kundalini ; mais ceux qui ont franchi les limites échappent à la différenciation et comprennent nada en son sens transcendant de prise de conscience de soi.

Au cours de la résorption de la vibration sonore, le bindu apparaît comme le point dans lequel l'univers se dissout (la lune symbolisant l'ensemble de l'énergie émettrice de Siva à son point de départ). De ce point devenu plus subtil encore sous forme de demi-lune, va surgir la kundalini cosmique (urdhvakundalini) qui s'achève en nada, vibration originelle, éternelle et incréée, au niveau de Siva et donc la Conscience ultime qui demeure dès que toute différenciation s'est évanouie. Nada ainsi compris correspond à unmana, énergie suprême unie à Siva au sommet des douze étapes de résorption associées à l'énonciation du pranava AUM et nullement à l'étape nada qui précède nadanta, vibration intérieure encore sensible.

Kala : son énergie divinisée se ramène aux quatre énergies : raudri, vama, ambika el jyestha en leur état indifférencié et, comme elles sont au nombre de quatre, on compte un même nombre de sambhavasiddha.

Samvitsvabhava : lorsqu’a disparu complètement l'impureté s'attachant aux dernières traces de l'objectivité, seule subsiste en lui la très pure prise de conscience de Soi.

Bhavasvabhava : quant à sa vision de l'univers ; on la compare à l'océan profond et apaisé, c'est-à-dire prakasa et vimarsa intimement unis, la conscience de soi en possession de sa libre puissance.

Le cercle des maîtres spirituels s'étend ainsi des siddha parvenus à l'illumination jusqu'aux sambhava identifiés à Siva.

En dernière analyse, le véritable maître est la prise de conscience de soi (vimarsa) ou nadasakti, l'énergie vibrante qui transcende toute expression (anuttara) et ne peut être distinguée du Soi : « En réalité, dit le Mahanayaprakasa, ce grand nada sans voyelle, simple bourgeon de la tendance vers l'épanouissement, c'est lui qui resplendit, et c'est lui le guide, le non-né que je prends pour refuge. »