LE SEIGNEUR
LE KRAMASTOTRA D'ABHINAVAGUPTA
De Lilian Silburn (Hymnes aux Kâli, la roue des énergies divines)
|
PLENITUDE
Le Kramastotra est un chant d'adoration parfaite car il n'y a pas de meilleur culte que l'unification du sensible dans la libre Conscience de Bhairava, toute limite évanouie. C'est aussi un hymne à la félicité cosmique (jagadananda) et d'autant plus précieux que le poète fait rarement allusion à cette félicité que l'on devine pourtant toujours présente à travers ses œuvres. Comment n'hésiterait-il pas en effet à révéler à qui n'a jamais éprouvé l'intime béatitude le secret paradoxal propre à la mystique : cette profusion du nectar que distille la moindre chose ici-bas et qui fait surabonder la félicité sans mesure du Soi ?
Déjà d'anciennes Upanisad avaient exalté ce thème condensant l'essentiel de l'expérience mystique :
« Plénitude cela, plénitude ceci,
la Plénitude est tirée de la plénitude,
et, quand la plénitude est tirée de la plénitude,
ce qui demeure, et rien d'autre, c'est (encore) la plénitude ! »
Plein cela, c'est-à-dire le brahman répandu en tous lieux, plein ceci, le Soi perçu dans l'intime de la conscience.
Si l'Upanisad puise le plein du plein sans porter atteinte à l'immuable Plein, Abhinavagupta lui, ajoute plénitude à plénitude. Tel est l'apport du sivaisme tantrique à la révélation Upanisadique.
D'après Abhinavagupta ' purnatva ' c'est être rempli des choses clairement manifestées au moment où l'énergie de pure intention s'ébranle sans qu'aucune trace d'ignorance ne subsiste. Il faut donc avoir reconnu que toutes les choses ainsi que son propre corps sont identiques au Seigneur pour jouir de plénitude et de perfection.
Les flots de nectar peuvent se déverser de façon simultanée ou par degrés. Lorsque les énergies du yogin confluent toutes au même instant dans la conscience pour n'en former qu'une, le multiple se trouve étalé et distinct à l'intérieur du miroir unique et indifférencié de la Conscience. Les strophes 1-14 décrivent la simultanéité des énergies qui triomphe du temps. Ces mêmes énergies peuvent être saisies également comme manifestées à tour de rôle, et les autres versets du Kramastotra sont consacrés à cette ronde en douze phases.
L'hymne s'ouvre sur un très beau verset qui célèbre la merveille de l'accès au Soi cosmique avec la force de l'expérience elle-même. A la fin d'un jeûne, le jeûne du Soi, car celui qui ne le connaît pas complètement vit dans la faim et la privation, fulgure soudain la Réalité. Douleurs du monde et surtout aridité de l'attente disparaissent, happées dans la connaissance souveraine et noyées sous une pluie de félicité. En ce jour béni où l'Un seul demeure, la félicité déjà familière, souvent perdue, qui s'irradie en l'être comme un nectar, devient torrent. Et dans la découverte inouïe, toutes les craintes inhérentes à la conscience de ' l'autre ' s'abolissent. Personne, aucun événement, aucun objet ne peut devenir autre, et il n'est plus d'autre en nous. Au lieu du Soi et de l'autre, disons plutôt du Soi et de l'oubli du Soi, il ne reste plus que l'Omniprésent et sa louange, forme sous laquelle le mystique vit la dualité, une simple dualité de miroir.
Voici posé le grand thème de la louange qui sera le leitmotiv de tout le poème, adressée à l'Omniprésent dans la première partie et à ses énergies dans la seconde. Qu'on ne le considère pas comme un procédé de style ou une habitude religieuse banale. La louange fuse au contraire comme l'expression spontanée, irrésistible de l'émerveillement éprouvé. Mieux encore : l'émerveillement est louange. Car la connaissance ici n'a plus aucune commune mesure avec celle de la vie courante. D'ordinaire, au moment où j'aperçois un objet, celui-ci est comme bloqué d'avance dans ce que j'attends de lui et, inversement, il me détermine, étant perçu en relation avec mon ego. Mais prendre conscience de l'objet après qu'on a reconnu le Soi cosmique n'a rien de comparable. Si, reposant dans l'Unité, on se tourne vers l'objet, ce dernier, au lieu d'affecter nos tendances, garde son en-soi et apparaît comme une vague sur l'océan de l'Unité. Il n'est pas d'une autre nature, il est au Soi ce que nous sommes au Soi, parfaitement lui-même comme nous sommes nous-mêmes dès que le dur noyau de l'ego a fondu ; une telle connaissance baigne l'homme d'émerveillement.
Alors, le second verset l'indique, à chaque nouvelle perception on reconnaît le Soi avec une joie nouvelle. En un perpétuel rebondissement de l'expérience Une, on ressaisit ce qui jamais ne se perd. Chaque fois l'autre s'abolit dans l'Un, magnifie l'Un. Nous sommes dans le Soi sans nous en rendre compte, voir une chose a pour effet de nous faire saisir notre intériorité (vimarsa). Dans le cri spontané de reconnaissance, aux deux sens du terme, on ne sait plus si c'est la gratitude qui arrache au monde objectif ordinaire, ou si à l'inverse la gratitude provient du fait qu'on a reconnu ce qu'il fallait reconnaître. Nous n'avions jusque-là jamais su rien voir, ni autour de nous ni en nous.
Mais avant de s'exprimer dans une pensée, un cri ou même l'émerveillement, la louange est déjà incluse dans l'élan qui emporte en un clin d'œil à travers les sphères de l'univers jusqu'au Suprême, et ce passage du je fabriqué (ahamkâra) au Je souverain (aham) constitue le vrai ' rite ' d'adoration, don parfait qui atteint le but et se fond en lui. La parfaite intériorisation précède la parfaite extériorisation.
|
la sève unique des choses prises en leur totalité
Tant que le Soi se révèle dans le silence d'un samâdhi coupé du monde, en pleine transcendance, le retour est douloureux; on peut certes le célébrer, mais l'on n'est pas foncièrement devenu comme ici un vivant hommage. A présent la louange ne traduit pas un sentiment, elle se confond avec une nouvelle manière d'être au monde, seulement possible après le miracle de cette reconnaissance du Soi cosmique de sorte, ô paradoxe, qu'elle intervient au moment où il n'existe plus rien que le Soi, où laudateur et loué ne se distinguent plus.
D'abord jaillie dans l'explosion de joie, la louange a des vertus si puissantes qu'elle va désormais contribuer à parachever le grand accomplissement. Relisons le premier verset. La révélation porte sur le rejet de 1' ' autre ' et l'abolition d'une ' multitude de douleurs ', car la douleur est liée à l'existence de 1' ' autre ', autrement dit à la dualité. Maintenant une juste connaissance effaçant la méprise, la félicité inonde tout. Mais où donc était l'obstacle ? Qui nous tenait dans ce jeûne ? Au premier chef, justement kâma, par où il faut entendre tous les désirs de l'homme ordinaire, même désintéressés. En somme ce qui masquait le Soi, c'est ce que l'homme désirait comme bien ou repoussait comme son contraire : l'obstacle, 1'autre, gisait en lui. Et voici que la louange ' consume kâma '. Au sein de la douleur, ou lors des difficultés qui ne manquent pas de resurgir tant que l'Unité ne s'est pas étendue à chaque minute de la vie quotidienne (coagulation des vestiges subconscients par exemple), imprévisiblement elle s'insinue et se déploie, excluant toute exclusion. Elle balaie refus, hésitation, doute, elle anéantit tout geste personnel ou négateur. Elle vainc et élimine apohanasakti.
Cette dernière qui nie et exclut, suscite la différenciation en découpant la Conscience omnisciente pour la faire apparaître en aspects (âbhâsa) scindés de la Conscience universelle et séparés les uns des autres. Elle se trouve donc à la source des options du moi limité, le vikalpa comportant toujours la distinction de l'objet connu d'avec ce qu'il n'est pas. Outre ces connaissances déterminées, elle engendre leurs résidus, les impressions inconscientes ou complexes dynamiques dont la durée dépend puisque, ' ayant tendance à reparaître ', ils vont en mûrissant produire le monde varié propre à chaque être.
Mais ces aspects découpés, simples reflets, ne sont pas réellement séparés de leur substrat indifférencié. Abhinavagupta compare l'énergie d'exclusion à un burin avec lequel Siva cisèle, à son libre désir, la variété des formes en manifestant comme séparées les choses qui lui sont identiques et font corps avec le Soi.
Lorsque le yogin boit « la sève unique des choses prises en leur totalité » (si. 3), le découpage n'a pas lieu. Celui qui a conquis kâma et n'obéit plus à ses désirs personnels peut dissocier la durée, régir le rythme de ses instants, connaître le passé et l'avenir, car il éclaire ses samskâra précédemment inconscients et les transforme en énergies conscientes. Sous les aspects multiples, il redécouvre la connaissance indifférenciée (avikalpa) et omnisciente (si. 4).
Si la révélation de l'Omniprésent décrite au premier verset atteint d'emblée son sommet, l'homme se transformant sous sa touche doit achever de l'intégrer, et pour cela il doit se débarrasser des derniers obstacles, précisément dus aux samskâra et au temps, qui à chaque instant dans la vie courante risquent de reparaître et de l'altérer. Maintenant c'est en toute conscience qu'il rejette «cette existence propre au chemin du devenir qu'on tient pour la servitude » (si. 5), et sa louange, devenue ininterrompue et pareille à un feu dévorant qui porte l'offrande — le don total de soi — à la divinité, consume enfin la différenciation. Alors ses énergies intenses s'épanchent et s'exercent dans un univers d'où la multiplicité déchirante a disparu, remplacée par une merveilleuse variété, le rendant « fou d'ivresse ». Le verset 6 se plaît à confondre extérieur et intérieur puisque le déploiement des énergies divines réside dans le cœur, et à distinguer afin de mieux les confondre ensuite Siva et celui qui s'incline devant lui.
|
la gloire divine
Lorsque tout (et d'abord chaque faculté, chaque impulsion de la personne) a été intégralement replongé dans la Conscience à la source, et reste consciemment maintenu sous son « éminente souveraineté », la vie apparaît transfigurée par ce que les textes sacrés nomment la gloire divine. C'est elle, inséparable de la félicité, que les versets suivants vont inlassablement célébrer. « L'indicible gloire du grand Souverain » bien installée dans le cœur, rayonne de la conscience (au sloka 7), puis de toutes les activités de l'homme ainsi transformé et des choses elles-mêmes saisies à la fois dans leur unicité et leur particularité (8-9). On peut donc atteindre Siva dans toute sa glorieuse puissance en s'absorbant profondément dans sa merveilleuse manifestation. Louange, gloire et béatitude vont de concert.
Évitant alors le geste fatal qui consisterait à s'attribuer ou à s'approprier la merveille et l'effacerait aussitôt en ressuscitant l'ego (« ce nectar... en Toi il réside à Toi seul il appartient » si. 10), l'auteur exalte l'union indissoluble de l'Omniprésent et de son énergie sous toutes ses glorieuses manifestations simultanées, ou même successives (10-11), car la conscience et la maîtrise peuvent dorénavant s'étendre aux transitions, et les énergies dont traite la seconde partie, sans être mentionnées ici, sont néanmoins présentes.
Quelque chose échappait encore à l'envahissement de la gloire : l'allégresse accompagnait la saisie de l'univers dans sa perfection indifférenciée, éclipsant la conscience du multiple douloureux. Au 12, la différenciation elle-même est justifiée — ce qu'il fallait comprendre afin que disparaissent les dernières traces de crainte — et la louange l'inclut. Ainsi Siva, d'abord caché, puis révélé, est si l'on ose dire, vu à présent dans l'évidence aveuglante de sa cachette. Telle est sa vraie gloire, rayonnante mais secrète.
Le 13 résume et conclut cette première partie par la seule prière possible : Puisse-je sans interruption demeurer ferme en Ton essence de Bienheureux Seigneur pleine de la sève des énergies.
|
Les kâli
La stance 14 annonce la seconde partie du poème. Jusqu'ici la révélation de l'Omniprésent a été décrite comme un tout, les énergies divines étant saisies dans leur simultanéité, comme lorsqu'on ouvre un éventail d'un coup sec. Maintenant celles-ci vont se succéder une à une dans la conscience comme on pourrait graduellement faire apparaître chacun des onze volets de l'éventail, le douzième constituant l'éventail entièrement déployé. Ou encore comme un film de saut d'obstacle qu'on projetterait d'abord en vitesse normale puis au ralenti. Cette dernière méthode, qui consiste à parcourir à la suite chacune des kâli, exige une discrimination de tous les instants et une parfaite maîtrise — un peu comme si l'on devait réellement sauter l'obstacle à vitesse réduite.
Néanmoins, ce ne sont pas vraiment deux méthodes que l'on puisse comparer. La première est en fait un donné imprévisible et gratuit qui relève de la voie de Siva. Seule la seconde, sur la voie de l'énergie, est une pratique; elle permet au yogin de découvrir les composantes de ce donné et d'en acquérir la maîtrise. Il avance alors progressivement de kâli en kâli, avec une chance à chaque étape d'atteindre la grande kâli qui les contient toutes. A la fin, lors de la pratique complète, il domine parfaitement la totalité du chemin, et le déploiement détaillé de toutes les énergies s'effectue non pas au ralenti mais dans l'instant, rejoignant la voie de Siva, car la conscience ne réside plus seulement à la source mais partout.
Le plan en diptyque de la Srikalika de Sivanandanatha évoquait deux aspects — cosmique et humain — parallèles ou confondus. C'est cette notion fondamentale qu'illustre le cycle des kâlï : le jeu cosmique de création, maintien et résorption des mondes s'accomplit dans le yogin lorsqu'il sort de l'indifférencié, se tourne vers les choses puis revient à la source.
Dans la seconde partie de l'hymne chaque sloka est consacré à une kâli.
Au 15, srstikâli, l'énergie créatrice, apparaît lorsque le sujet (ou feu) se tournant vers le monde (ou lune) le crée dans sa gloire. Embelli lui-même par cette création, il s'épanouit et porte le monde en offrande à la Splendeur suprême — tels sont déjà dans le Rg Veda les deux mouvements d'agni : il vient de l'origine et retourne à l'origine, enrichi par le sacrifice. Paradoxalement ici la gloire du feu est de porter le monde et la gloire de la lune est de revenir à la Splendeur! A cette offrande du monde, autrement dit à la résorption de l'univers objectif, sont consacrées les quatre autres kâli.
Tandis qu'avec la seconde stance au début du poème tout se passait au niveau de la Conscience suprême sans autre activité que celle de louer, à présent, avec raktakâli, la Rouge ou Ravie, tout s'accomplit au niveau de l'activité, au sein même des choses, les organes sensoriels jouant désormais sans que kâma se réveille (16).
Lorsque, bien détaché, on est capable de jouir de la couleur des mondes sans en être pollué, intervient sthitinasakâli, destructrice de la permanence ou existence ordinaire, ce tissu serré de durée et de devenir caractérisé par le karman, la nécessité enchaînant l'acte à son fruit. Dorénavant, parmi les choses étalées en leur indifférenciation, la vie se joue souple, dynamique, à même l'instant (17).
Néanmoins, pour que la résorption du monde objectif soit achevée, il faut que toutes les règles auxquelles le yogin a plié sa conduite en ce monde disparaissent elles aussi. Yamakâli, l'énergie éliminatrice du doute mortel, pose alors le prescrit et l'interdit. En effet kâma disparu, yama surgit comme ennemi également mortel, car il menace d'anéantir cette vie nouvelle du yogin. Il faut tuer non plus le devenir mais les doutes et jusqu'à la peur du devenir (18).
Le doute dissipé, l'objectivité du connu se résorbe dans la connaissance, il ne peut plus y avoir d'activité proprement mondaine, et même le prestige des Traités s'évanouit. Alors la première des énergies présidant à ce nouveau cycle, samharakâli, la résorbante, va s'attaquer à l'aspect différencié au niveau du cœur, c'est-à-dire de la connaissance (19).
A pareille étape la résorption du différencié dévoile le sujet conscient. Celui-ci s'aperçoit que la puissance résorbatrice réside en lui et cette connaissance le ramène à la dualité (du sujet connaissant et de l'objet connu). Ainsi le yogin est de nouveau confronté à un ennemi mortel, la mort-orgueil. La grâce sera portée par mrtyukâli, l'énergie qui tue la mort et révèle l'Existence réelle illuminée par la véritable Connaissance qui engloutit la mortelle connaissance (20).
Le yogin maintenant s'oriente spontanément vers les trois divines énergies de Siva qui manifestent l'existence multiple (21). C'est cette triple énergie sous forme de rudrakâli qui va le libérer de la peur du devenir en provoquant d'abord la coagulation des traces résiduelles laissées par les actes antérieurs, puis leur fonte, jusqu'à ce que les racines mauvaises responsables du déterminisme de sa personne soient extirpées et que l'énergie divine puisse enfin jouer librement en son cœur (22).
|
La plus parfaite stabilité ou suprême Existence devenue ce frémissement intime de félicité et de Conscience
A la dernière étape de ce cycle, mârtandakâli, énergie résorbatrice du soleil, absorbe le soleil que sont les organes d'action et les moyens de connaissance mais sans les détruire ; elle les pressure afin d'en obtenir l'essence (23).
On accède alors à la sphère du sujet. Paramarkakâli, énergie résorbatrice de l'agent du moi, suprêmement efficiente et libre du temps, absorbant les grands rayons solaires, divinise les organes et engendre une félicité divine (24).
Toute la vie, que bornaient l'espace et le temps sous les aspects d'objets, de corps, de souffles, de connaissances et de sujets connaissants, se résorbe dans la grande Énergie; alors celle-ci, secouant les limites qu'on lui avait surimposées, surgit impétueusement libre dans le royaume illimité de Siva et, grâce à sa spontanéité, engendre la béatitude. Telle est l'œuvre de la très-puissante kalanalarudrakâli, résorbatrice du sujet limité (25).
Après avoir ainsi perçu l'énergie consciente en tout son dynamisme à mesure qu'elle absorbait avidement les limites qui la paralysaient, on ne verra plus que la lumière consciente apaisée et sans phases, de quelque manière qu'elle se présente : latente jusqu'au bout ou manifeste, dans le vide sans trace du monde ou dans un univers très varié. En une suprême résorption mahakalakâli engloutit le grand Temps ou le Sujet universel dans la Conscience (26).
Mais il ne suffit pas d'avoir l'intuition de sa permanence, il faut aussitôt sans perdre un instant s'accrocher à cette suprême Conscience, et rien n'est plus difficile. C'est seulement grâce à l'attrait qu'exercé une telle intuition que l'on pourra s'incruster en elle et se rendre ainsi maître des quatre aspects du réel qu'elle contient intériorisés et soustraits à l'empire du temps. Mahabhairavakâli, Conscience absolue, se délecte de la parfaite suprême permanence (27).
Désormais Abhinavagupta n'a plus qu'une prière : reposer à jamais en Paramasiva indissolublement uni à la grande Énergie consciente, et qu'en Lui repose également l'humanité entière dépouillée de son voile ténébreux. Il y insiste dans la plupart de ses œuvres et termine sa Laghuvrtti en s'immergeant dans la Conscience sans pareille, l'unique qui englobe la totalité. A ceux qui s'y consacrent il recommande, afin d'atteindre la perfection de la Réalité bhairavienne, de devenir de bons disciples bien exercés à la compénétration engloutisseuse du triple monde, eux qui s'entendent non seulement, dit-il, à acquérir mais encore à posséder en toute sécurité la béatitude de la Conscience plénière et sans égale.
On trouve un écho dans maître Eckhart lorsqu'il enjoint de s'élever à la hauteur de Dieu, alors :
« on obtiendra, dit-il, la perfection et la stabilité de l'éternité.
Car là il n'y a plus de temps ni d'espace, d'avant ni d'après, mais tout est présentement décidé dans un nouveau, dans un verdoyant 'voici que'! dans lequel mille ans sont aussi courts et aussi rapides qu'un instant ».
Un beau passage du Kramastotra antique, conservé par Mahesvarânanda, insiste sur la mobilité sans fin — celle de l'océan — au sein même de l'Immuable : « La plus parfaite stabilité ou suprême Existence devenue ce frémissement intime de félicité et de Conscience », et donc véritablement Acte de vie (spanda). Cet acte de vie conscient de soi implique liberté. Non seulement Siva autonome ne dépend de rien comme l'entendent d'autres systèmes de l'Inde, mais en outre, il exerce une liberté de choix, pouvant à sa guise se révéler ou non, se manifester sous l'aspect qu'il désire et de la manière qu'il veut. Ainsi peut-il se contempler en sa propre énergie de multiples façons.
|
|