Le secret des mantra
Sivasutravimarsini de Ksemaraja
Traduction de Lilian Silburn ((Éditeur : Institut de civilisation indienne - Diffusion E. de Boccard 11, rue de Médicis Paris 6°).
CHAPITRE II
L'auteur des sutra expose maintenant la voie de l'énergie. Aux derniers sutra du premier chapitre il a dit que l'énergie est l'épanouissement de l'efficience propre aux mantra. Ayant ainsi discerné leur essence, il commence un nouveau chapitre où il expose en quoi consiste cette essence :
1 - Sa conscience intériorisée est le mot sacré
La conscience est ici ce par quoi la suprême Réalité est touchée, consciemment réalisée, perçue par un acte conscient. Cette perception, prise de conscience des mantra prasada, pranava, etc., a pour nature une parfaite fulguration, celle du Je absolu. Le mantra est mantryate, tenu secret, à savoir caché ; grâce au mantra indifférencié, on prend intérieurement conscience de l'essence du Seigneur. La conscience est donc mantra. Le mantra s'explique étymologiquement par man et trai, le Soi est manana, connaissance intuitive ou suprême fulguration, et trana, protection qui met fin au samsara fait de différenciation. Et encore : le mantra n'est pas une simple combinaison de phonèmes variés. C'est la conscience même de l'adorateur qui, par une fervente prise de conscience de la divinité à laquelle s'adresse le mantra, parvient à s'identifier à elle.
Le Sarvajnanottara déclare : « Les formules que l'on récite du bout des lèvres ne sont nullement des mantra. Mais par la faute de cette connaissance erronée, dieux et gandharva les considèrent comme tels. Ainsi trompés, ils en tirent orgueil. » (16).
Dans le Tantrasadbhava on trouve également : « Mais ce qui donne vie aux mantra, c'est l'énergie indestructible. Sans elle, ô Belle, les mantra sont aussi stériles qu'un nuage d'automne. » (Ces nuages engendrent tonnerre et éclairs mais sans répandre la pluie espérée.)
De même dans la Srikanthisamhita : « Mantra séparé, récitateur du mantra séparé, ne peuvent rien réaliser. Tout ceci a la connaissance pour racine ; sinon (sans elle) on ne peut rien réaliser. »
Et le Spanda enseigne indirectement : « Ces mantra, fusionnant avec la conscience du fidèle, acquièrent la nature foncière de Siva. »(27)
Et pour lui :
2 - L'acte zélé est ici l'efficace
Le désir de la recherche approfondie du mantra, lequel a été précédemment défini, consiste en un acte zélé pour s'emparer de ce désir au moment même où il apparaît.
Ce zèle sans artifice est efficace en son accomplissement car il suscite l'identification du réalisateur du mantra à la divinité à laquelle il s'adresse (à savoir Siva).
C'est ce que précise le Tantrasadbhava : « Ô Bien-aimée ! quand un grand oiseau qui plane dans les airs aperçoit une proie, aussitôt, avec une impétuosité innée, il la ravit (Le bindu est un acte conscient qui s'ébranle.). Que, de la même façon, le roi des yogi projette le bindu, sa pensée, comme la flèche encochée s'envole de l'arc bandé avec force. Ainsi, ô Belle, vole le bindu grâce à la poussée ascendante de son énergie cognitive. » Et dans un autre passage : « La nature réelle du mantra consiste en prise du Soi... »
Le terme manas est ici un accusatif. L'expression « de la même façon » veut dire que par la puissance de son acte inné et spontané le roi des yogi doit tirer la flèche du bindu, pensée ou acte, pour qu'elle atteigne la suprême Lumière consciente. Alors le bindu, suprême Lumière, s'envole, prend de la hauteur (Textuellement : se répand selon un libre cours.) grâce à la poussée ascendante, à savoir l'ardeur spontanée de sa prise de conscience. Tel est le sens du dernier vers.
La Spandakarika exprime ceci par un verset : « C'est l'apparition même du médité dans le cœur du méditant ; c'est pour le sadhaka, en raison de son désir intense, la mise à l'unissons avec cette vibrante Réalité. » (31).
L'auteur caractérise l'efficience de la parole sacrée déjà mentionnée que réalise un tel sadhaka (C'est la réalisation, samapatti, spontanée et immédiate de l'identité au Je universel.) :
3 - Le secret des mantra, c'est l'existence d'un corps de pure Science
La Science est la manifestation de la suprême non-dualité. Son corps, son essence, est le Bienheureux sous forme de la totalité des sons dont l'existence est une fulguration ou prise de conscience du Je absolu comme identique à l'univers entier. Une telle existence constitue le secret ou l'upanisad des mantra.
Il est dit dans le Tantrasadbhava : « Tous les mantra sont faits de phonèmes et sont identiques à l'énergie, ô Bien-aimée ! Que l'on connaisse l'énergie comme la matrka et celle-ci comme identique à Siva. » Bien que ce sujet soit tenu des plus secret, il se trouve longuement éclairci en ce traité. Ainsi : « Ils ne reconnaissent pas le maître comme identique au Dieu, ni les préceptes stipulés dans les traités. Ils se délectent dans la fraude et la tromperie ; ils ont l'avidité pour ressort et s'abstiennent des bonnes œuvres. C'est pourquoi, ô Déesse, j'ai gardé très secrète l'efficience des mantra ; l'efficience étant cachée, les mantra sont eux aussi cachés. Le reste n'est qu'un ensemble de phonèmes et donc stérile pour l'ignorant. » Puis vient le passage intitulé « Ayant salué le trône de l'idole » qui commence ainsi : « Ô Déesse, la Mère est douée d'un éminent éclat. Elle pénètre tout cet univers, du Dieu Brahman jusqu'aux mondes. Ô Déesse vénérée des dieux, c'est en elle (la matrka) que réside cet éclat de la Conscience dont l'univers est pénétré comme le phonème A réside dans tous les autres phonèmes. Ô Chère, je vais donc t'expliquer de quelle manière le phonème A est immanent à tous les autres afin que tu en comprennes clairement le sens. »
Définition de A ou de la kundalini :
« Cette énergie suprême et subtile est déclarée transcendant toute pratique ; lorsqu'elle renferme en elle-même le bindu du cœur, elle est lovée tel un serpent profondément endormi. Et là (dans le cœur) elle demeure assoupie, ne pensant à rien. Ô Uma ! Cette Déesse renferme également en son sein la lune, le feu, le soleil, les astres et les quatorze mondes mais elle est inconsciente, on dirait qu'un poison l'a stupéfiée. Ô Femme au teint resplendissant ! elle s'éveille en raison d'une grande résonance ayant forme de Connaissance quand elle est barattée par le bindu (Siva) qui réside en elle. Ce barattement à l'intérieur du corps de l'énergie doit être fait d'un mouvement circulaire et continu jusqu'à ce qu'apparaissent des étincelles (bindu) qui jaillissent d'abord de la division. Elles ont un aspect extrêmement brillant lorsque de cette manière se lève la kundalini, la subtile énergie. Le puissant bindu qui se trouve au sein de l'énergie (kundali) est quadruple, ô Bien-aimée. Grâce à l'union du baratté (sakti) et du barattant (Siva) se produit un redressement et on nomme alors l'énergie excellente (jyestha) quand elle est bien établie entre les deux bindu (Siva et l'énergie). Agitée par le bindu, l'immortelle kundalini, formant une ligne droite, est connue sous le nom de la droite (rekhini) avec à ses extrémités les deux bindu. Elle est alors triple chemin et désignée comme raudri. Mais elle est aussi chantée comme rodhini quand elle obstrue le chemin de la délivrance. Ambika, qui a l'aspect d'une portion de lune, est comme une demi-lune. Bien qu'unique, l'énergie suprême se révèle ainsi d'une triple manière. De l'union et de la séparation de ces énergies procèdent les neuf groupes de phonèmes. C'est elle que l'on conçoit de neuf façons différentes que ces groupes désignent. La Déesse entre successivement dans les cinq mantra, sadyojata, etc. (A savoir vamadeva, isana, tatpurusa et aghora, les quatre autres bouches de Siva.). On la décrit d'une quintuple manière, ô Conductrice des dieux ! On la déclare duodécuple parce que les voyelles sont au nombre de douze. Divisée en cinquante parties, elle réside dans les phonèmes qui vont de A à KS. Dans le cœur, elle est, dit-on, douée d'un atome ; dans la gorge de deux atomes ; quand elle se situe au bout de la langue, qu'on sache qu'elle est toujours pourvue de trois atomes. C'est à l'extrémité de la langue que tous les phonèmes sont émis ; aucun doute à cela. Telle est la production du son qui pénètre ce qui est mobile et immobile. » (Ce difficile extrait décrit à la fois la montée de la kundalini et la formation de la lettre A en devanagari.)
Ce passage montre que la matrka est essentiellement l'énergie du Verbe (paravak) propre au suprême bhairava. Il décrit comment apparaissent tous les phonèmes en se combinant de façons variées à partir des énergies appelées jyestha, raudri et amba.
Il s'agit donc de la Bienheureuse énergie de la parole elle-même dont on vient de montrer la nature et qui a pour existence le corps de la pure Science ; et c'est elle le secret des mantra dont le corps est fait de la conjonction des phonèmes. C'est pourquoi tout agama avant d'exposer la sélection des mantras commence par expliquer en détail la nature de la matrka, Mère des lettres, ou celle de la malini, la guirlande des lettres.
Comme les Sivasutra condensent la moelle des livres secrets, c'est afin de concilier leur enseignement et celui de ces agama que nous nous sommes si longuement étendu à ce sujet. Il n'y a donc pas prolixité de notre part et il ne faut pas nous le reprocher. Si, en dépit de notre effort de conciliation, le sens secret de ce sutra demeure incompris, qu'on aille trouver un maître accompli et qu'on lui rende hommage.
« Lorsqu'ils se sont emparés de cette puissance du spanda, les mantra sont pourvus d'omniscience ». Le verset de la Spandakarikâ (26) qui commence ainsi montre ce que signifie le présent aphorisme.
Si une telle efficience du mantra est le moyen de se recueillir intensément sur le grand Lac dont on a parlé, il arrive pourtant que, par la volonté du Seigneur, certains ne l'assimilent pas en leur cœur, car leur pensée aspire à des pouvoirs limités dus à une activité purement contingente, ainsi l'apparition de sons et de lumières extraordinaires. Pour eux :
4 - L'épanouissement de la conscience dans la matrice ou sphère de l'illusion consiste en une science privée de discrimination, un rêve
La matrice, illusion transcendante, est la non-intuition du Soi. C'est là, dans le déploiement différencié des pouvoirs surnaturels issus de mantra limités, que la conscience s'épanouit et qu'on trouve satisfaction à un tel déploiement. Il n'y a là que science sans discrimination, commune à tous les hommes, un savoir impur, une connaissance limitée, autrement dit un rêve (svapna), tourbillon confus plein d'une pensée dualisante aux formes variées et fondée sur une impression de différenciation.
Il est dit dans les Yogasutra de Patanjali : « Obstacles dans le samadhi, ils deviennent des pouvoirs surnaturels quand on revient à la conscience ordinaire. » (III, 37).
Et le Spanda enseigne : « De l'Éveil procèdent immédiatement la lumière, le son, la forme, le goût, causant de l'agitation dans l'être attaché à son corps. » (42).
Mais s'il ne fait aucun cas des pouvoirs limités qu'il a acquis et se tient fermement à l'étape suprême, alors ce yogi :
5 - Obtient l'énergie qui vogue dans l'espace infini, c'est-à-dire l'état de siva, à l'apparition spontanée de la pure Science
A l'apparition spontanée ou émergence en tant qu'innée de la pure Science de la véritable Réalité dont on a parlé, chez celui qui ne fait aucun cas des pouvoirs surnaturels et qu'incite uniquement la volonté du Seigneur, alors se révèle l'attitude mystique dite khecarimudrâ « qui vole (cari) dans l'éther infini (kha) de la Conscience ». Quelle est cette khecari ? C'est l'état de Siva, le Seigneur de la Conscience, c'est le jaillissement de la félicité du Soi.
Ce n'est nullement la khecari relative aux diverses attitudes corporelles décrites de la façon suivante (Malinivijaya VII, 15-17) : « Que le yogi installé dans la posture de lotus fixe sa pensée au centre du nombril et la conduise droite comme un bâton jusqu'aux trois éthers (kha) de la tête. La retenant en ce lieu, le brahmarandhra, qu'il l'excite rapidement à l'aide de ces trois éthers. S'il se tient ferme en cette attitude, le grand yogi réussit à se mouvoir dans l'éther (ou l'espace, khe). »
La véritable khecari, bien au contraire, a pour essence la suprême Conscience comme le décrit le Tantrasadbhava : « Quand il accède à l'état suprême éternel par la voie de la totalité, le kulamarga, voie de la compréhension du sens des mantra et que sa conscience s'y meut en tous les êtres, voici ce qui mérite le nom de khecari. »
Ainsi enseigne-t-on l'efficience des mantra et l'efficience des attitudes, toutes deux n'étant que l'apparition de l'essence de la Conscience absolue quand s'apaise toute l'agitation engendrée par l'illusion propre à la différenciation.
Il est dit dans le Kulacudamani : « Il n'y a qu'un germe de mantra, il remplit l'émanation ; il n'y a qu'une attitude mystique, c'est la khecari. Que ces deux naissent chez un homme, et il résidera dans une paix suréminente. »
Dans l'exposé sur l'efficience des mantra le Spanda traite en raccourci de l'efficience des mudra : « Dès que l'agitation s'est apaisée, on atteint le suprême royaume. » (9). Bien que ce demi-verset concerne un autre sujet, il suggère indirectement ce qu'est la nature de la khecari dont traite le Kulacudamani.
Mais pour obtenir l'efficience du mantra et celle de l'attitude mystique :
6 - Le maître est la voie
Le maître spirituel, celui qui enseigne la véritable signification, est ici la voie parce qu'il révèle pleinement l'universalité (vyapti).
Le Malinivijaya déclare : « Le maître qui dévoile l'efficience du mantra est proclamé mon égal dit Siva. » (II, 10).
Le Spanda n'y fait guère allusion puisque ceci est évident, néanmoins la dernière stance mentionne : « Je rends hommage à cette merveilleuse Parole du maître au sens et aux mots extraordinaires, barque qui fait traverser le profond océan du doute. » (52).
Autre interprétation.
Ou bien le maître est l'énergie divine, la grâce du Souverain, comme le dit le Malinivijaya : « La roue des énergies est appelée la bouche du maître. »
Et dans le Trisirobhairava également: « L'énergie issue de la bouche du maître est meilleur maître que le maître lui-même » selon un jeu de mot sur guru, puissant.
C'est elle uniquement qui offre une occasion favorable, elle est donc la voie.