La saisie
Les différents plaisirs sont dus à la pénétration dans le domaine suprême de la grande béatitude mais n'étant pas reconnus comme tels, ils se manifestent partiels et individuels. En réalité cette béatitude universelle est identique à la liberté sans obstacle, indivise et plénière.
L'apparition chez l'être asservi de réactions telles que souvenirs et connaissances transmises par l'ouïe, la vue... causent sa déchéance ; ces réactions lui font perdre la saveur de la suprême ambroisie, sa propre essence. Relevant du domaine des éléments subtils et d'un penchant à la parole, elles font de l'individu un être dépendant qui a pour pâturage les tanmatra (sons, couleurs, odeurs, etc.). Si on ignore l'ambroisie, quelque soit la chose qui apparaît, on réagit par la peur, le désir, le regret, la curiosité ; en elles-mêmes, notions représentations, expressions restent inoffensives tant que ne surgissent pas les réactions du moi.
Ces énergies que sont les sensations s'empressent perpétuellement et avec ardeur à cacher à l'ignorant sa véritable nature en recouvrant sa propre essence, car ces réactions et représentations ne surgiraient pas si elles n'étaient pénétrées par la parole et sa signification. C'est en ce sens que la parole même est la cause de l'univers. La parole ainsi que le discours et la pensée dualisante qu'elle gouverne, tiennent l'individu sous leur dépendance. Par leur faute, il subit l'attraction des objets sensoriels et des plaisirs qui en découlent.
Entravé par l'octuple forteresse, l'individu est un être dépendant qui est traîné de naissance en naissance. Cette forteresse revêt une double forme : l'une subtile, consiste en éléments subtils, les tanmatras, et en organe interne : intelligence, facteur du moi et pensée. L'autre le corps grossier, est fait d'éléments grossiers. Il est celui qui éprouve les expériences variées. C'est par le corps subtil que l'individu est lié, qu'il transmigre, soumis à la mort et à la naissance, car le désir de jouissance et d'expérience est ce qui obscurcit la vision de l'essence.
Mais quand l'individu prend racine en une seule chose, la source, qui est félicité et lumière consciente (turyatita, corps absolu, la base shi), il fait alors, à son gré, naître et disparaître le surgissement des réactions issues de ce corps. En conséquence, il accède à l'état de maître, libéré de la servitude qui faisait de lui un objet de jouissance, et devient souverain de la Roue des énergies, libre, tout puissant. Il a la maîtrise sur l'ensemble des divinités de sa propre conscience, source perpétuelle de l'émanation et de la résorption de toute chose.
Les yeux ouverts, le libéré voit tout en lui-même. Il est souverainement libre, n'étant plus régi par ses organes. Les tendances à la dualité qui demeuraient latentes en lui s'évanouissent définitivement et, loin d'engendrer la différenciation, ses organes débordant de félicité la résorbent au contraire. Plus précisément, si le profond sommeil comporte la fusion du sujet et de l'objet ressentie au réveil comme un état de paix, en turyatita (la source) cette fusion est vécue en toute conscience, sujet et objet étant simultanément présents, car le libéré a dévoré et parfaitement assimilé l'univers entier. Il traverse donc de multiples états sans être jamais effleuré de la moindre impureté. On le qualifie de manthanabhairava du fait qu'il baratte toute chose à l'intérieur de l'unique Conscience et jouit de la richesse qu'est la Réalité bhairavienne, breuvage d'extase qui s'écoule du fusionnement du sujet et de l'objet ainsi barattés. D'où le chant du Tantra « autonome » (le Svacchanda) sur le thème de son infinie liberté ; libre par essence, libre aussi quant aux moyens, l'union indépendante, et quant à la fin atteinte : le libre Bhairava. Il se promène à son gré dans le Soi, car il ne trouve partout que le Soi ou Bhairava. Il s'absorbe si profondément dans le libre Bhairava qu'il s'identifie à Lui.
Les choses les plus ordinaires paraissent inouïes au libéré qui les contemple en leur essence. Une simple touche de la Conscience suffit pour qu'un son, une couleur lui semblent divins. Le corps entier, les choses perçues, étant imprégnés de pure conscience, en sont transfigurés. Aussi la jouissance spontanée engendrée de la sorte est-elle à tout instant nouvelle. La roue des énergies qui suscite ces merveilles dont jamais le libéré ne se lasse a pour centre le cœur et pour périphérie les organes sensoriels en contact avec leur champ objectif.