QUINZE STANCES SUR LA CONSCIENCE
Source : Hymnes de Abhinavagupta – Traduits et commentés par Lilian Silburn
1-2. Cet Un dont l'essence est l'immuable, Lumière de toutes les clartés et de toutes les ténèbres, en qui clartés et ténèbres résident, c'est le Souverain même, nature innée de tous les êtres ; la multitude des choses n'est rien d'autre que son énergie souveraine.
3. Et l'énergie ne se pose pas comme séparée de l'essence de celui qui la possède. Il y a éternellement identité des deux comme du feu et de son pouvoir de brûler.
4. Lui, le Dieu Bhairava, a pour caractéristique de maintenir l'univers tout entier reflété, grâce à cette énergie, dans le miroir de son propre Soi.
5. Elle, la suprême Déesse, s'adonne à la prise de conscience de l'essence de celui même dont la plénitude en tout ce qui existe n'augmente ni ne diminue.
6. Ce Dieu s'adonne éternellement au plaisir de jouer avec cette Déesse ; omniscient, il suscite de façon simultanée les diverses émissions et résorptions.
7. Telle est son incomparable activité, éminemment difficile à accomplir ; telles, sa liberté, sa souveraineté, son Essence consciente de soi.
8. Certes une lumière consciente limitée caractérise l'inconscience ; par contre la Conscience n'a pas pour caractéristique l'inconscience parce qu'elle n'a pas de limite.
9. Ainsi les émissions et résorptions se manifestent à cause de leur propre essences à l'intérieur du Soi, elles dont la différenciation dépend des énergies spécifiques de Celui qui est essentiellement libre.
10. Leur extrême diversité, ces mondes en haut, en bas, intermédiaires et ce qui les constitue, voilà l'existence, douée de plaisir et de douleur.
11. L'imparfaite connaissance de ce Bhairava, c'est elle que l'on considère comme Sa liberté, elle, en vérité, la transmigration, terreur des êtres bornés.
12-13. Inclination de Sa grâce, tradition du maître ou traités religieux, que par l'une ou l'autre de ces approches s'éveille la Connaissance parfaite de la Réalité, le Seigneur suprême, voilà la délivrance, la plus haute souveraineté, la plénitude des êtres illuminés, voilà encore ce que l'on nomme libération en cette vie.
14. En réalité aucune différenciation n'existant en Paramesvara, ces deux, lien et libération, ne sont nullement séparés de l'Essence du Seigneur suprême.
15. Ainsi entre-t-on en contact de façon répétée avec Bhairava, nature innée de toute chose, qui repose sur le lotus du trident formé par les énergies : connaissance, activité subtile et volonté.
Abhinavagupta a composé ces quinze versets afin d'éclairer instantanément les disciples à l'esprit déliés.
COMMENTAIRE
Abhinavagupta commence par poser la non-dualité telle que l'entend le système Trika : à savoir Paramasiva-le-Tout, Lumière immuable, source des clartés et des ténèbres de ce monde, image à laquelle il accorde une valeur métaphorique puisqu'on la retrouve dans la stance d'introduction de sa Laghuvrtti ; il y salue la Splendeur sans pareille, clarté de toutes les clartés et ténèbres de toutes les ténèbres, contenant au plus haut degré et clartés et ténèbres. Il ne chante donc pas une lumière sans ombre, sans vie. Si Paramasiva n'était pas la lumière éclairant d'une manière ineffable les ténèbres de l'ignorance, comment prendrait-on conscience de ces ténèbres ? Ainsi tout sujet conscient, en quelque état qu'il se trouve, maître ou disciple, ou bien engagé dans les affaires temporelles, toujours et en tout ce qu'il fait, participe à ces activités à l'intérieur de cette suprême Conscience ; mais comme il n'en a pas une appréhension distincte, il l'ignore. Ne constate-t-on pas une chose analogue lorsqu'on a pleuré durant le sommeil ou l'ivresse sans en garder le souvenir au réveil ? Avec surprise on se rend compte de cet état si une autre personne vous l'apprend ou si subsistent dans le corps certains symptômes, tels des sanglots. A noter pourtant une différence : dans le sommeil on ne voit pas d'objets distincts parce que l'on repose en pleine inconscience (moha) tandis que dans le quatrième état où persiste la conscience, on ne les perçoit pas en raison de l'identité du sujet connaissant et de l'objet connu.
Il reste alors à expliquer de quelle manière clartés et obscurités se jouent dans la lumière unique. L'énergie (sakti) qui les engendre n'est pas séparée de son possesseur, Siva, de même que le pouvoir de brûler ne se distingue pas du feu. En Lui, miroir lumineux, elle reflète l'univers différencié. S'y déployant en ombres mouvantes, le monde cache la splendeur du miroir sans en ternir complètement l'éclat, car c'est la lumière divine qui rend les ombres visibles. Ainsi l'énergie de la Conscience donne vie aux diverses expériences psychiques et, s'il est vrai que ces expériences obscurcissent la lumière indivise (1), elles en attestent aussi la manifestation. A l'occasion d'autres hymnes j'approfondirai cette métaphore si riche du miroir, fréquente dans les œuvres d'Abhinavagupta : le très pur miroir, Siva, réfléchit l'univers en sa totalité et de façon globale, mais il le maintient en lui-même seulement comme un reflet. Malgré cette atténuation, le terme maintenir évoque aussitôt la dualité de soutenant et de soutenu, ce que le langage et la pensée discursive ne peuvent absolument pas éviter. Il s'agit en réalité d'un jeu entre Siva, Conscience indifférenciée, et son énergie qui s'amuse à troubler le clair miroir. Comment le fait-elle ? Par la prise de conscience de soi (vimarsa ), la Sakti se distingue en quelque sorte de Siva afin de le mieux découvrir et de l'aimer sans jamais pour autant se reconnaître séparée de Lui. Cette prise de conscience va mettre l'univers en branle. Celui-ci, glorieux d'abord s'il se mire en Mahesvara, le meilleur des miroirs où il se voit en son essentielle beauté, apparaît fragmenté et confus quand l'énergie en ternit la surface.
Devi, déesse, selon l'étymologie de div, signifie d'après Abhinavagupta jouer. La Déesse déborde de félicité lorsqu'elle considère l'univers manifesté graduellement par elle comme sa propre nature. C'est là son jeu. Quant à lui, Bhairava, il prend part à ce jeu avec ardeur. Un tel jeu se réduit à une incompréhensible activité, car simultanément il émet et résorbe des mondes variés. Comme il transcende le temps et l'espace, ses émissions et résorptions demeurent nécessairement simultanées. Ceci s'explique si l'énergie, limitant sa prise de conscience, agit à la manière d'un écran qui va et vient sur le Soi indifférencié : dès qu'elle voile une portion, elle en dévoile une autre. L'énergie met toute sa ferveur à découvrir Siva et lui s'amuse avec elle à cache-cache. Si elle se montre, il se dissimule et vice versa. Mahesvarananda illustre ce jeu par l'image du taureau et de l'éléphant dessinés de telle sorte qu'au moment où l'on perçoit l'un, l'autre disparaît ; l'angle de vision changeant brusquement, et non de façon progressive, permet de voir l'un à l'exclusion de l'autre. Ainsi se présente le jeu éternel de Bhairava et de Bhairavi : en manifestant, il résorbe ; en résorbant, il manifeste ; pourtant rien n'est détruit rien n'est créé, tout est là à jamais ; seule la perspective diffère. En réalité rien ne surgit, rien ne disparaît, il n'y a que l'illustre énergie vibrante qui, bien que libre de succession temporelle, se révèle en diverses apparences. Dire qu'elle surgit et disparaît est pure métaphore.
Ce jeu prodigieux entre Siva et l'énergie n'a nul besoin d'explication, il relève de la liberté souveraine, celle de la conscience de soi associée à sa puissance autonome, œuvre des plus ardues à accomplir (atidurghata) : « Qu'y a-t-il en effet de plus difficile que de faire apparaître en Lui, lumière par nature, la négation de la lumière au moment même où sa nature essentielle de lumière consciente brille sans interruption ? Une telle œuvre de sa libre énergie semble impossible aux êtres limités que nous sommes. En soi illimitée et indifférenciée, la Conscience omniprésente et omnisciente ne comporte aucune inconscience, et pourtant on constate l'inconscience en·ce monde, c'est-à-dire l'ignorance à l'égard de la Réalité absolue. Le terme jada, ce qui n'est pas conscient par soi-même parce que dénué de la parfaite conscience de soi, implique néanmoins une conscience relative et fragmentée. Ce qui signifie que pour appréhender l'Essence en son intégralité, l'esprit doit être vide de toute impression objective, doué d'une fine sensibilité et infiniment souple, sinon on le qualifie de jada, insensible, émoussé, inerte, sclérosé. L'ignorant se borne à des aspects particuliers et à un temps déterminé, il croit au plaisir et à la douleur, se sent attiré par l'un et a de la répulsion pour l'autre ; l'univers qu'il appréhende devient pour lui un leurre douloureux, il court après des ombres et la peur ne le quitte guère. Son ignorance n'a pourtant rien de positif, elle se ramène à une connaissance imparfaite, à une lumière consciente limitée (st 11). Mais qu'il ait l'intuition fulgurante de la Réalité par choix divin, la grâce, à l'incitation d'un maître ou à la lecture de textes révélés, aussitôt ses liens se dénouent, toute crainte s'évanouit, sa science limitée fait place à un pur savoir (suddhavidya ) identique au triangle sacré (trikona ou trisula), les trois énergies en parfaite harmonie constituant l'essence unique ou libre Énergie. Les Tantra montrent Bhairava étendu sur le trident de la triple énergie consciente : désir, connaissance et activité (st 15).
Qui a la connaissance intégrale considère ce qui surgit et disparaît comme l'épanouissement de l'énergie et n'y voit que la liberté du Seigneur. Se tenant à la source de l'énergie, en Siva, il jouit de Bhairava et aussi du monde sous sa forme d'énergie divine.
La véritable libération (jivanmukti) de ce que l'on prenait à tort pour des liens n'est pas connaissance seule mais pouvoir, autrement dit souveraineté. Il n'y a de vraie souveraineté que lorsqu'a disparu l'opposition entre souverain et ce qu'il gouverne. Il s'ensuit que le Soi absolu étant omniprésent réside dans la servitude comme dans la délivrance et celles-ci font au même titre partie du Jeu de Siva qui s'amuse à se lier puis à se libérer. Il ne reste donc qu'à s'absorber pour toujours en Bhairava, Essence innée de tous les êtres et trident des énergies. Ainsi se dissipera l'illusion qui voile la grandeur de son indifférenciation en le faisant surgir sous l'apparence d'un univers différenciés.
(1). Voir à ce sujet Introd., p. 7- 8 et la Paramarthacarca, p. 32. Comparer aussi la parole du Prophète (de l'Islam) : « Dieu se cache par soixante-dix mille voiles de lumière et de ténèbres. S'Il les enlevait, les fulgurations de Sa Face consumeraient quiconque Le regarde. » Cité par Titus Burckhardt, La Sagesse des Prophètes, p. 32, n. 1. De même selon le Trika, l'homme qui reçoit la plus haute des grâces meurt bientôt, son corps ne pouvant le supporter. T.A. XIII, sl. ZIO.