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BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja









QUÊTE DE LA RÉALITÉ ULTIME

Source : Hymnes de Abhinavagupta – Traduits et commentés par Lilian Silburn


1. Parce qu'il pénètre toute chose au plus haut degré, Lui dont l'essence est lumière consciente, il ne brille pas séparé des lumières du soleil, de la lune, d'une lampe, etc. C'est pourquoi les expressions illumination et illuminé ne valent que de façon relative.

2. En vérité rien n'est séparé de la connaissance ; et la différenciation née de la variété n'existe pas dans la Conscience. On ne trouve pas non plus de distinction spécifique dans le domaine unique et très pur, par soi-même lumineux.

3. Ainsi Siva, Lumière suprême de l'univers, n'est qu'unicité, Conscience indivise de soi ; et là seulement, dans l'énergie diversifiée, apparaît la différenciation scindée en pris et preneur.

4. En conséquence, c'est lui le différencié non distinct du possesseur de ce domaine unique, très pur et autonome, tout comme maisons, éléphants, chevaux, nuages, fleuves, montagnes etc., ne sont pas séparés du miroir ou du cristal de roche (dans lequel ils se reflètent).

5. Si le reflet dans le miroir et l'objet réfléchi sont démontrés réels à l'aide de critères logiques, pour les choses perçues à l'intérieur du miroir de la Conscience autonome, il n'y a pas là d'autre cause.

6. C'est pourquoi Tu n'es que Conscience indivise ; en Toi brillent instantanément les mondes. Ils fulgurent par la Splendeur de Ton éclat. Toi seul est leur auteur, ô Souverain !

7. Je chante ainsi la louange du Seigneur Bhairava intuitivement senti source de toute certitude et qui échappe aux preuves, Soi, Souverain qui n'a pas de souverain, plénitude d'énergies, sans espace ni temps, éternel, omniprésent.

Ceux qui, aspirant à la Réalité ultime, portent en leur cœur comme il convient, à l'exclusion de toute autre pensée, ces sept stances parfaites, s'absorbent constamment dans le domaine absolu de Bhairava et mènent à bien la quête de l'ultime Réalité des trois mondes.



COMMENTAIRE

Ces sept stances insistent sur la Réalité, Siva, Lumière consciente (prakasa) qui brille de son propre éclat et forme un Tout indivis et sans faille, ce domaine unique auquel rien ne fait obstruction. C'est pourtant en lui et en lui seul, possesseur d'énergies variées, que se manifeste la différenciation. A l'aide de l'exemple du miroir, Abhinavagupta cherche à montrer la possibilité d'une conscience lumineuse dont la libre énergie suscite une multiplicité, sans porter atteinte à son unicité foncière. La métaphore présente certains avantages mais prête à confusion : elle n'a de portée que si le lecteur fait un effort pour lâcher la dualité. Il ne s'agit pas d'abord d'un miroir plan à deux dimensions, mais d'un domaine infini. En outre, les reflets qui s'y manifestent n'ont aucun objet correspondant. En langage d'école, il n'y a pas de bimba, chose externe objective réfléchie dans un miroir et dont on peut prouver l'existence indépendamment du reflet qu'elle y occasionne, il n'y a que pratibimba, apparition, phénomène au sens grec, ce qui vient à l'être ou reflet sans objet. On ne l'appelle reflet qu'en fonction de la comparaison de la conscience à un miroir. L'exemple du rêveur et de ses rêves ne serait pas aussi inexact à ce point de vue, mais moins riche et moins suggestif.

Ces précautions prises, si l'on considère donc seulement le miroir et ce qui se réfléchit en lui, on constatera que, contrairement à ce qui se passe dans l'observation courante, les objets perçus dans son orbe ne sont pas séparés les uns des autres et séparés du miroir. Ils constituent un tout indissociable. Le mystique voit le réel de la même manière, à l'intérieur de la Conscience, ne faisant qu'un avec elle et n'ayant d'autre cause qu'elle. Que les reflets s'y déploient ou s'évanouissent, le miroir de la Conscience indifférenciée reste identique à lui-même, les reflets n'affectant en rien sa pureté native.

De façon analogue le temps et l'espace n'ont aucune prise sur le Seigneur ; les mondes brillent en lui et par lui à jamais instantanés et sans succession. Ainsi coexistent le miroir indifférencié et les reflets multiples.

Abhinavagupta développe longuement ce thème dans sa glose à l'Isvarapratyabhijnakarika : la grandeur de la Conscience due à sa pureté lui permet, dit-il, d'assumer une infinité de reflets (abhasa) tout en demeurant une : « L'expérience nous apprend qu'un clair miroir reçoit des milliers de formes comme des montagnes, des éléphants, etc. sans que sa nature propre s'en trouve brisée, et ces formes ne cachent pas le miroir comme l'apparence erronée de l'argent cache la nacre, ou la vision de deux lunes, la lune unique. Car même si le miroir prend l'aspect de ces formes diverses on se dit : ce miroir est pur et excellent ». On ne perd donc pas de vue l'existence du miroir quand on contemple les reflets qui y déferlent. Les derniers mots d'Abhinavagupta soulèvent un des problèmes les plus ardus de la spéculation sur la vie mystique. Peut-on voir simultanément le miroir et l'image reflétée, la Conscience divine et l'univers différencié ou son propre moi ?

En fait, il existe plusieurs manières d'appréhender miroir et reflets selon le degré atteint. L'ignorant ne s'intéresse qu'aux reflets bien qu'ils n'aient d'existence que dans le miroir de sa propre conscience : il les projette hors de lui et court en vain après eux. Celui qui a reconnu le Soi n'oublie plus le miroir, domaine bhairavien et fond immuable sans lequel il n'y aurait pas de reflets. Il sait que lumière et certitude appartiennent uniquement au miroir et que Bhairava, évident par soi-même et source de toute certitude, échappe aux preuves qui prétendent établir son existence puisque tout est perçu en lui et par lui. Deux cas principaux se présentent chez les mystiques : certains s'adonnent à la seule contemplation du miroir sans pouvoir s'y établir ; tantôt durant l'extase (turya) d'une durée limitée, dans l'oubli de tout ce qui n'est pas le Soi, ils voient le miroir limpide (nirvikalpasamadhi) et leur conscience demeure sans reflet (1) ; tantôt les reflets variés réapparaissent et leur cachent le miroir. Ainsi pour eux, appréhender l'un, c'est à l'instant même perdre l'autre de vue, selon l'exemple du taureau et de l'éléphant (2). Quelques-uns atteignent la plus haute perfection qui consiste à voir simultanément le miroir et ses reflets mais avec prédominance de l'un ou de l'autre, le mystique pouvant à son gré jouir d'un monde surabondant d'énergie divine se déployant en Siva sans jamais être dupe des reflets et sans garder trace des choses, tel le miroir qui ne fixe rien ; ou encore prendre son repos en Siva contenant l'énergie à l'état latent. C'est là turyatita, domaine unique (par-delà le quatrième état, l'extase) où les notions et impressions différenciées baignent dans l'indifférencié et l'indifférencié réside dans le différencié (3). Perçus dans leur véritable essence, les reflets deviennent enchanteurs. Paramasiva, le Tout (nikhila), contient les abhasa de l'univers ; le monde, en sa totalité, est embrassé par lui dans sa présence concrète et vivante.


(1). Citprakasa est sans reflet tandis que caitanya désigne la Conscience ultime douée de tous les reflets (abhasa) ou Paramasiva, le Tout.

(2). Sur celte image suggestive, Ibn'Arabi expose une conception voisine dans un climat religieux différent. La page qui suit, longue et assez obscure, me paraît esquisser les deux possibilités qu'Abhinavagupta dégage clairement dans son Tantraloka (III, sl, 3 sqq, 48, 56) : «  ... le sujet recevant la révélation essentielle ne verra que sa propre forme dans le miroir de Dieu ; il ne verra pas Dieu, il est impossible qu'il Le voie, tout en sachant qu'il ne voit sa propre forme qu'en vertu de ce miroir divin. Ceci est tout à fait analogue à ce qui a lieu dans un miroir corporel : en y contemplant des formes, tu ne vois pas le miroir, tout en sachant que tu ne vois ces formes qu'en vertu du miroir. Ce phénomène, Dieu l'a manifesté comme symbole particulièrement approprié à Sa révélation essentielle, pour que celui à qui Il Se révèle sache qu'il ne Le voit pas ; il n'existe pas de symbole plus direct et plus conforme à la contemplation et à la révélation dont il s'agit. Tâche donc toi-même de voir le corps du miroir tout en regardant la forme qui s'y reflète ; tu ne le verras jamais en même temps. Cela est si vrai que certains ont prétendu que la forme réfléchie s'interpose entre la vue du contemplant et le miroir même ; c'est là ce qu'ils ont saisi de plus haut dans le domaine de la connaissance spirituelle ; mais en réalité la chose est telle que nous venons de le dire (à savoir que la forme réfléchie ne cache pas essentiellement le miroir, mais que celui-ci la manifeste) ... Si tu savoures cela, tu savoures l'extrême limite que la créature comme telle puisse atteindre (dans sa connaissance objective). La Sagesse des Prophètes, p. 44-45.

(3). Vikalpa en nirvikalpa et nirvikalpa en vikalpa, selon la formule chère à l'Inde. De même les Bouddhistes chinois du Mahayana reconnaissent que le Tathagata est capable de distinguer toutes choses grâce à une connaissance sans distinction. Recevoir tous les contacts à la façon d'un miroir, c'est éprouver la sapience foncière. L'absence de pensée, c'est l'omniscience. Entretiens du Maître de Dhyana Chen-Houei du To-tso (668-760) par J. Gernet, p.32 note 4, P.E.F.E.O. vol. XXXI, Hanoï, 1949.