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BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja









Les quatre domaines de la réalité


Source : Hymnes aux Kali, la roue des énergies divines de Lilian Silburn – commentaires


Prameya

Prameya ou soma, lune, qu’il m’arrivera de traduire par connaissable ou cognoscible couvre le plan de l’expérience objective, le milieu où l’on vit et, d’après Abhinavagupta, les éléments grossiers, subtils, et leur cause primordiale, la nature, relatifs au corps et au monde, les choses telles qu’elles existent en nous, mais extériorisées, et que vise notre activité (kriyasakti). Nos organes sensoriels s’emparent de leurs objets particuliers situés dans un espace déterminé, doués de couleurs, de sons et autres qualités qui apparaissent à l’homme ordinaire comme les aspects sensibles de choses saisies au dehors. Mais avec la pratique des quatre premières kali, une telle vision de l’objectivité se transfigure dès que la pure intégration a chassé l’habituel accaparement. Abhinavagupta précise à ce sujet que les éléments grossiers, subtils ainsi que la nature sont objets de connaissance directe pour un yogi qui exerce son empire sur eux, mais que pour les êtres transmigrants ils ne sont connus que par inférence ou par la révélation des textes sacrés, on les nomme en conséquence inférables, autrement dit extraits d’un ensemble, élaborés selon des schèmes mentaux, et non saisis en leur essence.

Le prameya se caractérise encore par la multiplicité et la nouveauté, car sans cesse il surgit d’où sa relation avec l’apparition (srsti) ; mais si la suprême énergie consciente ne cesse de manifester l’univers en sa variété, elle reste toujours une et indifférenciée. Telle sera la pleine lune du connaissable pour qui pratique ardemment les kali.


Pramana

Pramana ou surya, soleil de la connaissance, consiste en une prise de conscience intérieure et stable, la connaissance notionnelle impliquant permanence (sititi). C'est le domaine de la pensée individuelle, de ses démarches, de ses critères, règles de pensée et de conduite, que détermine la discrimination du bien et du mal, du vrai et du faux. On rattache le pramana à l’énergie cognitive (jnanasakti) d’un homme recueilli en lui-même, livré à la seule expérience intérieure et qui opère sur ses propres connaissances. Une telle connaissance par représentations successives se rapporte principalement à l’idée générale, ainsi la notion de rose par opposition à la rose véritable avec sa couleur et son parfum spécifiques appréhendés par les organes des sens et qui, elle, relève du perceptible (prameya). Cette notion s’obtient par élimination : ce n’est pas un jasmin ni un lys, selon l’option caractérisant ce mode de pensée qui affirme une chose à l’exclusion des autres, d’où la notion claire et déterminée s’appliquant au genre. Du domaine du pramana relèvent aussi la mémoire et ses réminiscences, l’imagination et ses rêveries ainsi que les rêves propres au sommeil, les traces et résidus déposés par les émotions et les événements, et enfin la pensée subtile discriminative et globale de certains états mystiques, en un mot tout ce qui se situe entre le sensible et le pur Sujet. Toujours affranchi des données sensibles et des objets perceptibles, ce domaine qui s’étend de la connaissance limitée à la Connaissance infinie est atteint en toute sa pureté durant la pratique des kali lorsque le sujet échappe aux contraintes de l’objectivité.


Pramatr

Le pramatr ou agni, feu, désigne le sujet connaissant dont la sphère va du je individuel au Je universel. Le premier est de deux espèces : l’un, le sunyapramatr proprement dit, dépourvu de connaissance et de connaissable, est plus ou moins inconscient de soi et ignore le monde qui l’entoure ; l’autre, le mystique, Sujet à l’état pur en qui a cessé l’opération à double pôle et qui, plongé dans l’extase du Quatrième état, a l’illumination du Soi. Tant que dure son samadhi, il est libre de doutes et de dilemmes ; toute trace d’objectivité a disparu en lui, mais des résidus de connaissances limitées subsistent encore et ne lui permettent pas de se reconnaître comme le Sujet universel. Ses facultés cognitives ne jouant plus durant l’extase, on compare son état nirvikalpa à celui de l’homme profondément endormi. Mais, à la différence du dormeur, il possède la conscience mystique de Soi. Son activité et sa connaissance discursive étant réduites au silence, il n’a d’autre énergie que l’intention originelle, une intention unique sans alternative possible, d’où une connaissance de Soi de toute évidence.

Par contre le Sujet universel (parapramatr) conserve la Conscience de Soi non seulement dans l'unicité de l'intention mais dans ses activités cognitives et sensorielles, l'énergie dans laquelle il baigne continuellement étant non pas l’intention mais la félicité. Si avec prameya on déploie une activité multiple et si, avec pramana, connaissance instrumentale et abstraite, on reste soumis au choix, la connaissance se posant toujours en fonction d’une autre connaissance, lorsqu’on accède au cercle de pramiti, connaissance intuitive ineffable, évidente, par-delà le Quatrième état, la prise de conscience dégagée de toute construction dualisante n’est que certitude, et la connaissance elle-même n’est plus alourdie de preuves ni de ces démarches qui lui cachent sa nature illimitée. Le suprême Sujet n’ayant pas connaissance du mouvement de sa pensée jouit alors de l’acte pur et tranquille de la conscience (pramiti).


Pramiti

Sur le plan ordinaire pramiti désigne la connaissance décisive, désintéressée à laquelle aboutit la fonction normative du pramana quand plus n’est besoin de prendre ou de repousser, d’inclure ou d’exclure ; elle se présente comme le jeu de la conscience qui trouve son repos en elle-même lorsque, sa curiosité satisfaite, elle se détourne de l’objet connu ; mais en elle-même pramiti est la connaissance radicale, cette source dynamique de toute connaissance et qui n’appartient qu’à l'être parfaitement détaché.

Dans l'expérience mystique des kali, pramiti a le sens d’une intuition qui embrasse la totalité des choses, car à la différence du pur Sujet en qui l'univers reste à l'état de germe, en pramiti l'univers se trouve désormais intégré au Soi. C’est pourquoi cette connaissance mène au suprême Sujet conscient, faisant le pont entre le Sujet pur mais limité et le Sujet universel dont la parfaite intuition de l'univers divinisé a pour expression : tout ceci est ma gloire. A cette étape, connaissance, connu et connaissant ne font qu’un.

On qualifie pramiti d’indéfinissable ou d’ineffable (anakhya) du fait qu’elle est indifférenciée (nirvikalpa), et surtout parce qu’elle comporte vikalpa à l'intérieur même du nirvikalpa, en ce sens que si le Sujet universel vit dans l'indétermination, il perçoit pourtant le monde en tant que somme des énergies divines. Voici ce que dit à ce propos Abhinavagupta dans sa Laghuvrtti : La prise de conscience globale et compacte projette l'univers en Bhairava à l'aide des trois énergies (intention, connaissance et activité). Cet univers qui échappe à toute succession temporelle n’est plus que l'ultime lieu de repos. Non différencié, il est néanmoins connaissable, ce terme signifiant à ce haut degré être pur, spontané, dont l’essence de suprême Sujet connaissant est identique à Bhairava.

Pramiti correspond ici à l’énergie de la connaissance identique à Bhairava et à l’univers. Précisons que l’absence en elle de ces constructions mentales qui justement fondent le différencié n’implique pas inertie, au contraire pramiti est d’autant plus efficiente qu’elle exerce son activité de façon immédiate, par-delà fonction, but à atteindre, dans l’oubli du moi, d’où sa spontanéité. Bien apaisée puisque exempte de doutes, de conjectures, à son sommet l’intuition ineffable appartient au Je universel vraiment autonome.

Résumons en un tableau comparatif les rapports entre les quatre domaines :

Il y a pramatr quand pramana et prameya reposent indifférenciés en pramatr.
Il y a pramana quand prameya et pramatr différenciés reposent en pramana.
Il y a prameya quand pramana et pramatr différenciés reposent en prameya seul.
Il y a pramiti quand pramatr et prameya indifférenciés reposent en prameya et c’est là l’état suprême, la véritable connaissance appréhendant les choses essentiellement, et non plus discursivement à la manière du pramana.

Pramatr, pramana et prameya constituent le triple champ de la conscience qui couvre l’existence en sa totalité. Ils se déploient perpétuellement dans la vie de l’homme en formant trois moments consécutifs, et à leurs jonctions réside esclavage ou liberté. Au premier instant d’intériorité, le sujet (pramatr) dont la pure conscience contient l’univers à l’état de germe repose, nous l’avons vu, en sa propre essence, le Soi, avant que surgisse la pensée. Le second instant est celui de la compréhension et consiste en éveil de la connaissance (pramana). Le Je prend conscience du monde en lui manifesté sous forme d’impressions de plaisir ou de douleur. Ce monde n’est donc pas identique pour tous les êtres puisque conceptions et rêves diffèrent. Au troisième instant d’extériorité, les notions précédentes, tendues vers l’objet, vont déterminer le Je à accomplir des actes dans un univers commun à tous et appréhendé à la fois comme extérieur et objectif (prameya).

Chez l’homme ordinaire ces trois instants s’enchaînent sans arrêt, nécessairement, en une succession brève et imperceptible, engendrant un douloureux esclavage. Cet homme ignore le premier instant caché aussitôt par les autres, parce qu’il cherche à connaître et à agir, l’indifférenciation originelle faisant immédiatement place à la dualité moi et non-moi du vikalpa. Il n’en va pas de mème pour le yogi qui s’adonne à la pratique des kali. Ayant délaissé l’état pitoyable qu’impose l’intentionnalité à l’égard de l'intérieur et de l’extérieur, il trouve ses assises en lui-même, son activité demeurant indifférenciée, en ce sens que l’objet lui apparaît comme identique à sa propre conscience. Des lors les trois instants successifs n’ont pas la même signification que pour l’homme ordinaire : au tout début de la connaissance, le Je suprême repose en sa propre essence avant que la prise de conscience objective entre en activité. Le Je se saisit lui-même de façon immédiate, sans vikalpa, comme on éprouve la faim ou la soif. Puis au second instant il jouit de la connaissance sans perdre la conscience de Soi et accède aux douze fonctions (kala). C’est là le pramana à l’intérieur du pramatr. Enfin au troisième instant, portant toujours son effort sur cette vigilance, le Je manifeste à l’aide des douze fonctions l’existence dite objective, tantôt la remplissant du divers, tantôt la vidant de toute diversité. Telle est l’activité du yogi au niveau des douze énergies, l’existence n’étant plus désormais pour lui que nectar de félicité. Versés en offrande dans le feu de la Conscience, ses organes apaisés et rassasiés font couler le nectar de Vie divine, car aussi longtemps que le monde n’est pas reconnu comme plongé dans la Conscience, il ne présente que tourments.