La pure Science
Sivasutravimarsini de Ksemaraja
Traduction de Lilian Silburn ((Éditeur : Institut de civilisation indienne - Diffusion E. de Boccard 11, rue de Médicis Paris 6°).
Pour ce yogi qui accède à une telle étape de yoga
13 - Sa volonté est l'énergie Uma, c'est kumari, la vierge
Première interprétation du point de vue indifférencié de la voie de Siva :
La volonté d'un yogi parvenu ainsi à l'état suprême de bhairava est l'énergie Uma, l'éminente souveraine ayant la liberté pour nature. Elle est aussi kumari, jeune vierge toute adonnée à émettre et à résorber l'univers conformément à l'enseignement du Dhatupatha de Panini qui donne à kumara le sens de jouer.
Deuxième interprétation du point de vue de la voie de l'énergie :
Ou encore on l'appelle kumari parce qu'elle détruit (marayati) le fondement de l'illusion (ku) d'où jaillit la différenciation et fait échec à son flot. Telle est sa nature. Et Kumari est la vierge dont personne ne jouit car elle se révèle uniquement comme celle qui jouit.
Troisième interprétation du point de vue différencié de la voie individuelle :
Uma est kumari, l'adolescente ne s'attachant à rien de ce qui l'entoure, toujours ardente à adorer le Seigneur afin de s'unir à lui. C'est là également la volonté du yogi.
Nos maîtres lisent et expliquent ainsi. Mais d'autres lisent saktitama au lieu de saktir uma et glosent : relativement à la connaissance et à l'action, l'énergie de volonté est prééminente.
Cette volonté du yogi n'est pas grossière comme celle des mondains ; participant à la nature de la suprême énergie, elle se montre partout invincible.
Le Svacchanda le déclare : « Cette Déesse réside dans toutes les déesses sous divers noms et diverses formes. Elle est cachée par le pouvoir magique du yoga. C'est Kumari, la Belle, qui accorde ses bénédictions aux êtres. » (X, 727-728).
Et l'illustre Mrtyujit fait dire également (à Siva) : « Cette volonté mienne est la suprême énergie ; elle ne se sépare pas de moi et m'est innée. Sache qu'elle est par rapport à moi comme la chaleur par rapport au feu, comme les rayons relativement au soleil. cettte énergie est la cause substantielle du monde entier. » (l, 25-26).
De même une stance du Spanda enseigne de façon indirecte : « Ce n'est certes pas sous l'excitation de l'aiguillon de son propre désir que l'homme agit, mais c'est uniquement en prenant contact avec l'efficience du Soi qu'il devient semblable à lui. » (8 - Ou le spandatattva, la vibrante Réalité qui ne diffère d'ailleurs pas du Soi universel.).
Pour le yogi doué d'une si ardente volonté :
14 - Son corps est le perceptible
Première interprétation :
Tout ce que le grand yogi perçoit intérieurement, extérieurement, se révèle à ses yeux en vertu de son éminente mise à l'unisson de l'universelle Conscience comme son corps, comme ses membres et comme n'en différant pas ; il prend conscience, je suis ceci, l'univers entier, à la manière dont tout apparaît à l'éternel Siva (Un des cinq purs niveaux, tattva, de la manifestation.).
Seconde interprétation :
Sa personne faite de corps, de pensée, de souffle et de vide lui apparaît de façon objective comme on voit la couleur bleue par exemple, non point sous forme de sujet percevant à la manière dont l'être asservi l'appréhende. Ainsi dans le corps et à l'extérieur, en tout lieu, la perception du yogi est indifférenciée comme le liquide de l'œuf de paon (Bien qu'incolore il renferme déjà la gamme infinie des couleurs de la queue du paon.).
C'est ce qu'énonce le Vijnanabhairava : « Comme les vagues surgissent de l'eau, les flammes du feu, les rayons du soleil, ces ondes de l'univers sont sorties de moi, Bhairava, sans en être séparées ! » (110).
Et dans une stance du Spanda, de façon succincte : « C'est l'Agent qui jouit lui-même et qui toujours et partout se tient sous l'aspect de ce dont il jouit. » (29).
L'auteur a enseigné que l'univers, ce perceptible qui s'étend jusqu'au vide, s'il est appréhendé par la conscience en son unicité apparaît au yogi comme son propre corps ; ceci n'est pas impossible car :
15 - En faisant fondre par friction la conscience empirique dans le cœur, il a la vision du monde perceptible et de svapa, l'absence de sensation
Le Cœur est la lumière de la Conscience puisqu'il est le lieu où tout réside, et qu'en lui la conscience empirique naturellement très instable fond par friction quand elle se centre sur ce seul point.
Le perceptible consiste en sensations, en corps, en souffle et en intelligence. Svapa correspond au vide dépourvu de toute objectivité. La vision indifférenciée est la révélation des choses telles qu'elles sont essentiellement, comme sa propre personne, sans faire de distinction entre connaissant et connu ainsi qu'on le fait dans la perception ordinaire.
La conscience empirique qui s'absorbe dans la lumière de la Conscience absolue contemple l'univers tout imprégné de cette lumière.
Selon le Vijnanabhairava : « Ô Bienheureuse, celui qui, les sens anéantis dans l'espace du cœur, l'esprit indifférent à tout autre chose, accède au centre de la coupe des lotus, celui-là atteindra le bonheur. » (49).
Ce suprême bonheur consiste ici à acquérir la souveraineté sur l'univers. Au sujet de ce grand yogi qui jouit de l'activité propre à la Réalité, le Svacchanda déclare : « Puisqu'il a recouvré son identité à la Réalité universelle qui remplit les cheminements sous leur aspect mobile et immobile, conscient et inconscient, il s'établit fermement en tout : dans les éléments, dans les objets, les niveaux du réel et les organes des sens, comme ayant une seule et même saveur, celle de Bhairava ». (IV, 310-311).
Le Spanda mentionne cela de façon succincte : « Prenant pour appui son propre Soi, il est partout ainsi, c'est-à-dire en harmonie parfaite avec l'univers, et donc omniscient et omnipénétrant » (39).
L'auteur expose une autre voie pour atteindre la pure Conscience :
16 - Ou bien en se recueillant intensément sur la pure Réalité, il obtient l'énergie illimitée
La pure Réalité désigne le suprême Siva. Quand le yogi se recueille en lui et prend intensément conscience de l'identité de l'univers entier à Siva, alors absente est l'énergie asservissante individuelle (pasu) et il devient, comme l'éternel Siva, le souverain du monde.
Le Laksmikaularnava déclare : « Mais ces convictions et interjections rituelles qui permettent d'acquérir le pouvoir surnaturel de l'initiation ne valent pas même une seizième part de ce-recueillement, ô Déesse ! »
Et le Vijnanabhairava également : « En vérité, qu'on évoque parfaitement, de façon simultanée et dans sa totalité, l'univers ou son propre corps comme s'il était fait de conscience. Alors, à l'aide d'une pensée sans dualité, se produira le suprême bhairava. » (63).
Une stance du Spanda mentionne : « Ou encore celui qui jouit de cette conscience et considère le monde entier comme son jeu, demeurant toujours vigilant, est un libéré vivant, aucun doute à cela. » (30).
Pour le yogi doué d'une telle Connaissance :
17 - Son discernement est connaissance du Soi
Vitarka, discernement c'est-à-dire vicara, compréhension de, je suis Siva même, le Soi de l'univers, voilà pour ce yogi la connaissance du Soi.
Le Vijnanabhairava déclare : « Quand on se renforce dans la conviction suivante : je possède les attributs de Siva, je suis omniscient, tout-puissant et omnipénétrant, je suis le Maître suprême et nul autre, on devient Siva. » (109).
Et le Spanda aussi : « C'est l'acquisition de l'immortalité. C'est en vérité la compréhension du Soi. » (32).
Compréhension, saisie, signifie ici réellement connaissance du Soi ou identité à Siva, le Soi universel. Tel est aussi le sens que l'auteur veut faire entendre.
Qu'en est-il pour ce yogi :
18 - Le bonheur du samadhi est pour lui la félicité du monde
Première interprétation :
Le terme monde a la double signification : tout ce qui est vu, l'ensemble des choses d'une part, ce qui perçoit, l'ensemble des sujets percevants, d'autre part, bien que cette distinction du sujet et de l'objet soit évidente ici-bas comme l'illustre Vijnanabhairava le proclame : « La perception du sujet et de l'objet comme séparés est la même chez tous les êtres nantis d'un corps. Mais ce qui caractérise les yogi c'est leur attention ininterrompue à l'union du sujet et de l'objet. » (106).
Le yogi jouit d'une félicité universelle pleine de ravissement intime dû à son repos vigilant dans l'état de pur Sujet conscient, et c'est là pour lui le bonheur du samadhi.
Il y est dit encore : « Que le yogi considère l'univers entier ou encore son propre corps, simultanément dans sa totalité, comme rempli de sa propre félicité, alors, grâce à son ambroisie intime, il s'identifiera à la suprême félicité. » (65).
Et diversement la Spandakarika dit de façon succincte : « C'est l'acquisition de l'ambroisie suprême, c'est la compréhension véritable du Soi. » (32).
Seconde interprétation :
Le bonheur du samadhi est la félicité du monde. Le bonheur du samadhi qu'éprouve un yogi qui se plaît perpétuellement à son propre Soi finit par rendre manifeste sa propre félicité aux mondains qui contemplent ce bonheur et le reconnaissent pour tel. Ce qui s'effectue par transmission de la félicité. Cette interprétation concorde parfaitement avec la citation précédente (l, 7) tirée du Chandrajnana.
L'auteur décrit maintenant le glorieux pouvoir qu'obtient ce yogi :
19 - En se recueillant intensément sur l'énergie, il produit le corps souhaité
Le sutra 1,13 « La volonté est l'énergie Uma, la vierge » a décrit l'énergie du yogi. Mais quand celui-ci se recueille, s'identifie définitivement à elle, grâce au pouvoir de cette énergie il suscite à son gré tout corps désiré. C'est ce que dit l'illustre Mrtyujit dans un passage qui commence ainsi : « De là procède l'énergie indéfinissable et immaculée. C'est elle qu'on nomme volonté et qui a pour essence l'action et pour forme la connaissance. »
Et qui se termine par : « Source de tous les dieux et de toutes les énergies, cette suprême énergie est également multiple ; et cette source a pour forme feu et lune (Agni-soma, symbole des couples sujet-objet, des énergies des souffles prana et apanasakti.). En elle tout se déploie. » (VII, 36, 40).
Le Laksmikaularnava en ces stances et en d'autres semblables enseigne la grandeur de ce recueillement sur l'énergie : « Sans intense recueillement, il n'y a ni initiation, ni réalisation de pouvoirs surnaturels ni mantra ni son emploi (Mantrayukti, récité de façon aveugle sans savoir comment.), ni attraction magique par le yoga non plus. »
Et la Spandakarika dit succinctement : « Ardemment sollicité, le Seigneur soutien de l'univers, produisant soleil et lune, accorde au dehin en état de veille la satisfaction des désirs qui lui tiennent à cœur. » (33).
Dehin désigne le yogi encore attaché au corps dont il n'a pas rejeté les tendances. inconscientes. Conservant des désirs il veut susciter des choses variées de façon surnaturelle. Alors Mahesvara qui soutient l'univers réalise à l'extérieur ces désirs enracinés au cœur du yogi en faisant surgir en lui l'énergie égale dans laquelle fusionnent les deux souffles expiré et inspiré et en éveillant les deux flots de soleil et de lune sous leur aspect de lumière consciente et de félicité.
Le yogi est libre dans le rêve aussi comme l'explique la stance suivante : « Ainsi au cours du rêve lui-même, le Seigneur apparaissant dans la voie du milieu lui révèle les buts désirés. » (34).
Le Spanda donne cet exemple de la liberté dont jouit un yogi dans le rêve comme je l'ai montré dans mon Spandanirnaya.
Il exerce encore à son gré d'autres pouvoirs surnaturels grâce à la puissance de ce recueillement sur l'énergie de volonté, ce que dit le sutra suivant :
20 - Unification des éléments, séparation des éléments et fusion à tout
Les éléments sont le corps, les souffles, les objets, etc. ; unifier les éléments consiste en certains cas à les renforcer, à les animer. Les séparer, c'est les dissocier du corps, se guérir des maladies ; faire fusionner toutes choses que séparent l'espace et le temps, c'est en faire des objets de connaissance, être apte à les connaître comme si temps et espace n'existaient pas. De tels pouvoirs surgissent quand on se recueille sur l'énergie de volonté précédemment décrite. Dans tous les agama les chapitres relatifs à la réalisation spirituelle les mentionnent.
Ainsi le Spanda : « Même épuisé, lorsqu'il s'est emparé de cette efficience, il accomplit ses tâches. Bien que très affamé, il apaise sa faim également. » (38). Et aussi : « Tel un voleur, le découragement dans le corps, lui ravit sa force ; sa propagation est due à l'ignorance. Que celle-ci se dissipe grâce à l'Éveil, alors comment subsisterait un découragement dont la cause a disparu ? » (40). Et encore : « Tout comme un objet qui n'est pas clairement perçu, en dépit de l'attention que la pensée lui prête, devient assurément plus distinct quand on y applique l'ardeur de sa propre efficience, de même dès qu'un yogi s'empare de l'efficience de la vibrante Réalité, l'objet désiré quel qu'il soit, où qu'il soit et de quelque manière que ce soit, se présente à lui sans tarder tel qu'il existe en sa suprême réalité . »
Le chapitre intitulé « glorieuse puissance de la vibrante Réalité » (vibhutispanda) le décrit avec preuves à l'appui.
Mais si, n'aspirant pas à des efficiences surnaturelles limitées, le yogi désire que se révèle à lui le Soi universel, alors :
21 - Lorsque apparaît la pure Science, c'est là réaliser la souveraineté sur la roue des énergies
Quand il se recueille sur l'énergie de volonté dans le désir de déployer le Soi en son universalité, surgit alors la pure Science qui s'exprime par « je suis toute chose » ; il acquiert de ce fait la maîtrise suprême, la souveraineté sur la roue de ses propres énergies en son universelle essence.
Il est dit dans le Svacchanda : « C'est la suprême Science, il n'en existe pas d'autre. La découvrir, c'est découvrir aussitôt les éminentes qualités d'omniscience, etc. C'est l'Éveil à la Réalité suprême du Soi, au substrat sans origine de la Connaissance et qui exclut tout ce qui n'est pas le Soi absolu. On la nomme donc Science. Que, s'y tenant fermement, le yogi révèle le suprême éclat, la cause suprême. Que, se tenant en ce suprême éclat bien manifeste, il parvienne à l'état de Siva ! » (IV, 395-397).
Le Spanda la mentionne également : « Celui qui demeure immobile en diffusant sa conscience en toute chose comme au moment où l'on a le désir de percevoir quelque objet, alors... Mais à quoi bon en dire davantage, il l'expérimentera par lui-même. » (43).
S'il aspire uniquement à jouir de son propre Soi :
22 - Lorsqu'il se recueille sur le grand Lac, il a l'expérience de l'efficience des mantra
Le grand Lac est la suprême et illustre conscience qui vomit l'univers allant de l'énergie de volonté jusqu'au monde objectif ordinaire ; grand Lac parce qu'uni aux qualités que sont la profondeur, l'absence de voile, la transparence et la mise en mouvement du circuit complet de la roue des énergies (dites khecari, etc.). Par son recueillement le yogi a une conscience intériorisée et ininterrompue de son identité à ce Lac infini. Il éprouve à ce moment l'efficience des mantra faite d'une prise de conscience du Je suprême en tant que déploiement de l'ensemble des sons que l'on va exposer et dont la fulguration n'est autre que le Soi.
Un verset du Malinivijaya décrit ceci : « C'est elle, l'énergie autonome de celui qui engendre le monde. » (III, 5).
Ce passage montre que l'énergie qui remplit l'univers entier a pour essence la matrka et la malini car, à partir de l'énergie de volonté, elle revêt cinquante formes différenciées. Il décrit ensuite la sélection des mantra. Comme la suprême énergie n'est autre que le grand Lac, ce divin réceptacle de toute la puissance, on peut affirmer qu'en se recueillant intensément sur lui on jouira de l'efficience des mantra essentiellement faits de matrka et de malini.
Le Spandasutra enseigne de façon indirecte : « Lorsqu'ils se sont emparés de cette puissance propre à la vibrante Réalité, les mantra sont pourvus d'omniscience. » (26).
En commençant par l'aphorisme : le Soi est la Conscience, l'auteur a montré que toute servitude se ramène à la non-intuition de cette Conscience, non-intuition due elle-même à la liberté que possède la Conscience de se manifester ainsi. La mise à l'unisson avec bhairava ou l'élan qui met fin à la servitude remplit d'ambroisie l'univers par sa propre félicité et confère tous les pouvoirs surnaturels jusqu'à l'accès à l'efficience des mantra, c'est-à-dire la Conscience du Je suprême, leur source.
L'auteur vient d'exposer le premier chapitre qui s'étend longuement sur la voie libératrice dite de Siva. Si au cours de ce chapitre il décrit aussi en quoi consiste l'énergie, c'est pour montrer que Siva est essentiellement doué d'énergie. Béni soit-Il !
Telle est la description du sambhavopaya, voie divine formant le premier unmesa de la glose intitulée Sivasutravimarsini, œuvre de Ksemaraja, disciple du glorieux Abhinavagupta, le meilleur d'entre les grands maîtres sivaïtes.