Pratiques mystiques de résorption
Sivasutravimarsini de Ksemaraja
Traduction de Lilian Silburn ((Éditeur : Institut de civilisation indienne - Diffusion E. de Boccard 11, rue de Médicis Paris 6°).
CHAPITRE III
Désirant expliquer à présent la voie relative à l'individu (anu), l'auteur montre en quoi consiste essentiellement cet anu qu'est l'individu :
1 – Le Soi est la conscience empirique
Étant saturée de tendances résiduelles déposées par les objets des organes sensoriels, citta, la conscience, se livre perpétuellement à la certitude, à la surestimation du moi et à la conception par rapport à ces objets et revêt donc la forme d'intelligence, de je factice et de pensée. En conséquence le soi est ici ce qui erre (atati), ce qui transmigre de matrice en matrice avec pour support le déroulement de la luminosité, de l'activité agitée et de l'opacité parce qu'il a perdu l'intuition de sa propre essence de Conscience absolue. On l'appelle donc soi au sens d'individu. Mais l'errance n'appartient pas en propre à l'atman dont la forme unique est Conscience. Ainsi, dans le but de définir son essence, la Réalité fondamentale innée, le premier aphorisme : « le Soi est la Conscience » a précédemment défini le Soi comme la Conscience. Mais ici on le définit conformément à son état d'anu, de finitude qui tient surtout à sa manifestation limitée. Il n'y a donc aucune contradiction entre la précédente définition et celle-ci.
Du soi individuel ayant pour essence la conscience empirique :
2 - La connaissance forme le lien
Cette connaissance en tant qu'activité de certitude, de surestimation du moi et de conception consistant respectivement en plaisir, en douleur et en obscurcissement, se présente sous la forme du déploiement différencié qui leur correspond. Pareille connaissance est un lien car, entravé par elle, on transmigre.
En effet selon le Tantrasadbhava : « Se tenant tantôt dans la luminosité, tantôt dans l'activité agitée, tantôt dans l'opacité, l'être attaché au corps qui éprouve ces qualités (guna) erre ainsi, allant d'états en états. »
C'est ce qu'exprime également le traité Spanda : « Entravé par le corps subtil qui surgit d'éléments subtils, pourvu d'intelligence, de je factice et de pensée, l'être dépendant éprouve des expériences qui proviennent de convictions dues à ce corps, et par sa faute il transmigre. » (49-50). Afin d'indiquer les mesures à prendre pour remédier à cela, ce traité précise : « Examinons ce qui met un terme au passage d'une existence à l'autre. » (50).
Et le Vijnanabhairava : « En ce monde la connaissance est lumineuse et le Soi est également lumineux. Parce qu'ils ne sont pas par nature séparés l'un de l'autre, le sujet connaissant se révèle dans la connaissance. » (137).
Si en ce monde la connaissance n'est que lumière, comment devient-elle une entrave ? C'est vrai répondrons-nous, connaisseur et connaissance sont un quand par la grâce du Seigneur on le reconnaît. Mais si sous l'effet de l'énergie d'illusion une telle prise de conscience fait défaut, alors :
3 - L'illusion consiste à ne pas discerner les catégories que sont les énergies fragmentatrices et autres
Les catégories s'étendant des énergies fragmentatrices à la terre sous forme d'activité, etc., se trouvent déterminées par les cuirasses, par le corps subtil et par le corps grossier ; c'est cela l'absence de discernement qui tient à la conviction erronée que ces catégories sont séparées du Soi alors qu'elles en sont inséparables. Telle est l'illusion, source du déploiement fait de la perte de l'intuition de la Réalité.
Le Tantrasadbhava le déclare : « La Conscience que recouvre l'énergie fragmentatrice (kala) a pour champ de vision une science limitée et d'autres déterminations. Ce Soi que colore l'attraction (raga) est associé aux organes de perception, à l'intelligence, à la pensée, etc. Nous avons déjà traité du lien de l'illusion qui consiste en une crainte constante. En résumé les qualités ainsi que mérite et démérite dépendent de l'illusion. Alors, déterminé par ces énergies, l'homme susceptible d'être asservi le devient effectivement. »
Et le Spandasastra, de façon détournée : « Mais ces émanations du spanda ou vibrante réalité étant toujours empressées à voiler la nature réelle du sujet, précipitent ceux dont l'intellect n'est pas éveillé dans l'effroyable tourbillon de la transmigration si difficile à traverser. » (20).
Pour mettre un terme à cette limitation il faut donc :
4 - Opérer dans le corps la résorption des activités fragmentatrices
Le corps consiste en corps grossier fait de grands éléments, en corps subtil nommé encore octuple forteresse, et en corps suprême qui s'achève avec l'énergie égale (samana).
C'est en ce triple corps que résident les activités fragmentatrices sous forme de catégories s'étageant de la terre à Siva. On les résorbe par la pratique mystique de l'engloutissement, c'est-à-dire en les résorbant chacune dans sa propre cause jusqu'à ce qu'à la fin seul Siva demeure. Ou bien on médite à leur sujet par la méthode de la concentration sur l'embrasement final, ce que le Vijnanabhairava décrit de la manière suivante : Selon la première méthode : « Qu'on se concentre graduellement sur l'univers sous forme de mondes et autres cheminements, en l'envisageant dans ses modalités grossière, subtile et suprême jusqu'à parvenir enfin à la dissolution de la pensée. » (56). Et selon la deuxième : « On doit se concentrer intensément sur sa propre forteresse comme si elle était consumée par le feu du Temps qui surgit de l'orteil. Alors, à la fin, se manifeste la quiétude. » (52).
Tous les Agama mentionnent ces pratiques mystiques de résorption.
« La compénétration qu'on obtient par les exercices d'énonciation associée au souffle, par discipline des organes, par méditation, phonèmes et points cruciaux, c'est elle qui est dite à juste titre compénétration propre à l'individu. » Ainsi d'après l'ancien Traités la méditation et les autres pratiques relèvent de la voie de l'individu. Cette voie étant grossière, le traité Spanda ne la mentionne pas, car il élucide surtout la voie de l'énergie. Mais puisque ici la voie individuelle aboutit indirectement à la voie de l'énergie et de là à la voie de Siva nous citerons le Spanda dans notre glose comme nous l'avons fait précédemment.
Ayant exposé de la sorte la voie de l'individu quant à la méditation, l'auteur enseigne maintenant le contrôle du souffle, la concentration, la rétraction et le samadhi afin de prendre ferme possession de l'acquis :
5 - Résorber les canaux, conquérir les éléments grossiers, s'isoler des éléments et se séparer des éléments
Doivent être effectués par le yogi à l'aide de la pratique mystique (bhavana), complète l'aphorisme.
La résorption des canaux qui servent de conduits aux souffles inhalé et exhalé consiste en leur engloutissement en un seul lieu, le canal du centre, ce feu du souffle ascendant (udana), grâce à l'unification de ces souffles.
Comme le dit le Svacchanda : « Qu'on expire ou vide par la narine droite ; ensuite qu'on inspire ou remplisse par la narine gauche. Telle est la purification des canaux, chemin menant à la délivrance. Triple est le contrôle du souffle : inspiration, expiration et suspension du souffle. Extériorisés, les souffles sont communs à tous les êtres ; intériorisés et spécifiques à certains, ils sont encore triples : on vide au moyen du souffle intérieur (la kundalini) puis on remplit par l'intermédiaire de ce même souffle, et on suspend le souffle sans que demeure la moindre vibration. Telle est la triple pratique intérieure du souffle. » (VII, 295-297).
La conquête des éléments (la terre et les autres éléments) revient à s'en rendre maître en pratiquant la concentration.
A ce sujet le Svacchanda déclare : « On sait que la concentration de l'air dans le gros orteil, celle du feu au centre du nombril, celle de la terre dans la gorge, celle de l'eau en prenant appui sur la glotte, et la concentration de l'éther dans la tête sont déclarées sources de tous les pouvoirs (siddhi). » Isoler la conscience des éléments, c'est la rétracter loin d'eux. Ce même texte précise encore à ce sujet : « Le mouvement intérieur du souffle allant du cœur au nombril et celui de la pensée qui quitte le domaine des sens pour s'y diriger également, tel est le quatrième contrôle du souffle qualifié de parfaitement apaisé. » (VII, 287-288). La séparation de la conscience et des éléments se rapporte à la conscience autonome et pure qui échappe à leur emprise. Il y est dit encore : « Quand, à l'aide des moyens énumérés, il abolit graduellement toutes les énergies qui prennent fin avec l'extinction de toute pensée (unmana), ô Déesse, lorsqu'il les a abandonnées, il recouvre l'autonomie. » (VII, 327-328).
Celui qui se voue à l'absorption de la voie de Siva obtient sans effort ce que l'on a décrit comme étant recueillement sur les éléments, séparation des éléments, fusion à l'univers (1, 20). Par contre dans la voie de l'individu il faut faire effort pour les acquérir. Telle est la différence entre ces deux voies.
Le pouvoir surnaturel (siddhi) portant sur la réalité en sa diversité, obtenu par la purification du corps, la purification des éléments, le contrôle du souffle, la rétraction de la conscience, la concentration, la méditation et le samadhi dépend du voile d'obscurcissement et non de la connaissance de la Réalité. C'est ce qu'il dit :
6 - Le pouvoir surnaturel est dû au voile de l'obscurcissement
Moha, obscurcissement, est ce qui leurre, c'est maya, l'illusion, et par le voile qu'elle impose, on possède un pouvoir surnaturel qui consiste à jouir de choses variées et qui est du à l'acquisition graduelle, à la concentration et aux autres moyens mentionnés. Par contre la Révélation de la Réalité suprême n'est rien de tel, ainsi que le vénérable Laksmikaularnava le déclare : « Le Dieu, Bienheureux, Svayambhu, est libre des tendances résiduelles et des naissances. Mais, s'étant soumis volontairement à l'obscurcissement, il ne voit pas l'éternel trésor, suprême séjour indifférencié (nirvikalpa), bénéfique, et à tous les êtres, évident. » Celui qui est libéré de l'obscurcissement, par contre : « Prenant ses assises dans le souffle du milieu entre les chemins de l'inspiration et de l'expiration, il s'empare fermement de l'énergie cognitive et s'y tient, la position stable qu'il y acquiert est la véritable posture (asana). Il repousse les modalités grossières des souffles expiré, inspiré, etc., puis celles du souffle subtil intérieur et il obtient la suprême vibration par-delà le subtil. Voici ce qu'on appelle contrôle du souffle (pranayama) dont on ne déchoit plus. Des tourbillons de qualités comme des sons et des lumières surnaturels sont alors perçus par le cœur. Qu'on s'en détourne et qu'on pénètre dans le suprême séjour à l'aide de son propre cœur. C'est ce qui sous le nom de rétraction (pratyahara) coupe les liens du devenir. La suprême Réalité omniprésente ne peut être objet de méditation. Par-delà les qualités de la pensée, méditer sur cette Réalité en tant que le Sujet dont on a l'expérience immédiate en soi-même, c'est ce que les éveillés considèrent comme la véritable méditation (dhyana). Quand le Soi suprême est perpétuellement retenu ou fixé (dharyate) dans la conscience, une telle concentration (dharana) fait obstacle aux liens du devenir. La conscience de l'égalité (samanadhi) en soi-même et en autrui, dans les éléments et dans le monde entier quand on réalise : je suis Siva, je suis sans second, c'est là ce qu'on connaît comme le suprême samadhi. »
Ainsi selon l'illustre Mrtyujit tantra (VIII, 11-18) ce ne sont pas des pouvoirs limités que l'on acquiert à l'aide de la concentration et des autres pratiques mais l'absorption dans l'éminente Réalité.
L'auteur dit alors :
7 - Grâce à la victoire sur l'obscurcissement, victoire s'étendant à l'infini, il conquiert la Science innée
Conquérir c'est surmonter l'obscurcissement, l'illusion, la non-intuition de sa propre essence, à savoir la servitude qui s'achève
à l'étape l'égalité.
De quelle nature est cette victoire ? C'est une extension sans fin car elle s'étend jusqu'à la destruction des tendances résiduelles de l'ignorance.
Si une telle expansion, ou conquête de la Science innée, décrite comme la conscience du substrat sans origine, est mentionnée dans la voie relative à l'individu, c'est que celle-ci s'achève dans la voie de l'énergie ; ce qu'énonce un passage du Svacchanda qui commence par : « Ô Belle, le réseau illimité de la servitude qui prend fin à l'énergie d'égalité » et se termine par : « Lorsqu'on abandonne toute conception de la servitude, on perçoit sa propre essence. Voici l'inhérence de la Conscience au Soi (atmavyapti). Différente est l'inhérence de la Conscience à Siva (sivavyapti) quand on réalise les activités telles l'omniscience, etc., comme omnipénétrantes, il y a inhérence à Siva, celle-ci étant essentiellement le moyen en vue de la Conscience absolue (caitanya). » (IV, 432-435).
Ce passage précise que par la victoire sur l'obscurcissement qui prend fin avec l'inhérence de la Conscience au Soi, on découvre la Science innée identique à sivavyapti, à savoir unmana, énergie non-mentale.
Il y est dit encore :
« Délaissant alors la Réalité du Soi, qu'il se consacre à la Réalité de la Science. C'est elle qu'il faut connaître comme unmana, par-delà la pensée. La pensée est conception et de cette conception surgit graduellement la connaissance tandis que c'est soudain que s'établit unmana, au-delà de toute pensée. C'est donc la Science suprême puisqu'il n'en existe nulle autre. On l'appelle Science car elle est la compréhension du Soi suprême, celle aussi du substrat sans origine de la connaissance, et qu'elle exclut tout ce qui est autre que le Soi suprême. Y prenant ses assises, qu'on révèle le suprême éclat, la cause suprême. » (IV, 393-397).
La Science innée étant ainsi ravie :
8 - Vigilant, il a pour rayon le second (l'univers)
Bien qu'il ait acquis la pure Science et se soit identifié à elle, il reste très attentif. Le monde qui se manifeste sous forme de cognoscible ou conçu comme objectivité, est le second par rapport à la subjectivité ou prise de conscience de la plénitude du Je ; il est donc son rayon au sens où, pour ce yogi, tout fulgure comme sa propre irradiation.
Le Vijnanabhairava enseigne la même chose : « Chaque fois que, par l'intermédiaire des organes sensoriels, la Conscience de l'omniprésent se révèle, puisqu'elle a pour nature fondamentale de n'être que cela (pure Conscience), grâce à l'absorption dans la Conscience absolue, on accède à l'essence de la plénitude. » (117).
Dans la Sarvamangala on trouve également : « Deux catégories sont mentionnées : l'énergie et le détenteur de l'énergie. Le détenteur de l'énergie est le Souverain (Mahesvara) et ses énergies forment le monde entier. »
Pour un tel yogi toujours immergé dans la pure Conscience de sa propre essence :
9 - Le Soi est le danseur
Tel un danseur, le Soi, par le jeu subtil de sa vibrante activité, déploie sur sa propre paroi des rôles multiples, ces aspects variés de veille et de sommeil qui ont pour fondement sa propre essence ; et cette essence reste cachée en lui-même.
La septièm section de l'hymne Naisvasadevimahesvaranartaka proclame : « Par une parcelle de Ton être Tu es le Soi intérieur, le danseur. Par une autre parcelle Tu es le protecteur du trésor. »
Et Bhattanarayana dit aussi : « Ô Ravisseur ! quel autre poète que Toi, après avoir préludé à la pantomime du triple monde, en suscitant le germe et l'embryon véritable d'innombrables créations, serait capable d'y mettre un terme ? »
On lit dans le Pratyabhijnasastra, doctrine secrète de tous les agama : « Dans un monde assoupi, seul est vigilant le Seigneur qui met en branle la pantomime de la transmigration. »