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BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja









Les cycles de la progression dans la pratique de la roue des énergies


Source : Hymnes aux Kali, la roue des énergies divines de Lilian Silburn – commentaires


A qui destine-t-on la pratique des énergies ? Comme elle contient toute l’expérience mystique à ses divers niveaux, le problème n’est pas sans complexité : en fait chaque homme possède les kali mais sans en être conscient, seul un yogi toujours vigilant les actualise. Entre l’ignorant et le yogi accompli, il y a place pour l’adorateur dont la pratique relative à la ronde des énergies est double selon qu’elle relève de la voie inférieure ou de la voie de l’énergie. La première qui précède l’illumination et donne occasionnellement un aperçu de la Réalité, consiste à percevoir dans nos activités le tournoiement universel des énergies ; chaque fois que nous éprouvons un type de sensation, le son par exemple, nous devons y découvrir les trois mouvements s’étageant de l’objet connu au sujet connaissant. La seconde, spontanée, vise à éprouver simultanément les diverses fonctions et à s’absorber dans l’acte même de la Conscience en vue d’obtenir la maltrise de nos énergies bien éveillées. Elle se situe donc après 1’Illumination, mais comme celle-ci se montre encore fluctuante, elle s’efforce d’égaliser interne et externe et rejoint ainsi la kramamudra.

Dans un passage important qui décrit la suprême adoration de Bhairava exposée dans le Devyayamala et que lui révéla son maitre Sambhunatha, Abhinavagupta indique avec précision le moment qui convient à cette vénération : Pour être adorées, les énergies que sont la volonté, la connaissance et l’activité doivent être sur le point d’abandonner leurs distinctions mutuelles. Si elles fondent en kalakarsini et ne sont plus que pure liberté, pure Conscience, à défaut de distinctions et de vikalpa, elles ne peuvent faire l’objet d’un culte ; il en va de même quand la pensée étant très différenciée, ces énergies recouvertes des pollutions du cognoscible ne se distinguent plus les unes des autres.

Ces hymnes aux kali s’adressent dès lors au yogi dont les liens se sont relâchés, dont le déterminisme est brisé ; mais s’il n’est plus l’esclave de la grossière dualité, il ne jouit pas néanmoins de l’ultime Conscience reconnue de façon définitive. Il n’est pas un Sujet universel, illimité, ayant tout intégré en lui-même. Il lui reste à vivre la ronde des kali au niveau de la réalité quotidienne et non pas seulement à se contenter du samadhi-les-yeux-fermés où il a l’habitude de s’absorber et qui lui a livré accès à sa nature indifférenciée ; il doit, les yeux ouverts et sans quitter son absorption, se tourner vers le multiple pour le transfigurer, adoucissant les heurts qui subsistent dans son contact avec les choses et les événements. La reconnaissance du Je se répandra alors peu à peu. De là les diverses visions de l’univers à des niveaux variés selon qu’on le saisit différencié, très différencié ou à peine différencié.

Ceci se comprend mieux si l'on imagine le Soi comme un phare qui donnerait un éclairage de plus en plus intense, s’étendant toujours davantage, jusqu’à ce que la lumière infinie embrasse tout. Au début l’éclairage varie en intensité, obéissant ainsi apparemment à la succession temporelle : d’abord simple faisceau lumineux qui fuse comme l’éclair, il se stabilise, puis devient si éblouissant qu’au stade de la résorption il rend invisible ce qu’il éclairait précédemment. Et cette illumination se reproduit. sur trois plans : connu, connaissance et connaisseur. L’avant-dernière kali a surmonté le temps mais comme elle jouit en liberté de la lumière, elle illumine à son gré intérieur ou extérieur. A la fin la Splendeur unifiée ne variera plus.

Les quatre premières kali formant la ronde du connu (prameya) sont les artisanes d’une perception mystique nouvelle : si le phare jette d’abord un très bref éclat, les choses surgissent en tant qu’énergies avec, pour arrière-fond, le Sujet conscient. Vision globale, instantanée, sensation exempte de constructions mentales, d’où le plaisir aussi vif qu’intense qu’éprouve le yogi : joie de voir naître les choses toutes imprégnées de la Conscience de Soi, mais joie non moins grande de leur retour immédiat au Soi. Puis si le yogi s’exerce, les yeux ouverts, à regarder ce qui l’entoure dans le miroir de la Conscience, il y verra avec clarté et de façon durable les choses comme distinctes, variées, mais toujours intégrées au Soi. Il les savoure alors avec ivresse et émerveillement, car elles ont saveur (rasa) de la Conscience. Les choses ainsi perçues se résorbent dans sa pure conscience, le phare projetant une telle lumière qu’elle seule demeure visible. Ensuite l’éclairage va porter sur quelque sombre recoin où subsistent des traces d’objectivité aptes à faire surgir la dualité moi non-moi dans la zone subtile et fluctuante de la vacuité, à l’intersection des domaines du connu et de la connaissance. Ces traces se coagulent dans le vide puis se dissolvent dans l’indicible quand le yogi déploie et reploie ses énergies à travers les phases précédentes jusqu’à la complète dissolution des tendances résiduelles. Son intérêt à l’égard du monde objectif étant évanoui, il s’apaise (anakhya).

Le yogi aborde alors le domaine de la connaissance instrumentale (pramana), tout lui apparaissant désormais comme l’œuvre de son énergie cognitive. Il se tourne donc vers le moi et ses organes en vue de les purifier et, leur limitation détruite, de les diviniser. Le phare de la Conscience irradie sa clarté maintenant sur le cercle de la connaissance qui va se résorber dans le pur Sujet.

D’abord émerge, l’espace d’un instant, la véritable connaissance qui vient d’assimiler l’objet ; celui-ci n’apparaît plus ni extérieur à elle ni projeté par elle, mais comme absorbé en elle. Le yogi commence à saisir en leur unité les instruments naturellement instables du connaître et du jouir. Puis la connaissance s’établit de façon durable ; la jouissance différenciée qui appartenait à la seconde des kali fait place à une jouissance égale en toute chose. Le pur Sujet se consacre à faire disparaître le moi limité (ahamkara), ce demiurge orgueilleux posé comme une chose objective que l'on appréhende encore. Parallèlement l’idée du temps s’abolit. Si le moi possesseur d’organes est dissout, les impressions laissées par ces organes, à savoir une certaine connaissance relative au moi, ne le sont pas. Ayant ratissé le champ du pramana, la connaissance illuminatrice coagule et fait fondre le doute fondamental, cette peur de retomber dans la dualité qui entraîne encore un certain flottement, obstacle à la certitude absolue (samhara). Le sujet limité résorbe les douze organes de perception et d’action, la pensée, l'intelligence discriminatrice ; désormais, ses doutes évaporés, il demeure seul et son indéfinissable énergie cognitive n’est plus que certitude mystique due à l’illumination (anakhya).

Le phare éclaire alors avec éclat le cercle du sujet connaissant (pramatr) : le Je commence par prendre brièvement plaisir à ses douze organes cognitifs ; puis cette connaissance fait place à l'intuition du Sujet dégagé de ses appartenances qu'étaient les connaissances limitées et leurs instruments. L’intuition du Sujet purifié, bien que limité encore, lui permet de reconnaître son essence de façon permanente et de jouir de sa nature divine. Le Sujet universel règne seul quand s’abolissent ses limites individuelles (samhara). Devenu stable, le suprême Sujet s’identifie enfin à l’Énergie totale, l'indicible kali, d’où une parfaite indifférenciation. Il n’y a plus dès lors qu’une kali unique, adonnée au jeu de faire surgir puis de résorber ce qu’elle a engendré. Telle est Kalasamkarsini, l'indifférenciée qui a pressuré le temps en effaçant toute gradation. Elle flue spontanément sans rencontrer d’obstacle à travers les domaines bien unifiés du connu, de la connaissance et du sujet connaissant, car elle contient les diverses kali et les manifeste à son gré (anakhya).

La pratique relative à la ronde des énergies peut s’accomplir de diverses manières et l'école Krama n’exclut pas la possibilité d’atteindre la suprême Conscience sans l’intermédiaire d’une voie, donc sans la moindre gradation. Mais seuls certains génies réalisent en toute liberté et simultanément les kali à partir de l’une d’entre elles, la douzième par exemple, et terminent par la première, sans avoir à traverser une série de vides indicibles de plus en plus lucides. Ils peuvent aller en un instant de la première des énergies à la dernière et revenir au point de départ, car ils sont parvenus d’emblée au plus clair des anakhya ; souverains de la kramamudra, ils sont capables d’appliquer le grand sceau de la Conscience à quelque point qu’ils le désirent.

La pratique progressive de la roue des énergies va de kali en kali, le yogi ne s’attache d’abord qu’à une seule d’entre elles, la première en général, et découvre au fur et à mesure les trois états indicibles lors des transitions entre les divers domaines. A vrai dire il n’y a qu’un seul anakhya mais, perçu la première fois obscurément au niveau de l’objet, puis avec clarté dans le domaine de la connaissance, il devient très clair quant au Sujet pur, et des plus clairs, ou anakhya proprement dit, quant au suprême Sujet universel. S’il s’accompagne d’évidence dès le début de la pratique, il conduit d’emblée au Centre ; en effet, n’importe laquelle des énergies offre une échappée vers l’absolu, chacune étant complète du commencement à la fin et son opération, radicale, puisqu’elle met un terme à la dualité en son propre domaine. Quels que soient le point de départ et la manière d’agir, le but est identique : effectuer une percée jusqu’au Centre. Aussitôt le Centre atteint, plus n’est besoin de recourir à la pratique des kali ni même à celle de la kramamudra, tout est accompli, le connu plongé dans la connaissance, et la connaissance plongée dans le connaissant ne font qu’un.

La pratique complète de kali en kali que je vais décrire, a le privilège de donner une parfaite compréhension de la ronde des énergies et d’en procurer la maîtrise. Comme elle tend à réaliser, à l’occasion de chacune d’elles, l’harmonie obtenue par l’attitude mystique nommée kramamudrasamata, il me faut au préalable définir le sens de cette attitude afin de la mieux différencier de la pratique graduelle des énergies qui la précède et la prépare.

Si la kramakali tend progressivement à imprégner nos activités quotidiennes de l'illumination du Soi, la kramamudra, en tant qu’exercice, prend pour point de départ la conscience de l'être illuminé et répand soudain cette illumination jusqu’à l'état ordinaire, puis retourne au Sujet conscient, le tout instantanément. En raison de la vivacité du processus, on ne peut avoir qu’une impression fugitive des kali à l'arrière-fond de la conscience.

La pratique des kali exige un certain effort et une grande vigilance ; elle suit une méthode ascendante qui va du plan inférieur au plan supérieur : le yogi qui a atteint l'indicible vide inférieur puis le vide intermédiaire y obtient l'illumination à la cime du domaine de la connaissance ; il fait pénétrer ensuite l'illumination dans les états de veille, de rêve et de sommeil profond en commençant par le connu qu’il voit transfigure grâce à sa propre réalisation de Sujet connaissant. A la fin, quand il a dominé les diverses kali, il les parcourt l’une après l’autre avec souplesse, en toute liberté ; il jouit d’un état merveilleux en raison de sa plénitude et de son extraordinaire richesse.

Par contre avec la kramamudra, le yogi adonné à son mouvement pendulaire ayant réalisé le Soi et son intériorité durant le nirvikalpasamadhi, part du plus lucide indicible situé entre le pur Sujet et le Sujet universel et se déverse spontanément comme un flot vers le monde externe. Alors paradoxalement, quel que soit le point de la périphérie atteint, il découvre émerveillé qu’il n’a jamais quitte le Centre. Inutile donc de faire retour au Soi ni de délaisser l’objectivité, intériorité et extériorité ne présentant pas la moindre différence ; d’où ce nivellement qui s’achève en unicité. Plus le yogi s’affermit dans le flot dit externe, plus il se sent à l'intérieur, et plus il baigne dans l'harmonie. Il surmonte ainsi la succession dans la succession même, et le mouvement en plein mouvement.

Je montrerai en étudiant les kali à tour de rôle que si chacune part d’un niveau donné, l’un des quatre points des trois cercles de connu, connaissant et connaissance, si elle accomplit une tâche définie, d’une manière spécifique, en s’attaquant à un aspect particulier du devenir ou de sa dualité ou encore de ses résidus, et par rapport à la succession temporelle, aucune d’elles pourtant ne doit être considérée comme supérieure aux autres : toutes ont une même valeur, leur but étant identique, effectuer une percée vers le Centre, ce que signifie la ronde des kali, l’ultime ramenant à la première. C’est pourquoi on peut s’exercer sur l’une d’entre elles, à son choix, ou sur plusieurs en même temps. C’est pourquoi aussi chaque stance de nos hymnes consacrée à chacune des kali offre deux possibilités : conduire à la kali suivante ou livrer d’emblée accès à l’Absolu.

Il ne s’agit donc pas d’une même œuvre reprise encore et encore et que l’énergie précédente semblait avoir menée à son terme, comme une première lecture des hymnes le laisse supposer. Et voici pour quelle raison : s’il est facile de saisir par l’intelligence le mécanisme résorbateur du cercle des kali, dans la pratique où les plans se superposent, la tâche est longue et ardue à cause des samskara, résidus de la dualité qui tardent à se dissoudre. D’abord le fond progresse, vient ensuite une phase d’extériorisation où les couches superficielles s’imprègnent de conscience, puis à nouveau le travail en profondeur reprend jusqu’à ce que la manière de se sentir soi-même et de percevoir le monde se transforme entièrement. La pratique des kali offre la possibilité de vivre en toute lucidité cette grande métamorphose des énergies vacuitantes qui de façons variées s’acharnent sur le bloc du moi et de ses fabrications ; en effritant les limites surimposées, en sapant les fondations, elles forent jusqu’au vide interstitiel. Enfin, un feu consumant fait fondre les ultimes distinctions alors que l’énergie revêt sa véritable nature, dilatée à la mesure du Tout. C’est ainsi que le Je assiste à l’épanouissement du vibrant anakhya.

La pratique des kali achevée, on demeure perpétuellement dans le pur état de Sujet conscient où l’on découvre connu, connaissance et agent immergés en la grande kali. Mieux encore, on y trouve chacun d’eux à partir de n’importe lequel, de là la spirale des kali avec structure répétée à différents niveaux et leur communication parfaite. Toutes les possibilités ayant été vécues, l’adoration est complète. Une telle pratique, si difficile à réaliser puisqu’il faut déceler en chaque sensation les trois instants sans jamais perdre conscience de Soi, se montre simple et aisée dès que l’on repose sans discontinuer dans le Soi.

Une stance exalte le maitre de la roue qui a su conquérir ses organes : Autonome, Empereur, qui fait tourner les roues de l’énergie consciente, le grand Seigneur qui se plait au cycle des divinités de la Conscience, gloire à Lui, l’indicible !