LA PHILOSOPHIE D'ABHINAVAGUPTA.
Le sivaisme Trika est un idéalisme dont l'ontologie est trinitaire (Trika) en raison des trois aspects de la réalité : l'unité (abheda), l'unité dominant dans la différenciation (bhedabheda) et la différenciation (bheda), ces aspects restant néanmoins subordonnés à une vision moniste de l'univers.
L'absolu, Paramasiva, renferme en lui-même ces trois aspects mais on ne peut affirmer de lui en toute rigueur qu'il est l'Un, car il transcende l'unité. En fait il est le Tout (nikhila), car hors de lui il n'existe rien. L'Absolu échappe à toute pensée quelle qu'elle soit, il est donc nirvikalpa. Incompréhensible et ineffable, il demeure au-delà de toutes les manières d'être.
Les partisans du Trika se sont gardés d'identifier l'absolu au Bien, au Beau, à l'Amour ou à la Sagesse qui ne sont pas sans impliquer la relation de l'un et du multiple. La Réalité ultime est à leurs yeux l'éternelle conscience de soi (caitanya) absolument immuable, qui seule existe et dont la lumière « au perpétuel éclat forme l'essence de toute chose ».
L'idéalisme du système d'Abhinavagupta nous apparaît donc comme un idéalisme de la libre conscience dans lequel cette conscience prend l'aspect du multiple grâce à son dynamisme intrinsèque.
En ces conditions nous verrons que l'objet n'existe que pour un sujet, et un sujet conscient de soi, ou pour un agent autonome apte à unifier et à séparer les diverses connaissances.
La Conscience universelle est l'intimité pure, le Soi (âtman). Conscience et Soi ne font qu'un.
Mais le Soi n'est pas une pure lumière indifférenciée, il est le Sujet suprême qu'il ne faudrait pas imaginer à la manière d'un sujet qui s'opposerait à un objet, car la conscience se présente comme l'identité parfaite du sujet et de l'objet. Elle reste étrangère. en effet, à toute détermination puisqu'il n'y a rien qui puisse se différencier du Soi conscient qui renferme tout ce qui est.
Que ce soit à l'état ordinaire ou au cours des plus hautes expériences spirituelles le sujet prend conscience de soi sans jamais se dédoubler en un sujet et en un objet ; la conscience ne devenant pas un objet pour elle-même, il s'ensuit que si le Soi est considéré comme le Sujet toute vue objective à son égard sera entachée d'illusion.
On ne peut définir la Conscience, bien qu'elle serve à tout définir. La réalité de la conscience ne peut être mise en doute, car elle se révèle par elle-même (svaprakasa) et réalise de façon immédiate sa nature. Elle est donc l'unique critère de la réalité : « Si le Soi ou la Conscience ne rayonnait pas sa clarté, le monde entier ne serait qu'une masse de ténèbres ou pas même cela ».
La Conscience est ce qui fonde les preuves et n'est pas fondée par elles. Comment, en effet, les critères de juste connaissance (pramana) qui ne portent que sur l'aspect objectif et changeant de l'expérience s'appliqueraient-ils à cette conscience qui ne doit sa lumière qu'à elle seule ? « Les pramana ne concernent en rien le véritable Sujet ». C'est ce que chante Abhinavagupta en une stance :
« Tous les êtres sont remplis de honte lorsqu'ils se voient réduits par le Seigneur au niveau de l'objet connu. Comment alors réduirait-on le Seigneur lui-même à un tel niveau ? »
Si le Soi était un objet ou se trouvait appréhendé de façon objective il deviendrait une chose parmi les autres et ne serait pas le Sujet, l'en soi..
Seule la lumière de la Conscience possède une existence indépendante et les choses insensibles elles-mêmes n'ont de réalité que dans la conscience : « L'existence (sattva) n'est que conscience (prakasamanata) ». C'est dire en d'autres termes qu'elle n'a de sens que si elle est connue ou connaissable.
Sans la conscience de soi l'ego ne saurait comprendre sa propre existence ni appréhender la multiplicité car la conscience se manifeste à la fois comme le Soi et le non-soi : « C'est un seul et même acte qui s'éclaire lui-même en éclairant les objets » nous dit Abhinavagupta.
Il est donc nécessaire de distinguer nettement à la suite d'Abhinavagupta ces deux aspects de la conscience que sont la prise de de conscience de soi (ahamvisarsa) qui est propre au Sujet et la prise de conscience de ce qui n'est pas le soi, c'est-à-dire l'objet (idam vimarsa). Cet objet peut être une réalité extérieure au sujet ou encore l'expérience objective faite d'états propres au moi vital, intellectuel (buddhi) ou affectif qui ne sont en fait que les objets de la conscience de soi. « La conscience de soi est pure, précise Abhinavagupta, si elle repose dans la Conscience absolue qui est
identique à l'univers ou encore si elle prend appui sur le Soi immaculé dans lequel l'univers se reflète. La conscience de l'ego est impure quand elle repose sur le corps et objets semblables ».
Bien qu'il n'y ait qu'une seule conscience, les philosophes du système de l'autonomie (svatantryavada) y ont discerné deux aspects dans le seul but de nous faire comprendre leur position originale à ce sujet ainsi que la vraie nature de Siva. Ils posent d'un côté prakasa, la pure lumière indifférenciée, l'être de la conscience pour ainsi dire, et de l'autre vimarsa, l'acte qui est prise de conscience, la liberté d'action de la conscience qui est son pouvoir d'actualisation. Mais n'oublions pas qu'il ne peut y avoir d'acte sans conscience ni de conscience sans acte.
Prakasa ou cit est la lumière infinie qui brille par soi-même, uniformément, à la manière de la conscience (cit) telle que la conçoit Sankara. Réduit à sa propre luminosité, Siva ne se verrait pas et l'on ne pourrait expliquer ni l'intériorité du Soi ni l'unification des diverses connaissances par la conscience. Si Siva prend conscience de soi, c'est grâce à vimarsa ou caitanya, la conscience en acte qui équivaut à svatantrya, l'énergie toujours active de la conscience (citsakti), pour la raison que la lumière se révèle éternellement à elle-même. C'est admettre en d'autres termes que la volonté autonome forme la nature même de la lumière de la conscience (prakasa).
Vimarsa se présente dans l'expérience concrète où l'on se dit je sais comme un choc ou un ébranlement de la conscience (spandana ou samrambha), et cet ébranlement nous fournit la preuve que la conscience n'est pas inerte, mais qu'elle réagit et sait qu'elle est affectée. La conscience d'être affectée (paramarsa) est la véritable vie de la conscience. C'est dans cet acte intérieur qu'elle accomplit, acte qui ne se distingue pas d'elle-même, que l'énergie consciente se trouve à l'état pur et nous avons là cette divine liberté qui est à la racine de la conscience et, partant, de la réalité.
Si la libre activité (vimarsa) ne formait pas l'essence de la conscience (prakasa), celle-ci ne pourrait s'élever au-dessus de l'inconscience et l'univers se refléterait en elle comme les objets dans un cristal inanimé sans que la conscience offre la moindre réaction.
Cette liberté de la conscience consiste à se rétracter intérieurement ou à se répandre vers l'extérieur tout en reposant toujours en elle-même. « Lorsque surgit la connaissance qui s'exprime en ces termes : « moi seul qui suis essentiellement la lumière, je me manifeste », la conscience (samvid) se considère alors comme sujet connaissant, objet connu et moyen de connaissance sans que l'aide d'un objet externe s'avère nécessaire». Nous verrons que le Je suprême est l'expression de cette conscience de soi.
En dépit de la distinction de conscience et de conscience de soi (prakasa-vimarsa). qui ne vise que les besoins de l'enseignement la Conscience universelle demeure indifférenciée. Elle ne comporte, en effet, aucun élément étranger à son essence ; étant libre elle ne dépend de nul autre pour agir et se révéler ; « C'est en elle-même, par elle-même et à partir d'elle-même qu'elle manifeste tout ce qui existe ».
« L'univers entier qui s'étend de Siva à la terre, qu'il soit sujet ou objet, fulgure et vibre (sphurati) comme identique à Paramasiva qui consiste en une masse de lumière (prakasa), en béatitude suprême (ananda) et qui transcende l'univers tout en lui étant immanent ».
Comment est-il possible que le monde infiniment varié qui est essentiellement identique à la conscience apparaisse comme s'il en était différent et, plus encore, comme s'il lui était extérieur, alors qu'en réalité il ne peut s'en détacher, étant donné qu'il repose en elle ?
Dira-t-on que la Conscience fait évoluer à partir d'elle-même une multiplicité qu'elle contiendrait en son sein ? A strictement parler, cette thèse n'est pas exacte, car Abhinavagupta soutient en réalité que la conscience ne fait que se voiler et s'obscurcir au moyen de son activité inhérente qui est une énergie recouvrante et différenciatrice, tirodhana ou apohana-sakti, une limitation de soi qui se trouve ainsi à la source de la multiplicité cosmique. Mais n'oublions pas que cette énergie qu'on appelle encore maya, illusion, n'est que le libre pouvoir du Seigneur (svatantrya), la liberté qu'il a d'obscurcir l'unité ; en d'autres termes la volonté que possède le Seigneur de se cacher lui-même.
« Siva, proclame Abhinavagupta, en raison de sa libre volonté crée la variété des formes en découpant les objets qui, identiques à son Soi, forment une seule masse solide, en se servant du ciseau de son Énergie différenciatrice ».
L'univers se révèle donc en Siva comme les rêves chez le rêveur sans l'intermédiaire d'une cause matérielle.
Dans son Paramarthasara Abhinavagupta, en se servant des métaphores du cristal de roche, du miroir, de la surface d'une eau limpide, ou d'une paroi lumineuse, cherche à nous montrer que la conscience assume l'aspect de la multiplicité.
D'une part les choses en leur infinie variété ne se manifestent qu'en se détachant sur la paroi lumineuse de la Conscience universelle qui, reposant en elle-même, brille de son propre éclat, de même qu'une peinture ne peut apparaître que sur un mur ou un écran bien éclairé.
D'autre part ces manifestations variées qui sont ainsi projetées pour ainsi dire sur la conscience ne contredisent en rien son unité, comme il appert au cas du miroir qui reste le même en dépit des objets multiples qui s'y dessinent.
Si le miroir est pur ou si l'eau dans lequel on se regarde est limpide et tranquille, l'image qui s'y reflètera paraîtra unique et stable. Mais que le miroir soit impur ou l'eau agitée et l'image sera multiple et mouvante.
En outre les reflets qui se jouent dans le miroir forment un tout compact, une image identique au miroir, ils ne possèdent aucune existence objective propre lorsqu'on les envisage comme séparés du miroir. Ainsi le monde que la libre volonté du Seigneur manifeste comme s'il était extérieur à lui, en dépit des distinctions qu'il présente, forme une unité indivise, car il repose à l'intérieur de la Conscience absolue, son substrat. Il ne peut exister indépendamment d'elle non plus que les reflets hors du miroir ni les rêves sans le rêveur.
Il s'ensuit que l'intériorité n'est jamais entachée d'extériorité, parce qu'elle est l'unité du Sujet suprême (aham) et cette unité est toujours présente puisqu'elle est identique à la lumière consciente.
Le Je (Aham) ou la subjectivité infinie (purnahanta) est la plénitude, car il n'y a rien d'extérieur à lui. Il est le Sujet, car s'il était un objet il serait pour un autre, c'est-à-dire une apparence et un reflet (abhasa).
Le Sujet est un libre agent qui rend compte de l'unité d'action ; il diffère des moyens de connaissance et se montre tout à fait libre à l'égard des connaissances qu'il unit et sépare à son gré. C'est lui, l'Un, qui possède l'énergie d'autonomie (svatantrya).
L'activité de la Conscience se manifeste d'une double manière : par limitation de soi et par révélation de soi.
1. Tirodhanasakti est l'énergie limitatrice qui suscite l'objectivité. Nous verrons que l'univers tel que nous le percevons n'est que l'obscurcissement de la pure ipséité. Le Soi en sa liberté infinie détermine en se jouant la croyance erronée qu'il n'est que partiel et privé de plénitude ainsi que de conscience de soi. Il apparaît en conséquence comme le non-soi (anatma) ou l'eccéité (idanta). Lorsque le sujet et l'objet apparaissent, la pleine subjectivité disparaît. Néanmoins le Sujet demeure éternellement sous-jacent à ce dualisme puisque, en réalité, rien ne le limite ni le différencie.
2. La Conscience se révèle aussi par expression de soi ou Grâce (anugrahasakti). C'est l'absorption de l'univers dans la conscience.
A la suite de cette distinction nous diviserons notre exposé de la philosophie d'Abhinavagupta en deux parties : l'une proprement philosophique décrit la procession des catégories à partir du principe ultime, Siva, et vise à l'explication de la réalité. L'autre d'ordre mystique s'intéresse à la destinée de l'âme et à son retour vers le principe suprême.