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BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja








LA PHILOSOPHIE D'ABHINAVAGUPTA

Le Paramarthasa de Abhinavagupta
Traduction et introduction par Lilian Silburn



LA PHILOSOPHIE D'ABHINAVAGUPTA.


Le sivaisme Trika est un idéalisme dont l'ontologie est trinitaire (Trika) en raison des trois aspects de la réalité : l'unité (abheda), l'unité dominant dans la différenciation (bhedabheda) et la différenciation (bheda), ces aspects restant néanmoins subordonnés à une vision moniste de l'univers.

L'absolu, Paramasiva, renferme en lui-même ces trois aspects mais on ne peut affirmer de lui en toute rigueur qu'il est l'Un, car il transcende l'unité. En fait il est le Tout (nikhila), car hors de lui il n'existe rien. L'Absolu échappe à toute pensée quelle qu'elle soit, il est donc nirvikalpa. Incompréhensible et ineffable, il demeure au-delà de toutes les manières d'être.

Les partisans du Trika se sont gardés d'identifier l'absolu au Bien, au Beau, à l'Amour ou à la Sagesse qui ne sont pas sans impliquer la relation de l'un et du multiple. La Réalité ultime est à leurs yeux l'éternelle conscience de soi (caitanya) absolument immuable, qui seule existe et dont la lumière « au perpétuel éclat forme l'essence de toute chose ».

L'idéalisme du système d'Abhinavagupta nous apparaît donc comme un idéalisme de la libre conscience dans lequel cette conscience prend l'aspect du multiple grâce à son dynamisme intrinsèque.

En ces conditions nous verrons que l'objet n'existe que pour un sujet, et un sujet conscient de soi, ou pour un agent autonome apte à unifier et à séparer les diverses connaissances.

La Conscience universelle est l'intimité pure, le Soi (âtman). Conscience et Soi ne font qu'un.

Mais le Soi n'est pas une pure lumière indifférenciée, il est le Sujet suprême qu'il ne faudrait pas imaginer à la manière d'un sujet qui s'opposerait à un objet, car la conscience se présente comme l'identité parfaite du sujet et de l'objet. Elle reste étrangère. en effet, à toute détermination puisqu'il n'y a rien qui puisse se différencier du Soi conscient qui renferme tout ce qui est.

Que ce soit à l'état ordinaire ou au cours des plus hautes expériences spirituelles le sujet prend conscience de soi sans jamais se dédoubler en un sujet et en un objet ; la conscience ne devenant pas un objet pour elle-même, il s'ensuit que si le Soi est considéré comme le Sujet toute vue objective à son égard sera entachée d'illusion.

On ne peut définir la Conscience, bien qu'elle serve à tout définir. La réalité de la conscience ne peut être mise en doute, car elle se révèle par elle-même (svaprakasa) et réalise de façon immédiate sa nature. Elle est donc l'unique critère de la réalité : « Si le Soi ou la Conscience ne rayonnait pas sa clarté, le monde entier ne serait qu'une masse de ténèbres ou pas même cela ».

La Conscience est ce qui fonde les preuves et n'est pas fondée par elles. Comment, en effet, les critères de juste connaissance (pramana) qui ne portent que sur l'aspect objectif et changeant de l'expérience s'appliqueraient-ils à cette conscience qui ne doit sa lumière qu'à elle seule ? « Les pramana ne concernent en rien le véritable Sujet ». C'est ce que chante Abhinavagupta en une stance :

« Tous les êtres sont remplis de honte lorsqu'ils se voient réduits par le Seigneur au niveau de l'objet connu. Comment alors réduirait-on le Seigneur lui-même à un tel niveau ? »

Si le Soi était un objet ou se trouvait appréhendé de façon objective il deviendrait une chose parmi les autres et ne serait pas le Sujet, l'en soi..

Seule la lumière de la Conscience possède une existence indépendante et les choses insensibles elles-mêmes n'ont de réalité que dans la conscience : « L'existence (sattva) n'est que conscience (prakasamanata) ». C'est dire en d'autres termes qu'elle n'a de sens que si elle est connue ou connaissable.

Sans la conscience de soi l'ego ne saurait comprendre sa propre existence ni appréhender la multiplicité car la conscience se manifeste à la fois comme le Soi et le non-soi : « C'est un seul et même acte qui s'éclaire lui-même en éclairant les objets » nous dit Abhinavagupta.

Il est donc nécessaire de distinguer nettement à la suite d'Abhinavagupta ces deux aspects de la conscience que sont la prise de de conscience de soi (ahamvisarsa) qui est propre au Sujet et la prise de conscience de ce qui n'est pas le soi, c'est-à-dire l'objet (idam vimarsa). Cet objet peut être une réalité extérieure au sujet ou encore l'expérience objective faite d'états propres au moi vital, intellectuel (buddhi) ou affectif qui ne sont en fait que les objets de la conscience de soi. « La conscience de soi est pure, précise Abhinavagupta, si elle repose dans la Conscience absolue qui est identique à l'univers ou encore si elle prend appui sur le Soi immaculé dans lequel l'univers se reflète. La conscience de l'ego est impure quand elle repose sur le corps et objets semblables ».

Bien qu'il n'y ait qu'une seule conscience, les philosophes du système de l'autonomie (svatantryavada) y ont discerné deux aspects dans le seul but de nous faire comprendre leur position originale à ce sujet ainsi que la vraie nature de Siva. Ils posent d'un côté prakasa, la pure lumière indifférenciée, l'être de la conscience pour ainsi dire, et de l'autre vimarsa, l'acte qui est prise de conscience, la liberté d'action de la conscience qui est son pouvoir d'actualisation. Mais n'oublions pas qu'il ne peut y avoir d'acte sans conscience ni de conscience sans acte.

Prakasa ou cit est la lumière infinie qui brille par soi-même, uniformément, à la manière de la conscience (cit) telle que la conçoit Sankara. Réduit à sa propre luminosité, Siva ne se verrait pas et l'on ne pourrait expliquer ni l'intériorité du Soi ni l'unification des diverses connaissances par la conscience. Si Siva prend conscience de soi, c'est grâce à vimarsa ou caitanya, la conscience en acte qui équivaut à svatantrya, l'énergie toujours active de la conscience (citsakti), pour la raison que la lumière se révèle éternellement à elle-même. C'est admettre en d'autres termes que la volonté autonome forme la nature même de la lumière de la conscience (prakasa).

Vimarsa se présente dans l'expérience concrète où l'on se dit je sais comme un choc ou un ébranlement de la conscience (spandana ou samrambha), et cet ébranlement nous fournit la preuve que la conscience n'est pas inerte, mais qu'elle réagit et sait qu'elle est affectée. La conscience d'être affectée (paramarsa) est la véritable vie de la conscience. C'est dans cet acte intérieur qu'elle accomplit, acte qui ne se distingue pas d'elle-même, que l'énergie consciente se trouve à l'état pur et nous avons là cette divine liberté qui est à la racine de la conscience et, partant, de la réalité.

Si la libre activité (vimarsa) ne formait pas l'essence de la conscience (prakasa), celle-ci ne pourrait s'élever au-dessus de l'inconscience et l'univers se refléterait en elle comme les objets dans un cristal inanimé sans que la conscience offre la moindre réaction.

Cette liberté de la conscience consiste à se rétracter intérieurement ou à se répandre vers l'extérieur tout en reposant toujours en elle-même. « Lorsque surgit la connaissance qui s'exprime en ces termes : « moi seul qui suis essentiellement la lumière, je me manifeste », la conscience (samvid) se considère alors comme sujet connaissant, objet connu et moyen de connaissance sans que l'aide d'un objet externe s'avère nécessaire». Nous verrons que le Je suprême est l'expression de cette conscience de soi.

En dépit de la distinction de conscience et de conscience de soi (prakasa-vimarsa). qui ne vise que les besoins de l'enseignement la Conscience universelle demeure indifférenciée. Elle ne comporte, en effet, aucun élément étranger à son essence ; étant libre elle ne dépend de nul autre pour agir et se révéler ; « C'est en elle-même, par elle-même et à partir d'elle-même qu'elle manifeste tout ce qui existe ».

« L'univers entier qui s'étend de Siva à la terre, qu'il soit sujet ou objet, fulgure et vibre (sphurati) comme identique à Paramasiva qui consiste en une masse de lumière (prakasa), en béatitude suprême (ananda) et qui transcende l'univers tout en lui étant immanent ».

Comment est-il possible que le monde infiniment varié qui est essentiellement identique à la conscience apparaisse comme s'il en était différent et, plus encore, comme s'il lui était extérieur, alors qu'en réalité il ne peut s'en détacher, étant donné qu'il repose en elle ?

Dira-t-on que la Conscience fait évoluer à partir d'elle-même une multiplicité qu'elle contiendrait en son sein ? A strictement parler, cette thèse n'est pas exacte, car Abhinavagupta soutient en réalité que la conscience ne fait que se voiler et s'obscurcir au moyen de son activité inhérente qui est une énergie recouvrante et différenciatrice, tirodhana ou apohana-sakti, une limitation de soi qui se trouve ainsi à la source de la multiplicité cosmique. Mais n'oublions pas que cette énergie qu'on appelle encore maya, illusion, n'est que le libre pouvoir du Seigneur (svatantrya), la liberté qu'il a d'obscurcir l'unité ; en d'autres termes la volonté que possède le Seigneur de se cacher lui-même.

« Siva, proclame Abhinavagupta, en raison de sa libre volonté crée la variété des formes en découpant les objets qui, identiques à son Soi, forment une seule masse solide, en se servant du ciseau de son Énergie différenciatrice ».

L'univers se révèle donc en Siva comme les rêves chez le rêveur sans l'intermédiaire d'une cause matérielle.

Dans son Paramarthasara Abhinavagupta, en se servant des métaphores du cristal de roche, du miroir, de la surface d'une eau limpide, ou d'une paroi lumineuse, cherche à nous montrer que la conscience assume l'aspect de la multiplicité.

D'une part les choses en leur infinie variété ne se manifestent qu'en se détachant sur la paroi lumineuse de la Conscience universelle qui, reposant en elle-même, brille de son propre éclat, de même qu'une peinture ne peut apparaître que sur un mur ou un écran bien éclairé.

D'autre part ces manifestations variées qui sont ainsi projetées pour ainsi dire sur la conscience ne contredisent en rien son unité, comme il appert au cas du miroir qui reste le même en dépit des objets multiples qui s'y dessinent.

Si le miroir est pur ou si l'eau dans lequel on se regarde est limpide et tranquille, l'image qui s'y reflètera paraîtra unique et stable. Mais que le miroir soit impur ou l'eau agitée et l'image sera multiple et mouvante.

En outre les reflets qui se jouent dans le miroir forment un tout compact, une image identique au miroir, ils ne possèdent aucune existence objective propre lorsqu'on les envisage comme séparés du miroir. Ainsi le monde que la libre volonté du Seigneur manifeste comme s'il était extérieur à lui, en dépit des distinctions qu'il présente, forme une unité indivise, car il repose à l'intérieur de la Conscience absolue, son substrat. Il ne peut exister indépendamment d'elle non plus que les reflets hors du miroir ni les rêves sans le rêveur.

Il s'ensuit que l'intériorité n'est jamais entachée d'extériorité, parce qu'elle est l'unité du Sujet suprême (aham) et cette unité est toujours présente puisqu'elle est identique à la lumière consciente.

Le Je (Aham) ou la subjectivité infinie (purnahanta) est la plénitude, car il n'y a rien d'extérieur à lui. Il est le Sujet, car s'il était un objet il serait pour un autre, c'est-à-dire une apparence et un reflet (abhasa).

Le Sujet est un libre agent qui rend compte de l'unité d'action ; il diffère des moyens de connaissance et se montre tout à fait libre à l'égard des connaissances qu'il unit et sépare à son gré. C'est lui, l'Un, qui possède l'énergie d'autonomie (svatantrya).

L'activité de la Conscience se manifeste d'une double manière : par limitation de soi et par révélation de soi.

1. Tirodhanasakti est l'énergie limitatrice qui suscite l'objectivité. Nous verrons que l'univers tel que nous le percevons n'est que l'obscurcissement de la pure ipséité. Le Soi en sa liberté infinie détermine en se jouant la croyance erronée qu'il n'est que partiel et privé de plénitude ainsi que de conscience de soi. Il apparaît en conséquence comme le non-soi (anatma) ou l'eccéité (idanta). Lorsque le sujet et l'objet apparaissent, la pleine subjectivité disparaît. Néanmoins le Sujet demeure éternellement sous-jacent à ce dualisme puisque, en réalité, rien ne le limite ni le différencie.

2. La Conscience se révèle aussi par expression de soi ou Grâce (anugrahasakti). C'est l'absorption de l'univers dans la conscience.

A la suite de cette distinction nous diviserons notre exposé de la philosophie d'Abhinavagupta en deux parties : l'une proprement philosophique décrit la procession des catégories à partir du principe ultime, Siva, et vise à l'explication de la réalité. L'autre d'ordre mystique s'intéresse à la destinée de l'âme et à son retour vers le principe suprême.





MANIFESTATION COSMIQUE


A l'assertion de certains partisans du brahrnan qui font de l'absolu un être privé d'énergie. Abhinavagupta et son école opposent la thèse inverse. Nous avons vu que la réalité ultime est à leurs yeux douée d'énergie tout en demeurant indéterminée (avikalpa).

Paramasiva possède cinq énergies qui sont la conscience, la félicité, la volonté (iccha), la connaissance et l'activité.

De ces énergies procèdent d'innombrables énergies.

L'évolution de la vie divine qui amène à la clarté tout ce que Siva enveloppe en Lui-même se fait en trente-six phases ou catégories de la réalité, les tattva que nous traduirons à l'occasion par base principielle. Mais n'oublions pas que ces catégories ne sont que les énergies divines, et leur gradation dépend entièrement de la relation plus ou moins immédiate qu'elles entretiennent avec le Seigneur.



Siva et sakti-tattva


Les deux premières bases principielles sont Siva et l'Énergie qui forment en leur union indissoluble la source d'où l'univers entier surgit.

Dans son commentaire au Paramarthasara Yogaraja donne de la première catégorie, Siva, la définition suivante : « II est la conscience, il a pour forme la grande lumière, il transcende toutes les bases principielles et est constitué par la prise de conscience de la suprême ipséité qui est intérieure à tous les sujets conscients ».

Cette catégorie a pour caractéristique l'union parfaite des énergies de connaissance et d'activité ; bodha et kriya ne font qu'un. Qu'il y ait une rupture d'équilibre entre les deux et l'univers apparaîtra. Lorsque Siva se limite, la limitation porte sur l'un ou l'autre de ces aspects ou sur les deux à la fois et nous aurons ainsi divers sujets conscients dont la finitude ne comportera ni le même degré ni les mêmes modalités.

C'est au cours de la catégorie de l'énergie que le Seigneur tout-puissant, par l'entremise de sa libre volonté, fait surgir l'univers sous l'aspect d'une sphère cosmique, anda (littéralement œuf). La sphère de l'énergie (sakti) est la sphère la plus élevée. En ordre décroissant nous aurons encore trois sphères qui sont : l'illusion (maya), la nature (prakrti) et la terre (prthivi).



SPHÈRE DE L'ENERGIE


Cette sphère contient les pures catégories supérieures qui s'étendent de l'énergie à la science véritable (sadvidya), car la catégorie de Siva est au-delà des sphères et des mondes (bhuvana), l'univers n'y étant pas encore réalisé sous une forme concrète (vastupinda). Cette sphère renferme 18 bhuvana.

C'est dans la phase de l'énergie que Siva a le désir de revêtir l'aspect de l'univers. La Conscience forme alors le fondement des germes (bija) de toutes les modalités cosmiques.

L'Énergie (sakti) a pour tâche de dégager le sujet de l'objet, le Je du ceci, qui existent en Paramasiva en une unité inexprimable. L'énergie divine niant l'objet, seule la luminosité du sujet demeure. L'Indéterminé se pose alors comme un centre personnel, le Je universel, et apparaît comme la subjectivité infinie (parahanta). A ce Sujet l'énergie se dévoile peu à peu sous l'aspect de l'objet (idam).

C'est au cours de la base principielle de l'énergie que Siva prend conscience « je suis » et jouit d'une béatitude et d'un repos absolus.



Sadâsivatattva

Cette catégorie de l'éternel siva est encore nommée sadakhya parce que la conscience de l'être (sad) y prend naissance pour la première fois.

« En sadasiva. nous dit Yogaraja, l'ipséité plénière du Seigneur ayant revêtu l'aspect de la non dualité (des énergies subjectives et objectives), l'énergie de connaissance (jnana) devient prépondérante tandis que l'activité repose dans la subjectivité.

Néanmoins c'est dans cette base principielle que commence à émerger du Je l'aspect objectif de la conscience, mais cet aspect est encore si estompé qu'on le compare à une esquisse à peine perceptible sur une toile. La pure conscience de soi qui n'était à la phase de Siva que l'expérience directe « Je » prend en sadasivatattva la forme d'une unification. Siva se dit alors « JE suis ceci ».



Isvaratattva

Cette catégorie du Seigneur comporte également identification du sujet et de l'objet dans la prise de conscience de soi, mais désormais la rupture d'équilibre entre la connaissance et l'activité est au profit de l'activité. La conscience du Je est submergée par la claire conscience du Ceci, laquelle s'avère maintenant- comme le substrat du Je. Siva prend alors conscience : « CECI je le suis ».

Le Soi étant complètement recouvert par l'éclat et la majesté de l'énergie objective, c'est-à-dire par la gloire de l'Être divin, on s'explique le nom d'Isvara, Seigneur souverain, donné à cette catégorie.



Sadvidyatattva ou suddhavidyatattva

Cette base principielle qui est celle de la Science véritable ou pure comporte une corrélation du sujet et de l'objet. Alors qu'au cours des deux bases précédentes l'attention était presque exclusivement dirigée tantôt sur le sujet et tantôt sur l'objet, elle est désormais également divisée entre les deux.

« Lorsque la prise de conscience de la subjectivité revêt la forme « Je suis Je » et « ceci est ceci », la subjectivité étant subordonnée à l'objectivité, on accède à la pure science du Seigneur. »

Parvenue à cette phase de la procession, la conscience a atteint le moment où le sujet et l'objet encore identiques, car ils reposent en un même substrat, la conscience, sont sur le point d'être scindés et expérimentés séparément.



SPHÈRE DE L'ILLUSION


Avec la deuxième sphère (anda), qui est celle de l'illusion (maya), commence la manifestation impure qui succède au processus pur des cinq premières phases.

L'univers se réalise dans le temps, l'espace et la matière. Cette sphère comprend la maya, principe d'illusion et de finitude, les cuirasses (kancuka) au nombre de cinq et le purusa, l'âme limitée. Cette sphère renferme 28 mondes et a pour régent le dieu Rudra.

La maya est conçue comme le facteur d'obscurcissement (tirodhanakarin) qui aveugle et enchaîne les sujets conscients en leur imposant une conception de la différenciation et de la limitation. Elle engendre l'impureté parce qu'elle limite la personnalité et ce faisant corrompt, car il n'est d'autre mal et d'autre imperfection aux yeux d'Abhinavagupta que la finitude et la détermination.

Plus précisément l'illusion (maya) est la libre volonté de Siva qui voile la pure Conscience. Cet obscurcissement consiste à considérer comme le Sujet ce qui n'est qu'un objet et en diffère essentiellement, ainsi le corps, le souffle et leur séquelle.

« Dans l'état d'indétermination parfaite (avikalpa), écrit Abhinavagupta, l'objet est identique à la conscience (cit) et comme elle uniforme et parfait, mais il s'avère inutilisable dans la vie pratique. Lorsque le sujet manifeste l'activité de l'illusion il fragmente cet être parfait, c'est-à-dire il le révèle comme circonscrit et limité en différenciant ainsi le vase de tout ce qui en diffère (le non-vase). Mais cette différenciation n'est qu'une négation en ce sens qu'une chose n'est définie que par ce qu'elle n'est pas. La détermination ou bi-polarisation (vikalpa) est ainsi nommée parce qu'elle découpe (vi) et délimite une chose de toutes parts. »

L'illusion manifeste donc la diversité là où elle n'existe pas et conduit à l'identification du non-soi avec le Soi et à celle du Soi avec le non-soi. Elle explique de cette manière la tendance universelle de celui qui en est dupe à s'identifier perpétuellement au flot de ses expériences qui n'est que multiplicité, en vivant constamment dans l'oubli de sa conscience permanente qui est unité.

Les cinq cuirasses (kancuka) sont ainsi nommées parce qu'elles enveloppent complètement le Soi et lui font perdre l'intuition de sa vraie nature qui est pure ipséité.

1. Kalâ, le principe de détermination, fait de l'être tout-puissant un agent limité en donnant naissance à l'idée de devoir (karya).

2. Vidya qui est un principe de discrimination, puisqu'il discerne les objets variés qui se reflètent dans l'intellect (buddhi), confère à l'âme omnisciente par nature un pouvoir limité de connaissance. Sous l'influence de ces deux cuirasses on se dit « je fais quelque chose, je sais quelque chose »

3. Raga, l'attachement à un nombre restreint d'objets finis et changeants à l'exclusion des autres, est un principe qui engendre l'inassouvissement et obnubile la plénitude de joie propre au Soi illimité.

4. Kâla, le temps, livre le Soi au flux du devenir. C'est de ce principe que vient l'idée que le corps qu'on prend erronément pour le Soi traverse des étapes successives et l'on se dit : « moi qui étais maigre je suis gros et serai encore plus gros ». Puis surgit une impression semblable de succession embrassant passé, présent et avenir quant à l'objet.

5. Niyati, la condition limitante, est le facteur qui institue les perspectives de l'espace et lie les choses entre elles par le mécanisme de la cause. Elle dirige toute l'efficience, que ce soit l'efficience causale ou la nécessité morale de la loi de l'acte (karman) et affecte l'indépendance de l'être omniprésent.

N'oublions pas qu'en réalité « l'ensemble des modalités (bhava) qui forment la personne du Seigneur suprême n'est nullement différencié. C'est sous l'influence de la puissance de l'illusion et des cuirasses, lesquelles ne sont que les aspects particuliers que l'illusion assume, qu'il obscurcit sa gloire originaire et se pose en d'innombrables âmes individuelles. Du point de vue du sujet conscient ainsi dupé par l'illusion (le mayapramatr) les modalités semblent différenciées. C'est là l'erreur (bhranti) qui consiste essentiellement en la perte de l'intuition de la plénitude absolue indifférenciée ».

Le soi se sépare alors de Siva, le Tout, et devient anu, un fragment qui, ayant perdu son omniprésence, veut son propre être pour lui-même et se confine dans son propre égoïsme.

Le moi n'est donc que le Soi du Tout obscurci, limité et multiplié par les opérations de l'illusion. On le nomme purusa parce que le Seigneur se manifeste comme limité et n'a plus la conscience de sa perfection originelle sans déchoir pour autant de son état de Soi.



SPHÈRE DE LA NATURE


La troisième sphère, la sphère de la nature (prakrti) est faite de trois qualités (guna). Son régent est le dieu Visnu. Elle comporte 56 mondes (bhuvana).

Parallèlement à la manifestation d'une infinité de sujets conscients (purusa ou pramatr) se révèle la nature (prakrti) ou cause primordiale qui n'est autre que le Tout appréhendé d'une manière obscure et confuse, c'est-à-dire apparaissant comme morcelé en une infinité d'objets (prameya = prakrti) qui sont des objets d'expérience pour les sujets.

Purusa et prakrti ne sont que les deux facteurs de l'expérience propre à la cinquième pure catégorie, la véritable science (sadvidya), mais désormais radicalement séparés l'un de l'autre.

Contrairement à la Nature du Samkhya, la prakrti du Trika n'est pas unique et universelle ; elle est innombrable comme les âmes, étant donné qu'il y a une nature pour chaque âme.

La Nature est à la racine de tous les sentiments ; elle est l'affectivité en général et comprend trois qualités (guna) ou substances constituantes : sattva, principe du sentiment paisible et conscient qui engendre le plaisir ; rajas, principe d'activité et de mouvement qui suscite la douleur ; tamas, principe d'inertie et d'opacité d'où procèdent l'ignorance et la torpeur.

Mais ces qualités ne sont en réalité que les Énergies divines sous leur forme limitée. Elles voilent la Conscience à des degrés divers : transparente encore sous le voile du sattva, la Conscience est tellement obscurcie sous l'influence du tamas qu'elle paraît insensible et inerte au point de former la nature inanimée.

Au seuil de la dix-septième base principielle, avant la manifestation de l'intellect, la nature est à l'état d'équilibre, aucune de ses qualités ne s'est encore mise en branle afin d'évoluer en une expérience spécifique. A ce moment l'âme (purusa) n'éprouve qu'un sentiment vague, indéfini correspondant précisément à l'état global (samanya) de la Nature. Ce sentiment peut être comparé à l'état de sommeil profond.

Puis dans ce monde objectif ainsi manifesté le Seigneur fait de l'intellect (buddhi) le substrat de la conscience erronée de soi. Cet intellect est la capacité de jugement ; c'est en lui que s'éveillent (budh-) les idées générales qui gisent au fond de la conscience. La conscience revêt alors en buddhi tattva une forme impersonnelle que connaît le yogin et qui ne comporte encore aucune réalisation de l'ego empirique.

De l'intellect émane la base principielle suivante, l'agent d'individuation ou l'individualité factice (ahamkara) qui se trouve en relation avec un objet. C'est lui qui recueille les tendances et résidus des expériences antérieures et assimile les expériences actuelles dont l'ensemble constitue l'ego individuel.

L'agent d'individuation apparaît donc comme ce qui façonne l'ego en identifiant le Soi avec ce qui n'est pas le soi, grâce à la croyance illusoire que les objets appartiennent véritablement au Soi. Il s'oppose à la subjectivité infinie du Soi suprême, au Je (aham) dont il n'est, en un sens, qu'une parodie.

La phase de la manifestation qui suit est l'esprit empirique (manas) dont la fonction principale est de centraliser les sensations, d'éprouver les affections et de commander les actions.

Dans le bloc des sensations que lui fournissent les sens, l'esprit empirique sculpte des images variées au moyen d'une double activité d'analyse et de synthèse (vikalpa et samkalpa). Il est alimenté par le désir ; ce désir résultant des imprégnations est transporté de vie en vie et assure la continuité de la vie transmigrante. En tant que pouvoir d'action le manas se tourne vers l'extérieur et non plus vers le Soi.

Ces trois dernières catégories, l'intellect, l'agent d'individuation et l'esprit empirique forment par leur réunion l'organe interne (antahkarana).

De l'esprit empirique émanent les facultés des sens (jnanendriya) au nombre de cinq : odorat, goût, vision, toucher, ouïe ; puis cinq facultés d'action (karmendriya) : organes de génération, excrétion, locomotion, préhension, parole; enfin cinq essences des choses (tanmatra) : odeur, saveur, forme, tangible et son. Puis de l'union respective de ces essences procèdent les objets des sens qui constituent les cinq éléments qui sont à l'échelle du sensible : éther, air, feu, eau et terre. Ce sont les bhuta, les choses telles qu'elles sont dans la réalité.



SPHÈRE DE LA TERRE


Cette sphère, la quatrième, n'est autre que le globe terrestre avec ses hommes, ses animaux et ses objets inanimés. Elle comporte seize mondes spécifiques et a pour régent le dieu Brahma.

Alors qu'à la phase de l'illusion l'âme possédait encore une certaine omniscience et des énergies autonomes, parvenue au stade terrestre elle n'a plus que des pouvoirs et des connaissances limitées. Elle s'imagine qu'elle est emprisonnée dans un corps, soumise aux passions, paralysée de liens, en un mot impuissante (anisa). Elle devient alors un pasu, une âme asservie et limitée qui transmigre indéfiniment dans le circuit des renaissances (samsara). L'âme individuelle a entièrement perdu conscience de son identité au Tout, à l'univers ; se prenant pour une pensée limitée elle s'oppose à des objets séparés, fragments de connaissable (jneyakhanda).

A ce stade sa connaissance peut être ainsi formulée : « ce qui connaît quelque chose actuellement, fait ceci, est attaché à cela, c'est moi ».

Pourvue d'un corps subtil avec lequel elle transmigre, elle possède en outre un corps grossier avec lequel elle s'identifie et c'est pour cette raison qu'on la nomme dehin. douée d'un corps.

Elle agit alors de façons variées, s'attribue ses propres actes et en poursuit âprement le fruit.

L'âme à l'état de pasu est recouverte d'une triple souillure (mala):

1. l'anavamala, recouvrement atomique ou erreur congénitale a pour cause la perte de la conscience de sa plénitude. Elle obscurcit d'une double manière : ou bien en cachant la liberté et la toute-puissance originelles ou bien en oblitérant la capacité de connaître, c'est-à-dire l'omniscience. Que la plénitude du Soi s'obscurcisse et la dualité ou finitude (apurna) apparaîtra en toutes choses.

2. Mayiyamala, l'impureté d'illusion, est la conscience de la dualité. Lorsque cette dualité se fait jour et que le monde semble séparé du Soi, l'Agent, l'action empirique s'avère alors possible et c'est du sentiment de l'ego que dépend l'impureté suivante nommée

3. karmamala. l'impureté de l'acte qui consiste en mérite et en démérite. Un corps et ses organes sont ici nécessaires pour récolter le résultat de ces actes, et c'est à cette fin également que sont engendrés les objets, les sphères cosmiques et les mondes. La personne douée d'un corps transmigre afin de jouir d'expériences variées, fruit de son karman.

Les trois souillures qui entourent et entravent l'homme asservi qui transmigre sont comparées aux trois enveloppes du grain sans lesquelles celui-ci ne peut germer. Lorsque l'âme a dépouillé ces enveloppes, elle est libérée du devenir et ne peut plus faire croître la pousse de l'existence.

L'œuvre entière de l'illusion se répartit en une double erreur : l'une est radicale et consiste en l'appréhension de ce qui n'est pas le soi dans le Soi. de sorte que sous son influence on perd l'intuition de son identité à Siva et à l'univers tout en conservant, il est vrai, la conscience de soi. L'autre erreur dérive de cette première erreur comme son effet : c'est l'ignorance-effet qui est l'impression inverse et complémentaire du Soi dans ce qui n'est pas le soi. Elle est faite du sentiment de l'ego personnel et consiste en la conviction de l'identité au corps. Cette erreur est ce qui engendre l'impureté de l'acte. Lorsqu'elle a pris fin. l'âme est délivrée du réseau des renaissances, elle est isolée (kevala) ; mais elle n'atteint l'identité à Siva que par la disparition de l'erreur radicale ; et cette erreur n'est dissipée, nous le verrons, qu'au cours de la pure manifestation et sous la seule influence de la grâce divine.

Mais revenons à la conscience qui, par la faute de ses impuretés, n'est plus transparente à elle-même. Elle est semblable à un miroir souillé dans lequel Siva n'aperçoit qu'un reflet trouble et multiple de lui-même. Lumière et prise de conscience (prakasa et vimarsa) ont perdu leur caractère universel.

Prakasa désigne la luminosité propre au miroir, l'intellect (buddhi) en l'occurrence, qui est le substrat dynamique des reflets que sont les diverses modalités de la pensée. Vimarsa n'est plus que l'activité mentale déterminée (vikalpa) qui dessine dans le miroir la multiplicité phénoménale : images venant des objets externes lors de la perception, ou leurs résidus (vasana et samskara) qui peuvent être les imprégnations autonomes du rêve, de l'imagination créatrice (bhavana) ou les évocations du yogin. Toutes ces images ne diffèrent pas de leur substrat, la lumière, prakasa.

L'âme possède un certain pouvoir à l'égard de ses impressions inconscientes (vasana) ; elle peut les mettre en œuvre pour se lier ou pour se délivrer grâce à son imagination créatrice (bhavana).

Cette imagination choisit ses matériaux et, en les organisant, les fait apparaître dans le miroir de la conscience. Prenant plaisir à certaines impressions, l'âme développe des prédispositions et tendances qui seront à la source de la transmigration, car elle accomplira des actes qui l'attacheront au devenir.

Ces actes sont des karman, actes voulus et conscients qui engagent la responsabilité de l'agent et qui, pour ce motif seul, portent un fruit spécifique, joie ou douleur, correspondant à la nature de l'acte.

Le karman détermine l'association de l'âme et du corps, les circonstances de la vie actuelle et des vies futures. La maturation de l'acte se produit à une échéance plus ou moins lointaine et dépend des résidus, qui furent déposés par l'acte. Après l'illumination l'acte, même accompli, ne fructifie plus car il est détruit par la flamme de la discrimination. N'oublions pas néanmoins que ni la destruction de cet acte ni même celle de la puissance limitée qui engendre les actes (karmamala) ne suffisent à obtenir la délivrance, car, à l'issue de la disparition des actes, subsistent encore ces souillures plus subtiles et difficiles à déraciner que sont l'illusion et l'impureté atomique.

L'acte (karman) a en effet pour cause l'impureté de finitude, et un acte que n'accompagnerait aucune limitation et aberration ne pourrait affecter l'âme.

Dès que le yogin a brisé le lien de l'ignorance, grâce à la reconnaissance de son identité au Soi, il est délivré alors même qu'il reste uni à son corps et les actes qu'il accomplit ne portent plus de conséquences agréables ou désagréables, car il sait qu'il n'est pas un être limité, il n'aspire plus à des biens limités et échappe à toute finitude et, partant, à toute renaissance.

Le karman a dans le Sivaïsme du Kasmir une portée nettement plus étendue que dans les autres systèmes de l'Inde : il est non seulement l'acte mais encore la cause de l'acte, à savoir un désir limité de manifester des pouvoirs limités, désir qui surgit dans un être dont la connaissance est elle-même limitée.

Ce désir précède l'apparition de l'univers, il est donc sans objet, étant donné qu'à ce moment-là l'objet n'existe pas encore. C'est en ce sens qu'il faut comprendre l'impureté de l'acte, autrement dit l'activité limitée qui rend compte de la transmigration de l'âme.

A l'occasion du problème de l'acte (karman) on peut se demander s'il est possible qu'un homme asservi soit considéré comme un agent responsable. Dans un système moniste et idéaliste ce problème perd son acuité. Nous avons vu que l'acte autonome des phases supérieures de la manifestation se dégrade en un acte dépendant, limité et égoïste et que c'est en raison de la limitation de ses facultés de connaissance, de désir et d'activité que le Soi devient un moi impur qui déploie une activité karmique. Mais en fait l'homme n'est enchaîné qu'en imagination ; aucun mérite ou démérite ne s'attachent à ses actes, mérite et démérite n'étant que conceptions ou constructions imaginaires (kalpitakaravikalpa).

Il est nécessaire de chercher l'origine des notions de mérite et de démérite dans la revendication de l'âme qui considère comme siens les actes qu'elle accomplit, revendication erronée qui seule est condamnable et sans laquelle les actes ne fructifieraient pas pour leur auteur.

Ceci ne signifie nullement que la loi de l'acte et de son fruit ne joue pas inexorablement, mais qu'il faut remonter jusqu'à sa cause, l'acte limité, lequel se rattache à son tour à la conviction que possède l'individu d'être un agent. Cette conviction, tout en étant illusoire, n'est pas sans produire un effet réel, la transmigration, comme une corde qu'on prend pour un serpent, peut provoquer la mort par la terreur qu'elle produit.