La perte de la saveur de la suprême ambroisie
le Spandakarika - stances sur la vibration de Vasugupta
Spandanirnaya de Ksemaraja (et spandakarikavrtti de Bhatta Kallata)
Traduction de Lilian Silburn ((Éditeur : Institut de civilisation indienne - Diffusion E. de Boccard
11, rue de Médicis Paris 6°).
Pour le parfaitement éveillé (suprabuddha) l'absorption totale dans la vibrante Réalité est perpétuelle parce qu'il s'exerce à l'ensemble des moyens mentionnés à la suite de la déclaration « sa perception est ininterrompue » (1, 17).
Vu que le spanda pénètre l'infinie multiplicité des choses, le rappelant au cœur de celui qu'il instruit, l'auteur montre en définitive le moyen de s'y absorber.
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Qu'il demeure toujours bien éveillé tout en percevant le domaine sensoriel à l'aide de la connaissance que tout est Siva, qu'il érige toute chose en un seul lieu, et plus rien ne le tourmentera. (44)
Il doit demeurer toujours éveillé (prabuddha) que ce soit au commencement, au milieu ou à la fin des états de conscience, veille, rêve et sommeil profond ; c'est-à-dire qu'il doit jouir du parfait éveil, d'une vision divine qui se révèle immuable, s'il s'établit dans la Réalité vibrante toute épanouie.
De quelle manière ? En percevant à l'aide de la connaissance tournée vers l'extérieur le domaine sensoriel entier fait d'expériences objectives (le bleu, etc.) ou subjectives (le plaisir, etc.) il érige le Tout en un seul lieu, en soi-même saisi comme identique à Sankara, le créateur. Selon la stance II, 4 : « ... quant à parole, sens, pensée, point d'état qui ne soit Siva. »
Ériger toute chose, signifie prendre conscience qu'on n'en diffère pas, que ce soit dans le samadhi-yeux-fermés ou dans le samadhi-yeux-ouverts ; tout en demeurant imperturbable à l'état initial et à l'état final, il faut aussi voir dans l'état intermédiaire lui-même une cristallisation de la sève de la Conscience.
Alors rien de limité n'est apte à tourmenter le yogi puisque le Soi est partout présent, selon le dire de l'auteur de la Pratyabhijna, Utpaladeva, dans sa Sivastotravali : « O Souverain, celui qui perçoit intuitivement et sans différenciation le cercle objectif intégral sous forme de ta merveilleuse essence, d'où lui viendrait la crainte, à lui perpétuellement heureux dans un univers que comble la plénitude de son propre Soi ? » (XIII -16)
(Ce verset traite du passage de turya à turyatita grâce à la kramamudra.)
Bhatta Kallata
Qu'il demeure toujours bien éveillé sans limiter ses énergies, tout en examinant par sa connaissance le domaine sensoriel ou le cognoscible et qu'il offre toute chose en un seul lieu, nature même de la Réalité faite de pure Science ; alors il ne sera plus tourmenté par autre chose, à savoir par l'ensemble des énergies parcellaires et obscurcissantes (kala) dont nous allons parler.
Puisque l'univers est identique à Siva, rien ne peut tourmenter le yogi ; on se demande alors qui tourmente et qui est tourmenté. Pour y répondre l'auteur définit l'être asservi ainsi que ses liens :
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En dépit de sa véritable nature, sa gloire lui étant ravie par son activité limitée, et lui-même étant réduit à l'état d'objet dont jouit l'ensemble des énergies issues de la multitude des sons, on le nomme être asservi (pasu). (45)
« Nature véritable, essentiellement lumineuse » sont les termes qui désignent le Seigneur dans le Svacchandatantra. « Ayant pour appui sa propre énergie, le Souverain, cause universelle, émet, maintient, résorbe, obscurcit et accorde sa grâce. »
Intimement uni à sa propre énergie, il se livre constamment en toute liberté à sa quintuple activité, Lui que tous les livres sacrés chantent sous le nom de Vibrant, de Charmeur, de Souverain. Son éternelle énergie d'autonomie, absolue intériorité, est désignée comme suprême, comme Matsyodari (pulsation ininterrompue, semblable à celle du ventre du poisson, réfère à la kramamudra), Grande existence, vibration lumineuse, vague, essence, Cœur, Bhairavi, Déesse, flamme, etc ...
Identique à la pleine intériorité, le Je du Seigneur, l'illustre Maîtresse des phonèmes, du premier A au dernier KS assimile comme emboîtées l'une dans l'autre les énergies de A à HA, c'est-à-dire l'inexprimable (anuttara) A et le son non issu de percussion (anahata) HA, les tenant embrassées et contenues dans la Roue des énergies, à savoir l'expansion des six cheminements en tant que signifiants et signifiés.
Bhatta Kallata
L'ensemble des sons s'étend du phonème A au phonème KSA. Devenu objet dont jouit la multitude des divines énergie, Brahmi et autres qui sont identiques à l'ensemble des gutturales issues de la totalité des sons, l'homme dépouillé de sa gloire par ses activités parcellaires, déchu de sa propre nature, est appelé pasu, être asservi.
Elle consiste en une prise de conscience du Je : indestructible et sans gradation par essence même si elle revêt l'aspect d'une série d'émissions et de dissolutions. C'est elle le verbe suprême, la Vie universelle, le grand mantra AHAM perpétuellement résonnant et qu'on ne peut émettre. C'est l'énergie vibrante du Bienheureux qui manifeste en Soi cet univers d'êtres infiniment variés comme animés d'un léger tremblement appelé spanda selon le sens dérivé de frémissement, de vibration, (pulsation de vie).
Ainsi, le Bienheureux, désirant faire apparaître d'une façon morcelée la manifestation sur la paroi lumineuse de son propre Soi, cache par jeu sa propre essence sertie des énergies universelles.
Tant qu'il désire se manifester de cette manière, son énergie indifférenciée et unique de Conscience de soi, devient d'abord volonté (iccha) qui assume l'énergie cognitive, laquelle, à son tour, devient énergie d'activité. Comme telle, elle se déploie alors en germes ou voyelles, et en matrices ou consonnes, et apparaît aussi comme nonuple classe de phonèmes (à partir de A) et se divise en cinquante parties selon les groupes de phonèmes et de lettres de l'alphabet.
Telle, elle se manifeste dans la différenciation de germes et de matrices (yoni) formant la totale prise de conscience de Siva et de l'énergie.
Et cette même énergie vibrante de pure liberté, après avoir engendré ces phonèmes, effectue la quintuple activité du Bienheureux sous le triple aspect des divinités Aghora, Ghora et Ghoratari qui prennent conscience de ces phonèmes. Bien qu'il soit de même nature que le Seigneur, l'être asservi (pasu) est réduit à l'état d'objet ou à celui d'esclave de Siva et des divinités comme Brahmi, etc., sous forme des neuf classes issues des sons.
A l'objection : « Comment le Seigneur peut-il être réduit à un tel état, l'auteur répond: « parce qu'il est privé de sa gloire par l'activité parcellaire ».
Kalaviluptavibhava : (quatre interprétations de cette expression sont ici présentées.) Le terme kala désigne l'énergie d'illusion qui en projetant à l'extérieur découpe et délimite ; le Seigneur est ainsi destitué de sa glorieuse puissance, voilé par sa propre énergie d'illusion. Une autre interprétation propose encore : Ses qualités de plénitude et d'universelle activité sont masquées et limitées par kala ou par les cinq cuirasses ; activités et connaissance restreintes, temps, nécessité et attachement. On explique ainsi que le pasu soit réduit à l'état d'objet dont jouit l'ensemble des énergies. Selon une troisième interprétation : S'il en est réduit à un tel état, c'est parce qu'il ne s'arrête pas, fût-ce un seul instant, à sa véritable nature, étant privé de sa gloire et pour ainsi dire traîné et entraîné en des réjouissances et des peines par les énergies que sont Brahmi et les autres déesses qui gouvernent l'ensemble des phonèmes (comme les voyelles) ou encore les phonèmes séparés comme l'expose le Malinivijaya. Sous l'influence des paroles ordinaires ou subtiles qui imprègnent de trompeuses affirmations avec ou sans vikalpa comme « je suis imparfait », « je suis limité », « je fais quelque chose », « je prends ceci », « je repousse cela » ... , il est rendu captif de ces énergies et devient pour elles objet d'expérience, on le nomme donc être asservi. Reste la quatrième interprétation : Il semble limité, dépouillé de sa gloire, l'activité parcellaire l'empêchant de se révéler, mais en réalité sa nature propre identique à Siva n'a pas disparu car, sans elle, lui non plus ne se manifesterait pas. Il ne pourrait prendre alors conscience de son véritable Soi que les connaissances et paroles limitées ont ainsi dépouillé de sa gloire.
L'auteur montre maintenant en détail comment le pasu soumis aux liens est tourmenté par l'énergie cognitive dès qu'elle se contracte :
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L'irruption des réactions, c'est pour lui la perte de la saveur de la suprême ambroisie ; en conséquence, il est réduit à l'état de dépendance et cette irruption a pour domaine les éléments subtils. (46)
L'apparition des réactions ou de vikalpa relatifs au monde, aux traités ou aux connaissances d'objets différenciés qui leur correspondent, conduit à sa perte l'être asservi : elle est le signe de la disparition de la saveur de l'ambroisie, ce flot de félicité propre à la masse indivise de la Conscience.
La Conscience semble pour ainsi dire absente car on ne la perçoit pas, bien qu'elle soit présente jusque dans la réaction à l'égard d'objets distincts. C'est en ce sens que la félicité disparaît ; par la faute de cette réaction à toute impression, le pasu perd son indépendance puisqu'il en est désormais tributaire. « La connaissance est le lien » comme le déclarent les Sivasutra (l, 2). Le vénérable Vyasa dit aussi : « Dans l'enfance il dépend de père et mère », Et Madalasa proclame de son côté : « Gardez-vous de parler sans cesse de vos associations ordinaires (bhauta), vous écriant tantôt : O père ! O mère ! Tantôt : O mon enfant ! O ma bien-aimée ! et tantôt : C'est à moi. Ce n'est pas à moi. » (Ma. Pu. 25, 15)
L'apparition des réactions est dite tanmatragocara ou domaine des éléments subtils dont les fluctuations vives ou lentes caractérisent le champ du connaissable différencié. Tant que se déploient les objets différenciés, on est lié, mais on se libère dès cette vie lorsque l'on a, grâce à l'enseignement donné, la compréhension inébranlable que toute chose connue n'est autre que le Soi, comme il a été dit au II, 5 : « Celui qui détient cette Connaissance » Il n'y a donc aucune contradiction entre le présent sutra et la stance II, 4 : « point d'état qui ne soit Siva ».
Bhatta Kallata
L'apparition des réactions, telle l'irruption des souvenirs à la vue de quelque objet, est due à la perte du goût de la suprême ambroisie ; celle-ci disparue, l'homme tombe dans un état privé de liberté et d'omniprésence. Ces réactions, ayant pour domaine les éléments subtils, sont essentiellement des désirs de sensations, forme, goût et autres.
Mais si l'apparition des réactions est l'indice chez l'être asservi de la disparition de la saveur de la suprême énergie, pourquoi dites-vous que cet être est l'objet dont jouit l'ensemble des énergies ? L'auteur répond :
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Et pour lui ces énergies sont toujours empressées à voiler son essence car les réactions ne surgiraient pas si elles n'étaient pas intimement liées aux mots. (47)
Et, dans ce sutra, annonce une autre conclusion qui élimine le doute.
Les énergies précédemment mentionnées, surgissant sans arrêt, expliquent l'absence d'une parfaite prise de conscience, absence qui voile l'essence divine d'un tel esclave, bien que cette essence soit la lumineuse paroi sur laquelle se reflètent les énergies.
Aussi longtemps que l'être asservi ne reconnaît pas sa propre essence identique à la saveur de l'ambroisie suprême, ces énergies s'empressent à la recouvrir car l'apparition de réactions sous forme d'un flot de connaissances avec ou sans vikalpa n'a lieu qu'associée à des mots ou sous l'aspect interne et subtil de connaissances variées ou encore sous l'aspect du langage conventionnel : sans ces mots, l'apparition des notions ne pourrait se produire.
Et même si les animaux sont privés des signes conventionnels du langage, ils ont une prise de conscience qu'un signe de tête, par exemple, communique, signe qui indique un consentement intérieur. Sinon, un enfant ne pourrait saisir une première fois la convention verbale s'il était dépourvu de toute prise de conscience intérieure. Il est évident que chacun a l'expérience directe et personnelle des notions associées aux mots ordinaires.
Bhatta Kallata
Les énergies mentionnées telles Brahmi et autres déesses, sont toujours ardentes pour cacher à cet homme sa nature propre car jamais ne surgissent réactions ou connaissances sans le support des mots.