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BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja









PARAMASIVA, L'INEFFABLE

Source : Le Vijnana Bhairava traduit et commenté par Lilian Silburn

Les cycles de la progression mystique par L Silburn

NEUVIÈME CYCLE - RÉALISATION DU SOI ABSOLU. CONNAISSANCE DE L'UN

Le yogi pénètre maintenant dans la Réalité plénière, Bhairava ou le Soi cosmique et, de même qu'il se tenait à la source de l'énergie de volonté au cycle précédent, il demeure ici à la source du sujet et de l'objet, toujours attentif à leur union (106), c'est-à-dire à la source indivise de l'énergie de connaissance ; de là il répandra la connaissance suprême jusque dans son activité et d'abord dans l'acte même de connaissance au moment où il appréhende la conscience dans le corps d'autrui comme en son propre corps (107), indice que les limites de son corps se sont totalement effacées et qu'il a pour corps la totalité cosmique. Le Soi fulgurant du sloka 76 se perd alors dans le Soi absolu ou Bhairava pleinement réalisé (108) et doué de ses énergies manifestées. Cette plongée se fait en deux temps : le premier instant de parfaite plénitude est Siva transcendant ; le second, propre à l'Énergie, est. pénétré d'omniscience et de toute-puissance ; ce dernier seul, nous dit Abhinavagupta, doit faire l'objet d'un exercice ininterrompu ; ce qui signifie que le yogi qui a reconnu son identité à Siva doit ensuite en prendre conscience intégrale en affermissant la certitude qu'il a de posséder les attributs divins d'omniscience, d'omnipotence et autres (109).

Tandis qu'en turya il résidait précédemment à la source de l'énergie et percevait le Soi comme la cause de sa félicité, désormais, grâce à l'énergie de connaissance, il le considère comme le Bhairava suprême dont l'univers procède (110) et le monde qu'en turyatita il acceptera dans tous ses aspects n'est plus à ses yeux « que les ondes qui émanent de la mer de sa propre Conscience ». Néanmoins cette réalisation ne peut être complète tant qu'il n'a pas surmonté un dernier obstacle : l'effervescence de l'énergie. Cette effervescence, qui n'est pas sans jouer un rôle de premier ordre dans la voie de l'énergie, fait maintenant obstruction à l'intuition de l'Un (kaivalya). Elle se produit chez un yogi qui, plongé dans l'extase du Quatrième état, n'est pas capable de prendre connaissance de ce qui l'entoure ou de réagir à son égard lorsqu'il est pressé de le faire, signe que subsiste une certaine dysharmonie entre l'extase et la vie ordinaire. Dès que l'effervescence a définitivement disparu, la Merveille bhairavienne (vapus), en tant que réalisation ininterrompue et spontanée du Soi, règne pour toujours (111-112).

De nouveau, grâce à l'attitude krama, le yogi qui regarde fixement ne voit plus ni Siva dans le monde (comme au sloka 101) ni le monde en Siva (sl. 102) mais l'exclusivité de l'Un (113). Puis il pénètre dans l'éternel brahman ou harmonie universelle grâce à la concentration de toute son énergie spirituelle indifférenciée (bindu) (114) et le résultat obtenu au moment où le cycle s'achève est la dissolution de la pensée empirique, celle-ci étant incompatible avec l'intuition globale exempte de dualité (115).


DIXIÈME CYCLE - ILLUMINATION SUPRÊME ET ÉGALISATION - RÉHABILITATION DE LA PENSÉE ET DES ORGANES ET LIBERTÉ ABSOLUE

Ce cycle au cours duquel le jnanin atteint la parfaite harmonie entre intériorité et extériorité commence par le refrain qui réhabilite la pensée divinisée, laquelle, partout où elle se dirige, que ce soit vers l'extérieur ou vers l'intérieur, ne rencontre que le seul Bhairava (116), la Conscience uniformément répandue.

Par un brusque retournement propre au grand mystique, qui fermement établi dans l'unique Bhairava domine toute chose, la Conscience absolue (caitanya) de Bhairava omniprésent se déverse maintenant sur le monde entier par l'intermédiaire des organes sensoriels divinisés (117) ainsi que sur les émotions et impressions de la vie ordinaire sans même que l'immobilisation de la pensée soit requise (118) ; elle se répand aussi sur le souvenir (119) et sur la connaissance des objets accompagnée de pensée, parce que tout se résorbe perpétuellement et sans effort dans la vacuité infinie, c'est-à-dire l'égalité de toute forme d'existence et qu'il n'existe plus la moindre différence entre la pensée (citta, manas) et l'énergie supramentale (unmana). C'est en effet par la pensée même qu'on atteint désormais unmana, la distinction entre extase et activité pratique ayant disparu. A son acmé, la Conscience épanouie se manifeste dans l'intuition jaillissant d'un cœur plein d'un universel amour, le jnanin n'éprouvant en toutes circonstances que l'Énergie du Dieu d'amour, Siva-le-Bienfaisant (121).

Pas plus que la pensée ou les organes sensoriels, les objets ne forment un obstacle pour celui qui a la Vision ininterrompue de la Réalité et qui, devenu le réceptacle même de la Vacuité (120), les plonge à son gré dans cette vacuité bien apaisée (122) ; car même s'il regarde un objet ou l'univers, sa pensée s'en détourne spontanément (120). Mieux encore, même s'il jouit de la connaissance de cet objet, il entre dans la paix la plus parfaite (121). Parvenu à cette étape, le jnanin en turyatita baigne dans l'Un ou le Tout indivis dont rien n'est séparé et que notre Tantra appelle Réalité bhairavienne ou brahmique, seule pureté véritable, égale chez tous les êtres (124). Telle est maintenant la jonction parfaite des extrêmes du pur et de l'impur, de l'attachement et de la répulsion (123-126), ou la Conscience émerveillée du Soi par laquelle on réalise, dans tous les domaines et impartialement, le brahman jusque dans les sentiments et les activités pratiques ; et, par la plénitude de ce brahman, on accède à la béatitude cosmique (125), celle que Abhinavagupta désigne par le terme jagadananda.

Ici commence un dernier approfondissement de la vie mystique qui mène à l'illumination cosmique (bodha) : le jnanin s'efforce de réaliser, au moyen de bhavana, la nature inconnaissable, insaisissable et exempte d'attribut de Bhairava dans le but de s'identifier à l'ineffable Paramasiva. Il s'exerce en cette fin sur l'espace éternel et vide pour conclure que la Conscience indifférenciée est bien au-delà de l'espace (128). A l'issue de cette compréhension, il est apte à quitter en un instant l'objet quel qu'il soit vers lequel sa pensée se dirige, à l'aide de cette pensée même (129). Comparé au mystique du sloka 62, ce jnanin possède une véritable maîtrise du vide interstitiel ainsi que de tout objet ; en outre sa pensée (manas) y prend une part active ; c'est que, sans perdre la plénitude de la Conscience indifférenciée, le jnanin se sert de l'activité d'illusion pour délimiter l'être total, sinon il ne pourrait agir en vue de buts pratiques. Mais cette activité se déploie comme le libre jeu de ses organes et de sa pensée divinisés. A la fin de ce cycle, tout ondoiement a disparu pour toujours.


ONZIÈME CYCLE - BHAIRAVA APAISÉ OU PARAMASIVA INEFFABLE DONT LA LIBERTÉ SE MANIFESTE PLEINEMENT

Le jnanin parvient maintenant à Bhairava suprêmement apaisé, lequel engloutit la multiplicité phénoménale ; d'après l'étymologie mystique du terme, il est celui qui, grâce à la conscience de soi, réfléchit tout, donne tout et pénètre l'univers entier (130). Ainsi ce Bhairava apaisé ne doit pas être conçu comme retranché du reste des choses, étant donné que « le corps cosmique (vapus) de Bhairava est ce en quoi se manifeste un nombre infini de créations et de dissolutions ».

Même si l'on se dit : « tout cet univers est mien » le Je s'opposant en quelque sorte à l'univers, la pensée n'en accède pas moins à ce qui n'a pas de fondement, sans que la paix en soit troublée (131). Puis à nouveau, mais pour la dernière fois, la Réalisation (bhavana) ouvre la voie à une parfaite compréhension : sachant que tout lui appartient, qu'il est éternel, souverain universel et foncièrement libre, puisqu'il n'a d'autre support que lui-même, le mystique a la révélation du Sens ultime (132). C'est un libéré vivant (jivanmukta) parce qu'il jouit également de l'expérience spirituelle intégrale dont il a vécu substantiellement tous les aspects ainsi que de la pleine connaissance de ce qu'elle impliques. Ou plus précisément, il a réalisé le Soi pour lui-même et pour les autres, puis, devenu le maître de cette réalisation, sa pensée étant bien illuminée, il peut la communiquer à ses disciples.

Après l'épanouissement d'un univers apaisé, succède une phase d'intériorisation : on prend conscience que le Soi est libre de toute modalité ; et puisqu'il n'est pas doué de l'attribut connaissance le connaissable ou le monde qui dépend de celle-ci n'a plus aucun fondement. L'univers est donc vide ; simple spectacle de magie ou reflet dans le pur intellect divin, il ne peut ébranler la paix de l'unique Sujet conscient indifférencié (133-135) qui, résidant au Centre, ignore les extrêmes que sont lien et délivrance et ne voit que la Liberté infinie du jeu de sa propre énergie. Du fait que ce libéré vivant possède un corps et des organes, il éprouve plaisir et douleur, etc. mais, parfaitement détaché de ces organes, il repose dans le Soi cosmique (136).

On assiste aussitôt après à la plus parfaite des kramamudra samata, harmonie achevée entre le Soi et l'univers. Alors qu'au cycle précédent le yogi contractait l'énergie en lui-même en se tenant vigilant à la source du sujet et de l'objet (106), avec le 137 « toute chose est illuminée par la Connaissance du Soi et le Soi est illuminé par toute chose ». En effet le Soi cosmique se révèle partout uniformément et par l'intermédiaire de tout ce qui existe, en quelque forme que ce soit. Paramasiva est la Totalité cosmique saisie sous tous ses aspects ; connaissance et connu n'étant plus seulement appréhendés en leur source indivise (turya) mais en leur plein déploiement et comme ne faisant qu'un (turyatita). Telle est l'identité de vimarsa et de prakasa en Paramasiva, identité qui marque de son sceau le jivanmukta.

En guise de conclusion et dernier écho du cycle ouvert au 94, lui répondant à une profondeur insondable, on laisse derrière soi en quelque sorte la révélation de l'atman : pensée empirique, conscience intériorisée, énergie en tant que voie vers Siva et le Soi s'effacent pour faire place à la Merveille indifférenciée (vapus) ou Bhairava cosmique (138), ce quatuor étant ce qui limitait, à des niveaux différents, l'unicité du Tout. Il n'y a plus désormais de non-réalisation du Soi, durant l'activité de la veille ou l'inconscience du sommeil, qui ferait contraste avec la réalisation en turya, mais un seul état ininterrompu, turyatita ou modalité bhairavienne. Au-delà, nous sombrons en Paramasiva, l'ineffable.