MANTRA
La Maharthamanjari de Mahesvarananda - Traduction et commentaires de Lilian Silburn
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Réflexion (manana) sur sa propre omniprésence, protection (trana) contre la peur de sa propre limite, voilà l'intuition indicible où s'abîme toute pensée dualisante signifiée par le mot mantra.
Le poète aborde l'étude d'une autre forme de vibration, celle du mantra, formule mystique.
Selon une étymologie très répandue chez les écrivains de l'école, le mantra est mananatranarupa : manana, connaissance totale, exacte et omnisciente, expérience directe, libre de toute relation objective et donc de dualité. Goraksa la définit Vimarsasakti, énergie de prise de conscience, conscience de soi et de l'univers. Tra, le mantra offre protection contre toute limite et sauve de l'esclavage du samsara.
La formule mystique apparaît donc comme une intuition (anubhuti) associée à l'énergie spirituelle, qu'il faut éprouver en son propre cœur, comportant épanouissement, diffusion intense de sa glorieuse souveraineté lorsque le Soi, émerveillé de sa propre essence, la saisit comme sous-jacente à toute chose. De la sorte le mantra fait échec à la rétraction en soi-même (samkoca), en fendant ce noyau fermé et en lui permettant de s'épandre à l'infini.
Ksemaraja montre d'ailleurs que notre propre limitation ne diffère pas de Siva : La contraction aussi, examinée attentivement, est identique à la Conscience absolue, sinon elle ne serait rien.
La formule mystique non seulement fraie la voie à l'illumination en écartant ce qui y fait obstacle, les pensées dualisantes, mais encore, par delà l'illumination, elle permet la réalisation cosmique en tant que vibration universelle (dhvani), car elle est essentiellement vibration de la conscience et c'est en vibrant que la conscience s'éveille.
Afin de prouver que le mantra est une énergie vibrante inséparable de la conscience et touchant à la force profonde qui nous anime, Mahesvarananda cite nombre de textes, d'abord les Sivasutra pour lesquels la pensée (du yogi) devient un mantra (II. 1) ; il ne s'agit pas de n'importe quelle pensée puisque nous sommes au niveau de la pure énergie, mais d'une pensée en acte, prise de conscience fulgurante qui conduit à l'efficience de la formule (mantravirya).
Le Rajarajabhattaraka : Le mantra n'est pas une combinaison de phonèmes, ni le corps du (dieu) à dix bras ou à cinq visages. Le mantra est la fulguration de la résonance subtile se produisant au tout début de l'intention de le formuler. Si l'on demeure à la source même de l'efficience, dans l'ébranlement du désir, avant que l'intention prenne corps, c'est à ce moment que la vibration intime jaillit, imprévisible.
Le Vijnanabhairava : En vérité cette réalisation qu'on réalise encore et encore à l'intérieur de la suprême Réalité, voici la prière indistinctement murmurée. De même on doit considérer ce qui est récité comme une résonance spontanée consistant en une formule mystique.
L'illustre Stotra : Lorsque le mantra, rayon destructeur du feu de la Conscience absolue, a flétri les pensées dualisantes de la conscience empirique, il apparaît dans tout son éclat. C'est lui qui met un terme à la transmigration et à la différenciation.
Dans sa Kramakeli, Abhinavagupta pose l'identité conscience-mantra : La Bienheureuse énergie de la Conscience, dit-il, est elle-même la formule. (Il serait donc faux de dire que le mantra lui appartient).
Selon la Srikanthiyasamhita, l'énergie consciente constitue la vie des mantra ; sans l'effort spontané du yogi qui anime la formule de son énergie spirituelle au moment où il la comprend, le mantra resterait inefficace ; mantra et récitateur doivent participer tous deux à cette énergie.
Le Sarvajnanottara met en garde contre la confusion du mantra récité, simple assemblage de mots dépourvu d'efficience, et le mantra intérieur qui n'est pas une récitation mais une vibration de la conscience. Parce que les dieux et les gandharva présomptueux prirent le mantra pour une récitation mécanique, ils furent victimes de l'illusion.
S'il est vrai que la formule n'a de pouvoir que par la force spirituelle qui l'anime, il lui faut en outre s'élever par delà le niveau individuel et atteindre celui de la conscience universelle ; alors n'importe quelle activité de la parole apparaîtra comme une réalisation mystique du mantra et donc parole suprême puisqu'elle est essentiellement une intuition à portée universelle. Ainsi tout devient expression de Siva d'après Bhattanarayana : Quelle est la parole qui ne Te désigne, ô Tout-puissant ! Et tout ce que profère le libéré vivant est parole sacrée. Les moindres mots de sa conversation ordinaire sont des mantra doués d'omniscience et de puissance comme Siva même, et rendus denses par la réalité qu'ils expriment. Mieux encore, cet être libre créé ce qu'il nomme, car il a plein pouvoir sur la vibration qui constitue l'essence des choses, tout dans ce système étant vibration, résonance et, en dernière analyse, énergie spirituelle dont l'efficience est d'ordre cosmique.
Dès qu'il a atteint le Cœur ou le Je sans artifice (akrtrima] en s'identifiant à la vibration ultime, il se tient à la source de l'efficience totale, dans la fulguration de la Lumière, et les mantra réalisent pour lui ses moindres désirs. Il vit donc en l'énergie même des formules, c'est-à-dire dans la Parole suprême.