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BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja









Mahakala

Source : Hymnes aux Kali, la roue des énergies divines de Lilian Silburn – commentaires

THÈMES ESSENTIELS DU SYSTÈME KRAMA

Dès les premiers mots de son Srikalikastotra, hymne à la louange des énergies dénommées kali, Sivanandanatha pose la non-dualité absolue, la Conscience totale qui embrasse forme et sans forme, être et non-être, bien et mal, et hors de laquelle il n’y a rien, tout son système étant résumé par l’expression niruttarasahaja, spontanéité du sans-égal ou du sans réplique, selon les divers sens du terme : l’Unique qui est le Tout, la Conscience incomparable qui seule existe ; unique et prenant l’aspect du multiple, on la qualifie de sans-second (advaya) du fait qu’elle exclut l’autre, d’incomparable (asama), de splendeur suprême (dhaman). Elle est la divinité dite niruttara, terme composé de nir, privatif et uttara le plus haut de deux, d’où « ce qui n’est pas le plus haut de deux », ceci non pas dans le sens d’inférieur à deux mais parce que la divinité étant seule et unique, elle n’a rien à transcender. Anuttara désigne ainsi l’ineffable domaine « où inférieur et supérieur n’ont plus cours ».

Et pour plus de sûreté, de peur qu’on se méprenne malgré les éclaircissements, Sivananda précise à la stance 18 niruttaratara, elle surpasse l’insurpassé, elle est donc par-delà ce qui n’a pas de supérieur, cette expression niant ainsi sa transcendance par rapport à quoi que ce soit ; en effet elle contient tout, sans aucune dualité de contenant à contenu, sans aucune différenciation d’intérieur-extérieur, car autre qu’elle, c’est elle encore et toujours. Nous verrons que la Conscience est tout : louange, loué et laudateur.

Ksemaraja, s’élevant contre la théorie qui soutient l’irréalité du monde manifesté, dit expressément que le Seigneur se révèle en tant qu'anuttara du Trika sous forme de la triple énergie supérieure, intermédiaire et inférieure en manifestant simultanément la différenciation propre à la veille, au rêve, et aussi sa propre indifférenciation à l’intérieur même de ces états variés. Son maître, Abhinavagupta, écrivit l’Anuttarastika, huit stances en l’honneur de l’absolu où se trouve condensée sa doctrine de la non-dualité ; l'anuttara y prend le sens de Réalité unique, indicible Conscience de Bhairava qui existe à jamais et se répand de façon spontanée en toute liberté. Il compare l’apparition de la Lumière consciente au dépôt d’un fardeau et y voit « l’acquisition d’un trésor oublié : le royaume de l’universelle absence de dualité ».

Un autre mot parallèle à anuttara insiste sur l’aspect de sans-second, ekavira, unique et qui ne tolère pas de second, sans analogue ni opposé, il est le seul. Rien ne lui est semblable, extérieur, indépendant, ni même subordonné. Unicité propre à la Conscience absolue, le Tout, c’est Paramasiva doué de ses énergies entièrement déployées.

Un tel non-dualisme se montre aussi large qu’intransigeant puisqu’il n’y a rien d’autre que l’Un. Dès lors la dualité est sapée à la base, et pourtant l'advaya ainsi entendu n’est pas exclusif à la manière de celui de Sankara qui considère liens et devenir comme une pure illusion. Abhinavagupta par contre ne rejette rien hors de l’absolu, pas même les liens, l’illusion n’étant qu’une forme de l’énergie créatrice.

L’école Krama part de l’expérience mystique intégrale, expérience d’ordre pratique sans rien de théorique, sans théologie ni morale, et construit autour d’elle un système axé sur l’Énergie-Conscience. Bien que rares soient les documents, et éparses les données qui nous sont parvenues, j’essaierai d’en articuler brièvement les éléments.

Et d’abord l’essentiel du système comme je viens de le montrer réside dans l’unicité de la Conscience, énergie totale, Siva et la divine énergie ne se tiennent-ils pas toujours enlacés ? Ce qui signifie que notre propre énergie ne peut ni ne doit jamais se séparer de Siva, pure conscience indifférenciée, et qu’immergée en lui, elle ne doit se dépenser qu’en lui seul.

La Réalité ultime étant essentiellement conscience, peu importe que le Trika et la Pratyabhijna l’appellent Paramasiva en qui Siva et son énergie ne font qu’un, ou que le Krama la nomme Kalasamkarsini, Kali, selon leur désir de mettre en valeur Siva ou son énergie. Mais en fait il n’y a pas suprématie de Siva par rapport à l’énergie ou inversement, puisque Siva et l’énergie sont inséparables. C’est sur la voie seulement que l’énergie joue souvent le rôle principal ; mais à l’arrivée il n’y a que plénitude de la divinité totale, l’indicible Splendeur.

Un autre point que souligne Sivananda concerne une très ancienne notion de l'Inde, mahakala le grand temps destructeur devenu l’un des noms de Siva. Selon le Srikalikastotra, Siva-mahakala désigne l’essence du temps que la déesse Conscience fractionne en douze kali puis qu’elle fait briller en elle-même. Par sa volonté le temps indivis, Mahakala ou l’effroyable Bhairava, engendre le monde entier mais abolit également la différenciation qu’il a émise quand la grande kali qui dessèche le temps omnidévorant le châtie d’une terrible manière.

Ainsi le temps se montre en sa parfaite ambivalence puisque, indivis par essence, il revêt l’aspect d’une succession asservissante, source d’un devenir fluctuant et douloureux. Mais si dans son œuvre destructrice et fatale il mine la vie humaine d’instant en instant, c’est à même l’instant aussi que l’on retrouve son essence primordiale. Les cycles des douze kali servent précisément à ressaisir le temps en sa réalité, l’éternel et immuable Siva.

A cette fin, et contrairement au Trika qui explique toujours l’inférieur par le supérieur, le Krama qui insiste davantage sur la pratique suit une marche ascendante, c’est-à-dire va de l’énergie telle qu’elle se présente à nous, fragmentée dans l’espace et dans le temps, jusqu’à l’énergie transfigurée. Alors le temps maudit, hideux, sans changer de nom, va recouvrer son essence de mahakala, Temps suprême, indivis, ou celle de kali énergie divine qui engendre le temps mais qui également le pressure pour en extraire la moelle quand elle revêt la forme de kalasamkarsini.

Siva apparaît donc comme le danseur qui par les mouvements de son énergie ordonne les rythmes temporels et dispose les directions spatiales. Cette même énergie, qui ne fait qu’un avec lui, va permettre à l’homme attentif à ses rythmes de se fondre en Siva-mahakala et de parvenir enfin à l’ultime Kali.

Puisque le système Mahartha-Krama nous propose comme but la conquête de nos énergies prisonnières du temps, on comprend le rôle primordial qu’il attribue à la succession temporelle (krama). Lorsqu’on la connait bien, on peut la surmonter gràce au geste mystique qui appose au devenir le sceau de l’immuable, cette kramamudra auquel le système doit son nom.

Les moyens pour atteindre ce but se ramènent à deux : intensifier et magnifier l’énergie, en particulier à l’aide de l’union sexuelle, et s’exercer à une discrimination subtile associée à une analyse du discontinu afin d’éliminer notre conception de la durée et de prendre conscience que le vide nous est, à chaque instant, offert. Il suffit donc de transcender l’alternative (vikalpa) ou l’hésitation entre saisir et repousser qui use nos forces et engendre l’impression de durer en nous rivant au devenir. La purification des vikalpa qui facilite la convergence des forces bannit la confusion et le trouble au profit d’une évidence totale et définitive.

Un tel exercice relève donc de la voie de la connaissance qui implique une grande vigilance en vue du déploiement de l’énergie intensifiée et purifiée. Et cette vigilance tend au vide car les kali se présentent souvent sous forme d’énergies vacuitantes qui s’opposent aux habitudes invétérées du moi. Ceci nous conduit à une étude des puissances négatrices illustrées par le feu de la Conscience qui consume le multiple et livre accès à l’absolu quand se creuse le vide interstitiel entre deux modalités conscientes. Nous verrons que certaines des kali sont comparées à des flammes dévorantes, à un immense brasier ou à une flamme apaisée. Ces images sont d’autant plus précieuses que le feu disparaît sans laisser la moindre trace après avoir consumé son combustible, comme les kali dans l'ultime Kali. Entendons Vide également en un autre sens, car ce que l'on prétend détruire est dépourvu d’existence, ce ne sont que limites artificielles surajoutées à la Conscience et que celle-ci renferme. Qu’elle déferle sur ces limites, les engloutisse, il n’y aura plus que Conscience.

Si l'homme ordinaire se plait aux limites et à la multiplicité qu’il appréhende, le yogi ne voit, lui, que la Conscience et ses énergies. Illusoires sont les limites mais réelles les énergies divines. Ces énergies sont identiques à la divinité comme les énergies ignées, chaleur, luminosité et autres sont inséparables du feu, ou les rayons solaires du soleil. Nos puissances qui s’étalent en ondes vibrantes, irradiations de l'essence, lorsqu’elles sont toutes réunies et prises en leur indifférenciation originelle, constituent notre liberté. C’est par jeu que la libre énergie de Siva se diversifie en un univers infiniment varié et pourtant non-différent du support en lequel, simple reflet, il se manifeste.

Un autre symbole éminemment dynamique caractérise le système Krama, celui de 1’ineffable Roue de la conscience (l'anakhyacakra). En elle se trouvent harmonieusement agencées les diverses roues des énergies, entre autres la roue à douze rayons ou douze kali ; leur ensemble permet de situer l’expérience humaine en sa totalité et de montrer que l'homme et l'univers ne font qu’un. Ainsi le système des kali a l'avantage de contenir à la fois théorie et pratique, flux et reflux de l'énergie, lien et délivrance, yoga avec ou sans effort, et de décrire les phases mystiques essentielles, de façon précise, chacune d’elles offrant une ouverture vers l'infini.