SIVASUTRA ET VIMARSINI DE KSEMARAJA
Lilian Silburn - Diffusion de Boccard - PARIS
1 - LA CONSCIENCE EST LE soi. Comment alors y a-t-il servitude ?
ANALYSE DES SIVASUTRA ET DE LEUR COMMENTAIRE
CHAPITRE PREMIER
Selon une première interprétation, la Conscience qui a pour essence la liberté est le Soi, et seul Paramasiva a la liberté absolue de connaître et de réaliser tout ce qu'il veut.
Évoquant ce sûtra dans son Tantrâloka (I, 28) Abhinavagupta identifie la Conscience à la liberté au-delà de toute distinction, et Jayaratha précise : la Conscience qui a pour nature propre la souveraineté n'est que liberté ; les différenciations comme l'éternité, l'omniprésence, même si elles l'accompagnent, ne la concernent nullement.
La Conscience universelle est la Réalité ultime, exempte de toute limite ou contingence (upâdhi) comme le corps, la pensée ou quelque contenu objectif ; elle ne dépend de rien. Brillant de son propre éclat, elle est puissance et fécondité infinies. Renfermant tout en elle-même, seule elle existe vraiment car n'a d'existence propre que ce qui se manifeste indépendamment de tout autre chose. Grâce à la Conscience brillent les choses soi-disant existantes — comme pot, corps, souffle, états psychiques qui, dénués de conscience et d'existence-en-soi, ne seraient rien sans elle. En effet, tout ce qui est privé de conscience n'a pas d'être séparé ou indépendant. Les êtres inconscients, inexistants par eux-mêmes, doivent leur être à la lumière consciente (prakâsa), seule indépendante et qui se manifeste tantôt comme soi, tantôt comme non-soi.
Dans la mesure où ces choses sont inconscientes, inexistantes, surgit le limité, le multiple ; mais la multiplicité est irréelle en tant que telle, car la variété que saisissent les êtres conscients est opérée par eux-mêmes lorsqu'ils distinguent de façon dualisante corps, objets connus et autres contingences — vision superficielle et arbitraire du non-soi, dont le yogin doit se libérer. C'est uniquement parce que la variété des choses se manifeste sur le fond de conscience propre au sujet que celui-ci perçoit la multiplicité ; et. en contrepoint, la multiplicité n'a d'autre réalité que la seule Conscience.
Abhinavagupta explique dans son commentaire à la Pratya-bhijnâkârikâ d'Utpaladeva qu'on ne peut attribuer de diversité à la Conscience en raison de la diversité des choses puisque les choses sont essentiellement identiques à la Conscience, sinon leur diversité produirait une diversité à l'intérieur de la Conscience alors que leur diversité, nous l'avons vu, procède uniquement de la Conscience.
Parallèlement on montre qu'on ne peut attribuer au Soi une différenciation de nature. Ce fond de conscience propre au sujet, que nous avons envisagé plus haut, n'étant autre que la Conscience, tous les sujets n'en font qu'un et ce Sujet se caractérise par la vie et la conscience. Soutenir la thèse de soi différenciés signifierait que le Soi se transforme, passe de la conscience à l'inconscience : il cesserait alors d'exister sous sa forme propre, ce qui est exclu puisque sa forme est conscience, la seule réalité possible. Toute réalité autre que la conscience ne peut jamais devenir consciente, c'est-à-dire éprouver un caractère étranger à sa nature.
Enfin les limites spatiales et temporelles ne peuvent introduire une différenciation à l'intérieur de l'universelle Conscience car elles ne sont, elles aussi, que la manifestation de la lumière consciente à laquelle elles sont identiques.
Ainsi la Réalité ultime de toute chose se révèle comme Conscience. Et ceci dans une perspective ontologique profonde que le sivaïsme kasmîrien a bien mise en évidence et qui se résume d'un mot : tout ce qui est manifesté n'est que l'expression de la souveraine liberté de la Conscience (svâtanîrya).
Cette liberté selon la définition qu'en donne Abhinavagupta suscite par sa puissance unifiante (anusamdhâna) la diversité à même l'unité et l'unité à même la diversité.
Deuxième interprétation : le Soi est la Conscience.
Le Soi n'est que lumière (prakâsa), l'unité ultime des états subjectifs caractérisés par la liberté. Si à tort on l'identifie au corps, au souffle et à d'autres contingences, ces idées erronées elles-mêmes participent à la conscience, vibrent en elle ; l'artifice, le falsifié ayant pour support le Je sans artifice et spontané.