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BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja









La grande illumination

Source : Vatulanatha sutra avec le commentaire d'Anantasaktipada traduit et commenté par Lilian Silburn

SUTRA 11
Lors de l'apparition des cinq comportements il y a ensevelissement sans progression

Ces cinq comportements, sont qualifiés par les expressions dénué de support, sans fixité, insensé, omni-dévorant et omni-pénétrant.

Leur apparition ou déploiement, c'est leur épanouissement qui surgit de l'intérieur du groupe des énergies déterminées et indéterminées. A cette occasion se manifeste l'ensevelissement sans progression, l'absorption transcendante qui échappe au dépassement continu, à l'inverse des ensevelissements propres à l'âme individuelle, à l'énergie et au Seigneur.

Je vais décrire en détail et dans l'ordre ces cinq comportements :

Anasrita, exempte de fondement, parce qu'elle n'a pas de support, est une activité toujours prête à résorber en elle-même ses propres objets, et du fait qu'elle va dans les territoires des conduits creux de l'oreille, elle est comparable à l'éther suprême.

Et avadhuta, sans fixité, agitée en raison de sa nature indéterminée, est une fonction bien éveillée afin de saisir ce qui s'absorbe en elle par l'entremise de l'énergie visuelle, laquelle est apte à se mouvoir en tous lieux.

Unmatta, insensée, (Signifie également incapable de raisonner, homme à l'esprit égaré, ivre, intoxiqué. Mais il s'agit ici du libéré qui, baignant dans la plénitude, est affranchi de doutes et de soucis.) étant aussi indépendante qu'un fou, est prête à s'emparer de ses objets sans distinguer ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas.

Sarvabhaksya, qui dévore tout, prête à dévorer les catégories de ses propres objets d'absorption, désigne l'activité qui est habituée à engloutir sans discrimination tout mets préparé.

Et sarvavyapika, omnipénétrante du fait qu'elle pénètre en toute chose, est une activité bien éveillée afin de s'approprier tous les contacts par l'intermédiaire du fonctionnement de la peau.

Telle est l'apparition des cinq comportements (11).

Après avoir décrit l'un à la suite de l'autre ces comportements qui s'accomplissent de façon ininterrompue, les yogini expliquent maintenant la révélation qui concerne l'indifférence à l'égard du mérite et du démérite, indifférence qui résulte d'un séjour permanent dans la Lumière d'une Connaissance libre de signe distinctif :


SUTRA 12
Grâce à l'ensevelissement dans la grande illumination il y a détachement à l'égard de mérite et démérite

La grande illumination que ne polluent pas les impuretés des notions analytiques et synthétiques de connaisseur, connaissance et connu, est réalisée de façon immédiate par l'entremise des grands Maîtres spirituels.

Elle se présente comme la manifestation de ce Séjour non-localisé, exempt de tout signe caractéristique et qui est d'un calme infini.

Elle est par essence la Connaissance plus suprême que suprême puisqu'elle transcende succession et simultanéité (donc intemporelle).

L'ensevelissement dans cette illumination est une fulguration par identification à elle, selon un processus continu et inflexible, sans l'aide d'aucun instrument, et résulte du rejet total d'abandon et d'appropriation, en se fixant là où l'on se trouve (Par maintien du statu quo, c'est dire qu'on demeure bien absorbé et inébranlable quelles que soient les circonstances. Point vital de l'expérience mystique.).

De cet ensevelissement dans la suprême illumination surgit le détachement, à savoir l'affranchissement ou le déliement à l'égard du mérite et du démérite, cette dualité d'actes que caractérisent la vertu et le vice et qui sont aptes à donner leur double fruit respectif.

Cette grande liberté transcende le couple suivant : lien et affranchissement, et se tient toujours à portée de l'éminent héros comme un fruit amalaka sur la paume de la main. Ce héros, quel qu'il soit, dont la naissance est la dernière, même s'il demeure en vie sur cette terre du devenir, jouit continuellement de la saveur de l'expérience inartificielle jusqu'à complet assouvissement. Tel est le sens (12).


Commentaires de Lilian Silburn

SUTRA 11

Le onzième sutra exalte la gloire du Soi qui s'épanche dans les activités extraverties ; il décrit le comportement du Héros, dont les énergies déifiées s'avèrent souverainement libres puisqu'elles ne dépendent pas de supports objectifs limités. De façon paradoxale, c'est parce que les organes ne témoignent plus d'aucun attachement à l'égard des objets qu'ils s'en emparent avec intensité et sans discernements.

Le commentaire essaie de dépeindre la libre spontanéité à la joie bondissante et sans frein de celui qui a secoué le joug des limitations corporelles et mentales. Les cinq comportements du libéré vivant rappellent les pouvoirs surnaturels (kaulikasiddhi) qui, dans le Trika, prennent un sens tout nouveau : anima et mahima, par exemple, n'apparaissent plus comme les facultés de devenir respectivement minuscule ou immense, mais consistent, pour la première, à intérioriser toute chose en soi-même et, pour la seconde, à remplir l'univers de sa propre conscience.

Ces cinq énergies ne figurent nulle part, à notre connaissance dans l'ordre où nous les trouvons ici, à savoir : anasrita, avadhuta, unmatta, sarvabhaksya et sarvavyapika. Les anciens Agama, il est vrai, énumèrent des séries d'énergies subtiles et indescriptibles telles anasrita, ananta, vyomarupa et vyapini, cette dernière correspondant au grand vide (mahasunya).

Ces énergies déifiées sur lesquelles nous ne savons que peu de choses ont un trait commun : elles sont toutes des activités dévorantes et très éveillées, à la vive sensibilité, prêtes à bondir sur leurs objets respectifs en une saisie fulgurante de la réalité immédiate. Bien centrées en elle-mêmes, elles ne se dirigent pas vers les choses mais les avalent sans hésiter à mesure qu'elles se présentent puisque conflit ou choix impliquerait une dichotomie (vikalpa) qui n'existe plus. La pensée est en effet vide de structures, de symboles et de mots ; elle ne résiste pas, ne blâme pas, ne juge pas, elle ne rejette ni n'accepte, mais toujours accueillante et alerte, elle vit d'instant en instant en pleine nouveauté. Elle ne fournit plus d'effort ni ne poursuit de but car elle a réalisé le but ultime : la fusion entre celui qui s'efforce et l'objet qu'il cherche à atteindre. A ce haut degré de vie spirituelle il n'y a place pour aucun ensevelissement progressif qui supposerait effort et processus dans le temps.

La plupart des systèmes philosophiques admettent des phases bien définies de l'expérience mystique ainsi qu'une gradation de moyens qui mènent à l'assaut de l'infini. Voici, selon Abhinavagupta de quelle manière on pénètre progressivement dans sa propre essence :

« Après avoir dépassé les nombreuses pratiques d'ordre physiologique qu'offre la voie inférieure propre à l'âme ordinaire (anava), le yogi demeure dans un recueillement ininterrompu et s'efforce de s'absorber dans l'énergie divine ; telle est la seconde voie, celle de l'énergie (sakta). Puis, à l'aide de cette énergie, il plonge en Siva sans effort grâce à la troisième voie qui est propre à Siva (sambhava). Cette succession d'étapes permet d'atteindre bhairava qui est toujours plein des grands rayons de la Conscience. A la fin quand on entre dans sa propre essence (svatma), surgit la chose qui ne dépend d'aucun moyen, chose éternelle, d'ordre cosmique, pleine d'universelle essence. »

C'est alors que se produit un brusque renversement ou rebroussement qu'Anantasaktipada nomme pratyavrlli, le retour de la Conscience sur elle-même, sa révolution totale. A ce moment-là, eût-on parcouru pour s'élever toute une suite d'étapes, on s'apercevrait à l'arrivée qu'au fond il n'y a pas eu d'étape, car, à chaque instant, à n'importe quelle étape, tout était là.

Parmi ces énergies, unmatta et sarvavyapika retiendront seules notre attention. Les traités Trika mentionnent souvent l'unmatta, le Libéré en état d'ébriété divine « qui titube de félicité et circule comme un insensé privé de parole et de pensée ».

Sarvavyapika est l'énergie omnipénétrante. Abhinavagupta fait probablement allusion à cette même énergie lorsqu'il observe que si les sens de l'homme ordinaire ont chacun leur plaisir spécifique et leur propre champ d'action, lorsque la conscience est sarvavyapini et pénètre partout à la fois, le mystique étant devenu le souverain de la roue des organes peut se servir simultanément de toutes ses facultés sans égard à leur spéciflcité.

Sarvavyapika évoque encore la kundalini nommée urdhvagamini qui, sa montée accomplie, repose dans l'éther de la Conscience et de là remplit l'univers entier. Du fait qu'il a transcendé les limites spatiales et temporelles, le yogi est digne du titre de khecara, il se meut simultanément partout à la fois. Sa puissance illimitée et ses activités sensorielles dévorantes et omniprésentes ne dépendent plus des objets qu'il a intégrés en lui-même. N'est-ce pas à ce stade de la vie spirituelle, le plus élevé qui soit, que pensait Vasugupta lorsqu'il proclamait : « A quoi bon parler davantage ! Il éprouvera cela spontanément quand il aura le désir de voir toutes choses et qu'il se tiendra inébranlable, en s'insinuant dans le Tout. Qu'il demeure toujours bien vigilant après avoir perçu l'univers objectif total en une intuition parfaite. Qu'il érige le Tout en un seul lieu, et plus rien ne le tourmentera ».

Ces vers font allusion au pas ultime qui permet d'aller du Quatrième état à ce qui le transcende et appartient à une absorption sans progression alors que le mystique s'intègre au cosmos.

Et Ksemaraja dans sa glose à cette karika précise : « Que le mystique contemple le monde en sa totalité en s'identifiant à lui. S'il réussit à demeurer ainsi sans broncher, en s'intégrant à l'univers, il jouira du ravissement (camatkara) qui accompagne l'absorption dans la conscience de l'agent suprême et qui ne s'éveille que si tout le connaissable ne fait plus qu'un (ekikarena) ».

De cette manière se trouve parachevée, au niveau de l'activité sensorielle, la saisie de l'Essence qui formait la teneur du second sutra de Vatulanatha.


SUTRA 12

L'ensevelissement parfait que mentionne le sutra précédent est une absorption dans la grande illumination (mahabodha) ; alors que l'Inopinée mettait l'accent sur l'apparition involontaire de l'Éveil et s'identifiait au Quatrième état, mahaprabodha désigne l'illumination en sa permanence, à savoir le Cinquième état. En effet, à ce stade, la pure conscience continue toujours égale à elle-même car il n'y a plus ni état ordinaire ni extase, étant donné que ne subsiste qu'un seul état, l'état sans état, en d'autres termes l'absence de dualité. C'est l'anuttara, l'absolu indéterminé et d'un calme infini, l'apaisement en soi-même, quand on séjourne pour toujours dans la Conscience universelle. Cette grande Illumination est qualifiée de connaissance suréminente (paratarajnana) parce qu'elle transcende le temps.

D'autre part, l'absorption dans cette illumination fulgure en s'identifiant à cette dernière ; c'est dire qu'instantanée et éternelle, elle ne comporte aucun processus, le temps n'ayant plus cours. Mais elle ne peut se produire que si le mystique ni ne repousse ni ne s'approprie l'expérience, autrement dit s'il reste passif à son égard en laissant dans l'oubli le déploiement phénoménal que caractérise un bien dressé contre un mal : « Celui qui est fait d'actes moraux, nous dit Ksemaraja, est comprimé par l'égarement de sorte qu'il ne forme qu'une masse d'ignorance ; il a pour supports le plaisir et la douleur. C'est un soi fait d'actes (karmatman) que contaminent perpétuellement les notions de bien et de mal ... et sous leur influence il engendre soudain l'univers entier ».

La seule purification digne de ce nom est le rejet de toute la dualité, et la dualité qui distingue vertu et vice est un des derniers obstacles, et l'un des plus difficiles, que l'éminent héros ait à surmonter. L'être déifié se détache spontanément de l'acte et de son résultat car il sait désormais que l'univers n'est qu'un jeu divin et il jouit de sa liberté d'essence qu'il n'avait, au fond, jamais perdue. Libération et servitude sont abolies à ses yeux en même temps que la dualité qui les dressait l'une contre l'autre. C'est ce qu'exprime si bien la Maharthamanjari : « Le Dieu n'a pas de succession, ainsi comment entrerait-il en contact avec le temps pollué, Lui qui est éternel et que ne recouvre aucun voile ? Quel obstacle à sa libération reste-t-il alors qu'il est encore en vie ? » et l'auteur commente : « Ce n'est qu'en apparence que le Dieu est lié et délivré ; la réalité, étant la Liberté même, est soustraite à la succession temporelle ».

Et le Vijnanabhairava, lui aussi, fait dire à l'homme libéré : « Il n'existe plus pour moi ni lien ni affranchissement, ceux-ci n'étant que des épouvantails à l'usage d'êtres effrayés ».

Mahamukti devient ainsi la révélation du Soi comme éternellement libre.