LE KRAMASTOTRA D'ABHINAVAGUPTA
Source :
Hymnes aux Kali, la roue des énergies divines de Lilian Silburn – commentaires
Introduction
Le Kramastotra est un chant d’adoration parfaite car il n’y a pas de meilleur culte que l’unification du sensible dans la libre Conscience de Bhairava, tonte limite évanouie. C’est aussi un hymne à la félicite cosmique (jagadananda) et d’autant plus précieux que le poète fait rarement allusion à cette félicité que l’on devine pourtant toujours présente à travers ses œuvres. Comment n'hésiterait-il pas en effet à révéler à qui n’a jamais éprouvé l’intime béatitude le secret paradoxal propre à la mystique : cette profusion de nectar que distille la moindre chose ici-bas et qui fait surabonder la félicité sans mesure du Soi ?
Déjà d’anciennes Upanisad avaient exalté ce thème condensant l'essentiel de l’expérience mystique : Plénitude cela, plénitude ceci, la Plénitude est tirée de la plénitude, et quand la plénitude est tirée de la plénitude, ce qui demeure, et rien d’autre, c’est (encore) la plénitude ! Plein cela, c’est-à-dire le brahman répandu en tous lieux, plein ceci, le Soi perçu dans l'intime de la conscience.
Si l’Upanisad puise le plein du plein sans porter atteinte à l’immuable Plein, Abhinavagupta lui, ajoute plénitude à plénitude. Tel est l’apport du sivaïsme tantrique à la révélation Upanisadique. D’après Abhinavagupta purnatva c’est être rempli des choses clairement manifestées au moment où l’énergie de pure intention s’ébranle sans qu’aucune trace d’ignorance ne subsiste. Il faut donc avoir reconnu que toutes les choses ainsi que son propre corps sont identiques au Seigneur pour jouir de plénitude et de perfection.
Les flots de nectar peuvent se déverser de façon simultanée ou par degrés. Lorsque les énergies du yogi confluent toutes au même instant dans la conscience pour n’en former qu’une. Le multiple se trouve étalé et distinct à l’intérieur du miroir unique et indifférencié de la Conscience. Les strophes 1-14 décrivent la simultanéité des énergies qui triomphe du temps. Ces mêmes énergies peuvent être saisies également comme manifestées à tour de rôle, et les autres versets du Kramastotra sont consacrés à cette ronde en douze phases.
L’hymne s’ouvre sur un très beau verset qui célèbre la merveille de l'accès au Soi cosmique avec la force de l'expérience elle-même. A la fin d’un jeune, le jeune du Soi, car celui qui ne le connaît pas complètement vit dans la faim et la privation, fulgure soudain la Réalité. Douleurs du monde et surtout aridité de l’attente disparaissent, happées dans la connaissance souveraine et noyées sous une pluie de félicité. En ce jour béni où l’Un seul demeure, la félicité déjà familière, souvent perdue, qui s’irradie en l'être comme un nectar, devient torrent. Et dans la découverte inouïe toutes les craintes inhérentes à la conscience de l'autre s'abolissent. Personne, aucun événement, aucun objet ne peuvent devenir autre, et il n’est plus d’autre en nous. Au lieu du Soi et de l'autre, disons plutôt du Soi et de l'oubli du Soi, il ne reste plus que l'Omniprésent et sa louange, forme sous laquelle le mystique vit la dualité, une simple dualité de miroir.
Voici posé le grand thème de la louange qui sera le leitmotiv de tout le poème, adressée à l'Omniprésent dans la première partie et à ses énergies dans la seconde. Qu’on ne le considère pas comme un procédé de style ou une habitude religieuse banale. La louange fuse au contraire comme l'expression spontanée, irrésistible de l'émerveillement éprouvé. Mieux encore : l’émerveillement est louange. Car la connaissance ici n’a plus aucune commune mesure avec celle de la vie courante. D’ordinaire. au moment où j’aperçois un objet, celui-ci est comme bloqué d’avance dans ce que j’attends de lui et, inversement, il me détermine, étant perçu en relation avec mon ego. Mais prendre conscience de l'objet après qu’on a reconnu le Soi cosmique n’a rien de comparable. Si, reposant dans l’Unité, on se tourne vers l'objet, ce dernier, au lieu d’affecter nos tendances, garde son en-soi et apparaît comme une vague sur l’océan de l’Unité. Il n’est pas d’une autre nature, il est au Soi ce que nous sommes au Soi, parfaitement lui-même comme nous sommes nous-mêmes dès que le dur noyau de l’ego a fondu ; une telle reconnaissance baigne l’homme d’émerveillement.
Alors, le second verset l’indique, à chaque nouvelle perception on reconnaît le Soi avec une joie nouvelle. En un perpétuel rebondissement de l'expérience Une, on ressaisit ce qui jamais ne se perd. Chaque fois l’autre s’abolit dans l’Un, magnifie l’Un. Nous sommes dans le Soi sans nous en rendre compte, voir une chose a pour effet de nous faire saisir notre intériorité (vimarsa). Dans le cri spontané de reconnaissance, aux deux sens du terme, on ne sait plus si c’est la gratitude qui arrache au monde objectif ordinaire, ou si à 1’inverse la gratitude provient du fait qu’on a reconnu ce qu’il fallait reconnaître. Nous n’avions jusque-là jamais su rien voir, ni autour de nous ni en nous.
Mais avant de s’exprimer dans une pensée, un cri ou même l'émerveillement, la louange est déjà incluse dans l’élan qui emporte en un clin d’œil à travers les sphères de l’imivers jusqu’au Suprême, et ce passage du je fabriqué (ahamkara) au Je souverain (aham) constitue le vrai rite d’adoration, don parfait qui atteint le but et se fond en lui. La parfaite intériorisation précède la parfaite extériorisation.
Tant que le Soi se révèle dans le silence d'un samadhi coupé du monde, en pleine transcendance, le retour est douloureux ; on peut certes le célébrer, mais l'on n’est pas foncièrement devenu comme ici un vivant hommage. A présent la louange ne traduit pas un sentiment, elle se confond avec une nouvelle manière d’être au monde, seulement possible après le miracle de cette reconnaissance du Soi cosmique de sorte, ô paradoxe, qu’elle intervient au moment où il n’existe plus rien que le Soi, où laudateur et loué ne se distinguent plus.
D’abord jaillie dans l’explosion de joie, la louange a des vertus si puissantes qu’elle va désormais contribuer à parachever le grand accomplissement. Relisons le premier verset. La révélation porte sur le rejet de 1'autre et l’abolition d’une multitude de douleurs car la douleur est liée à l’existence de 1'autre, autrement dit à la dualité. Maintenant une juste connaissance effaçant la méprise, la félicité inonde tout. Mais où donc était l’obstacle ? Qui nous tenait dans ce jeune ? Au premier chef, justement kama, par où il faut entendre tons les désirs de l’homme ordinaire, même désintéressés. En somme ce qui masquait le Soi, c'est ce que l’homme désirait comme bien ou repoussait comme son contraire : l’obstacle, 1'autre, gisait en lui. Et voici que la louange consume kama. Au sein de la douleur, ou lors des difficultés qui ne manquent pas de resurgir tant que l'Unité ne s’est pas étendue à chaque minute de la vie quotidienne (coagulation des vestiges subconscients par exemple), imprévisiblement elle s’insinue et se déploie, excluant toute exclusion. Elle balaie refus, hésitation, doute, elle anéantit tout geste personnel ou négateur. Elle vainc et élimine apohanasakti.
Cette dernière qui nie et exclut, suscite la différenciation en découpant la Conscience omnisciente pour la faire apparaître en aspects scindés de la Conscience universelle et séparés les uns des autres. Elle se trouve donc à la source des options du moi limité, le vikalpa comportant toujours la distinction de l’objet connu d’avec ce qu’il n’est pas. Outre ces connaissances déterminées, elle engendre leurs résidus, les impressions inconscientes ou complexes dynamiques dont la durée dépend, puisque ayant tendance à reparaître. Ils vont en murissant produire le monde varié propre à chaque être.
Mais ces aspects découpés. simples reflets, ne sont pas réellement séparés de leur substrat. indifférencié. Abhinavagupta compare l’énergie d’exclusion à un burin avec lequel Siva cisèle, à son libre désir, la variété des formes, en manifestant comme séparées les choses qui lui sont identiques et font corps avec le Soi.
Lorsque le yogi boit la sève unique des choses prises en leur totalité, le découpage n’a pas lieu. Celui qui a conquis kama et n’obéit plus à ses désirs personnels petit dissocier la durée, régir le rythme de ses instants, connaître le passé et l’avenir, car il éclaire ses samskara précédemment inconscients et les transforme en énergies conscientes. Sous les aspects multiples, il redécouvre la connaissance indifférenciée (avikalpa) et omnisciente.
Si la révélation de l’Omniprésent décrite au premier verset atteint d’emblée son sommet, l’homme se transformant sous sa touche doit achever de l’intégrer, et pour cela il doit se débarrasser des derniers obstacles, précisément dus aux samskara et au temps, qui à chaque instant dans la vie courante risquent de reparaître et de l’altérer. Maintenant c’est en toute conscience qu’il rejette cette existence propre au chemin du devenir qu’on tient pour la servitude, et sa louange, devenue ininterrompue et pareille à un feu dévorant qui porte l’offrande, le don total de soi à la divinité, consume enfin la différenciation. Alors ses énergies intenses s’épanchent et s'exercent dans un univers d’où la multiplicité déchirante a disparu, remplacée par une merveilleuse variété, le rendant fou d’ivresse. Le verset 6 se plait à confondre extérieur et intérieur puisque le déploiement des énergies divines réside dans le cœur, et à distinguer afin de mieux les confondre ensuite Siva et celui qui s’incline devant lui.
Lorsque tout (et d’abord chaque faculté, chaque impulsion de la personne) a été intégralement replongé dans la Conscience à la source, et reste consciemment maintenu sous son éminente souveraineté, la vie apparaît transfigurée par ce que les textes sacrés nomment la gloire divine. C’est elle, inséparable de la félicité, que les versets suivants vont. inlassablement célébrer. L’indicible gloire du grand Souverain bien installée dans le cœur, rayonne de la conscience (au sloka 7). Puis de toutes les activités de l'homme ainsi transformé et des choses elles-mêmes saisies à la fois dans leur unicité et leur particularité (8). On peut donc atteindre Siva dans toute sa glorieuse puissance en s’absorbant profondément dans sa merveilleuse manifestation. Louange, gloire et béatitude vont de concert.
Évitant alors le geste fatal qui consisterait à s’attribuer ou à s’approprier la merveille et l'effacerait aussitôt en ressuscitant l’ego (ce nectar... en Toi il réside à Toi seul il appartient, si. 10), l’auteur exalte l’union indissoluble de l'Omniprésent et de son énergie sous toutes ses glorieuses manifestations simultanées, ou même successives (10-11), car la conscience et la maîtrise peuvent dorénavant s’étendre aux transitions, et les énergies dont traite la seconde partie, sans être mentionnées ici, sont néanmoins présentes.
Quelque chose échappait encore à l'envahissement de la gloire : l’allégresse accompagnait la saisie de l’univers dans sa perfection indifférenciée, éclipsant la conscience du multiple douloureux. Au 12, la différenciation elle-même est justifiée, ce qu’il fallait comprendre afin que disparaissent les dernières traces de crainte, et la louange l’inclut. Ainsi Siva, d’abord caché, puis révélé, est si l'on ose dire, vu à présent dans l’évidence aveuglante de sa cachette. Telle est sa vraie gloire, rayonnante mais secrète.
Le 13 résume et conclut cette première partie par la seule prière possible : Puissé-je sans interruption demeurer ferme en ton essence de Bienheureux Seigneur pleine de la sève des énergies.
La stance 14 annonce la seconde partie du poème. Jusqu’ici la révélation de l’Omniprésent a été décrite comme un tout, les énergies divines étant saisies dans leur simultanéité, comme lorsqu’on ouvre un éventail d’un coup sec. Maintenant celles-ci vont se succéder une à une dans la conscience comme on pourrait graduellement faire apparaître chacun des onze volets de l’éventail, le douzième constituant l’éventail entièrement déployé. Ou encore comme un film de saut d’obstacle qu’on projetterait d’abord en vitesse normale puis au ralenti. Cette dernière méthode, qui consiste à parcourir à la suite chacune des kali, exige une discrimination de tous les instants et une parfaite maîtrise, un peu comme si l'on devait réellement sauter l’obstacle à vitesse réduite.
Néanmoins. ce ne sont pas vraiment deux méthodes que l’on puisse comparer. La première est en fait, un donné imprévisible et gratuit, qui relève de la voie de Siva. Seule la seconde, sur la voie de l’énergie, est une pratique ; elle permet au yogi de découvrir les composantes de ce donné et d’en acquérir la maîtrise. Il avance alors progressivement de kali en kali, avec une chance à chaque étape d’atteindre la grande kali qui les contient toutes. A la fin, lors de la pratique complète, il domine parfaitement la totalité du chemin et le déploiement détaillé de toutes les énergies s’effectue non pas au ralenti mais dans l’instant, rejoignant la voie de Siva, car la conscience ne réside plus seulement à la source mais partout.
Le plan en diptyque de la Srikalika de Sivanandanatha évoquait deux aspects, cosmique et humain, parallèles ou confondus. C’est cette notion fondamentale qu’illustre le cycle des kali : le jeu cosmique de création, maintien et résorption des mondes s’accomplit dans le yogi lorsqu’il sort de l’indifférencié, se tourne vers les choses puis revient à la source.
Dans la seconde partie de l’hymne chaque sloka est consacré à une kali. Au 15, srstikali, l’énergie créatrice, apparaît lorsque le sujet (ou feu) se tournant vers le monde (ou lune) le crée dans sa gloire, embelli lui-même par cette création, il s’épanouit et porte le monde en offrande à la Splendeur suprême ; tels sont déjà dans le Rg Veda les deux mouvements d'agni : il vient de l’origine et retourne à l’origine, enrichi par le sacrifice. Paradoxalement ici la gloire du feu est de porter le monde et la gloire de la lune est de revenir à la Splendeur ! A cette offrande du monde, autrement dit à la résorption de l’univers objectif, sont consacrées les quatre autres kali.
Tandis qu’avec la seconde stance au début du poème tout se passait au niveau de la Conscience suprême sans autre activité que celle de louer, à présent, avec raktakali, la Rouge ou Ravie, tout s’accomplit au niveau de l’activité, au sein même des choses, les organes sensoriels jouant désormais sans que kama se réveille (16).
Lorsque, bien détaché, on est capable de jouir de la couleur des mondes sans en être pollué, intervient sthitinasakali, destructrice de la permanence ou existence ordinaire, ce tissu serré de durée et de devenir caractérisé par le karman, la nécessité enchaînant l’acte à son fruit. Dorénavant, parmi les choses étalées en leur indifférenciation, la vie se joue souple, dynamique, à même l’instant (17).
Néanmoins, pour que la résorption du monde objectif soit achevée, il faut que toutes les règles auxquelles le yogi a plié sa conduite en ce monde disparaissent elles aussi. Yamakali, l’énergie éliminatrice du doute mortel, pose alors le prescrit et l'interdit. En effet kama disparu, yama surgit comme ennemi également mortel, car il menace d’anéantir cette vie nouvelle du yogi. II faut tuer non plus le devenir mais les doutes et jusqu’à la peur du devenir (18).
Le doute dissipé, l’objectivité du connu se résorbe dans la connaissance, il ne peut plus y avoir d’activité proprement mondaine, et même le prestige des traités s’évanouit. Alors la première des énergies présidant à ce nouveau cycle, samharakali, la résorbante, va s’attaquer à l'aspect différencié au niveau du cœur, c’est-à-dire de la connaissance (19).
A pareille étape la résorption du différencié dévoile le sujet conscient. Celui-ci s’aperçoit que la puissance résorbatrice réside en lui et cette connaissance le ramène à la dualité (du sujet connaissant et de l’objet connu). Ainsi le yogi est de nouveau confronté à un ennemi mortel, la mort-orgueil. La grâce sera portée par mrtyukali, l’énergie qui tue la mort et révèle l’Existence réelle illuminée par la véritable Connaissance qui engloutit la mortelle connaissance (20).
Le yogi maintenant s’oriente spontanément vers les trois divines énergies de Siva qui manifestent l’existence multiple (21). C’est cette triple énergie sous forme de rudrakali qui va le libérer de la peur du devenir en provoquant d’abord la coagulation des traces résiduelles laissées par les actes antérieurs, puis leur fonte, jusqu’à ce que les racines mauvaises responsables du déterminisme de sa personne soient extirpées et que l’énergie divine puisse enfin jouer librement en son cœur (22).
A la dernière étape de ce cycle, martandakali, énergie résorbatrice du soleil, absorbe le soleil que sont les organes d’action et les moyens de connaissance mais sans les détruire ; elle les pressure afin d’en obtenir l’essence (23).
On accède alors à la sphère du sujet. Paramarkakali, énergie résorbatrice de l’agent du moi, suprêmement efficiente et libre du temps, absorbant les grands rayons solaires, divinise les organes et engendre une félicité divine (24).
Toute la vie, que bornaient l’espace et le temps sous les aspects d’objets, de corps, de souffles, de connaissances et de sujets connaissants, se résorbe dans la grande Énergie ; alors celle-ci, secouant les limites qu’on lui avait surimposées, surgit impétueusement libre dans le royaume illimité de Siva, et, grâce à sa spontanéité, engendre la béatitude. Telle est l’œuvre de la très-puissante kalanalarudrakali, résorbatrice du sujet limité (25).
Après avoir ainsi perçu l’énergie consciente en tout son dynamisme à mesure qu’elle absorbait avidement les limites qui la paralysaient, on ne verra plus que la lumière consciente apaisée et sans phases, de quelque manière qu’elle se présente : latente jusqu'au bout ou manifeste, dans le vide sans trace du monde ou dans un univers très varié. En une suprême résorption mahakalakali engloutit le grand Temps ou le Sujet universel dans la Conscience (26).
Mais il ne suffit pas d’avoir l’intuition de sa permanence, il faut aussitôt sans perdre un instant s’accrocher à cette suprême Conscience, et rien n’est plus difficile. C’est seulement grâce à l’attrait qu’exerce une telle intuition que l'on pourra s’incruster en elle et se rendre ainsi maître des quatre aspects du réel qu’elle contient, intériorisés et soustraits à l’empire du temps. Mahabhairavakali, Conscience absolue, se délecte de la parfaite suprême permanence (27).
Désormais Abhinavagupta n’a plus qu’une prière : reposer à jamais en Paramasiva indissolublement uni à la grande Énergie consciente, et qu’en Lui repose également l’humanité entière dépouillée de son voile ténébreux. Il y insiste dans la plupart de ses œuvres et termine sa Laghuvrtti en s’immergeant dans la Conscience sans pareille, l’unique qui englobe la totalité. A ceux qui s’y consacrent il recommande, afin d’atteindre la perfection de la Réalité bhairavienne, de devenir de bons disciples bien exercés à la compénétration engloutisseuse du triple monde, eux qui s’entendent non seulement, dit-il, à acquérir mais encore à posséder en toute sécurité la béatitude de la Conscience plénière et sans égale.
On en trouve un écho dans maitre Eckhart lorsqu’il enjoint de s’élever à la hauteur de Dieu, alors on obtiendra, dit-il, la perfection et la stabilité de l’éternité. Car là il n’y a plus de temps ni d’espace, d’avant ni d’après, mais tout est présentement décidé dans un nouveau, dans un verdoyant, voici que, dans lequel mille ans sont aussi courts et aussi rapides qu’un instant.
Un beau passage du Kramastotra antique, conservé par Mahesvarananda, insiste sur la mobilité sans fin, celle de l’océan, au sein même de l’Immuable : La plus parfaite stabilité ou suprême Existence devenue ce frémissement intime de félicité et de Conscience, et donc véritablement Acte de vie (spanda). Cet acte de vie conscient de soi implique liberté. Non seulement Siva autonome ne dépend de rien comme l’entendent d’autres systèmes de l’Inde, mais en outre, il exerce une liberté de choix, pouvant à sa guise se révéler ou non, se manifester sous l’aspect qu’il désire et de la manière qu’il veut. Ainsi peut-il se contempler en sa propre énergie de multiples façons.
Traduction
1
Ce rite qui met fin au jeûne, ultime accomplissement, lors de la parfaite connaissance relative aux modalités d’une multitude de douleurs, est comme un jour de pluie où le nectar flue en averses torrentielles de l'immense Béatitude parce que l’esprit, ne tenant nul compte de l’autre, toute crainte évanouie, se reflète perpétuellement dans la louange de l’Omniprésent dont l'excellence consume Kama, dieu du désir.
Ce premier verset contient déjà de façon saisissante par sa concision le résultat de la pratique des énergies et s’applique à la douzième des kali. Auparavant Abhinavagupta avait surmonté ses propres peines et soucis et jouissait de la révélation du Soi mais non encore de celle du Soi partout et toujours reconnu jusque dans les innombrables douleurs de l’humanité. La véritable conduite qui mène au but doit permettre d’intégrer toutes les souffrances du monde sans les réduire à une simple illusion (maya), mais en les vivant d’une inexprimable manière dans la Conscience faite de félicité (jagadananda), et à cette seule condition, la louange du poète sera ininterrompue puisque la gloire divine rayonne désormais pour lui sur toute la terre.
La révélation de Siva qui peut surgir à l'issue d’une progression selon le déploiement des douze kali a lieu ici d’un coup de façon abrupte ; deux seuls mots allégoriques l'expriment, parana et vidhi : de même qu’on jeûne avant un rite sacrificiel, ainsi la privation qui précède la reconnaissance du Soi-en-toute-chose apparaît comme un jeûne avant que ne devienne spontanée et durable la réalisation du Soi dans l'univers entier, cette suprême cérémonie dont l’achèvement conduit vraiment au but : la béatitude cosmique infinie puisque seul le Soi demeure, l’autre (la dualité) n’ayant même pas besoin d'être nié car il n'existe pas. Si on poursuit la comparaison, le rite final engendre un fruit ou rémunération (pratiphal-) au double sens de fruit (phala) et de reflet (prati), fruit étrange ici qui n’a pas pour cause un agent et se présente comme le simple reflet du Soi, une félicité continue et une totale liberté. Le cœur qui se mire alors dans la louange divine exalte Siva consumant de son troisième œil le dieu du désir, Kama doué d’un nombre impair de flèches, épithète qui fait allusion aux flèches de la rugueuse multiplicité, le sol sec et rocailleux que la pluie a adouci et nivelé.
Ainsi dès que les désirs ont pris fin, la pratique et son fruit ne sont plus qu’un jour béni où le nectar intime devient une pluie torrentielle tombant à flots de tous côtés. Que reste-t-il alors à faire au poète sinon à chanter un hymne perpétuel à la gloire du Soi omniprésent ?
2
Le laudateur acquiert d’abord la pleine conscience de son propre Soi puis celle de l’activité de celui qu’il loue, il l’expose alors en un hymne de louange et dans le seul domaine du différencié, prenant conscience de Soi chaque fois qu’il lui faut connaître un objet. Ainsi donc, sans le moindre effort, je chante constamment ta louange ici-bas !
Le laudateur dont la conduite se ramène au jeu d’amour et qui le célèbre dans ses chants doit, à chaque perception, garder contact avec sa propre essence ; d’où le paradoxe : sans avoir reconnu l'unicité du Soi, on ne peut comprendre le triple aspect : laudateur, louange et loué. Pourtant ceux-ci ne se manifestent qu’au travers d’une connaissance multiple, laudateur et loué étant distincts, la louange s’élance du différencié et de là seulement. C’est que le laudateur apaisé et bien établi en lui-même vit ces trois aspects comme fusionnant en Paramasiva. Il conduit donc son culte sans effort, l'hymne jaillissant au milieu même de ses occupations mondaines du fait qu’il baigne perpétuellement en sa propre Essence reconnue comme telle. Sans la paix du Soi on n’est apte à rien, encore moins à exalter le Seigneur.
3
Tant que l'on n’a pas une parfaite conscience de Soi, le Soi non reconnu n’a pas une connaissance irrécusable des choses. Et même dire que l'on n’a pas conscience de Soi implique en quelque sorte conscience de soi. Ce Siva qui n’est autre que le Soi se révèle clairement comme plein de la sève unique des choses prises en leur totalité.
Ainsi donc (Seigneur) mon cœur toujours heureux est irrésistiblement entraîné à chanter Ta louange !
Sans connaître le Soi on ne peut appréhender avec justesse le champ objectif en son ensemble. Avoir conscience du monde total, c’est reconnaître Siva non tant comme l’arrière-plan sur lequel il se détache, mais comme savoureux de tout ce qu’il renferme, la sève de l’univers. Il faut donc réaliser d’abord le Soi, puis Siva comme identité du Soi et de l’univers.
Incidemment Abhinavagupta précise que l'on n’ignore jamais entièrement le Soi ; l’homme qui le nie n’est-il pas celui qui par cet acte s’affirme et donc affirme le Soi au moment précis où il prétend ne pas en avoir conscience ? Pour qui jouit sans cesse de toutes les choses, il n’y a pas d’instant où le Cœur, devenu universel, ne s'adonne à la louange de Siva.
4
En errant à travers la multitude successive d’une infinie variété de naissances (et de morts), ô cœur, l'omniscience que tu as (ainsi) acquise sans effort est arrivée distinctement au niveau de la Parole dont le rayonnement forme la voie que prend pour s’écouler la Connaissance éveillée en toi.
Expose avec clarté (ô cœur) la louange de l’Omniprésent selon les cheminements (de la parole).
Abhinavagupta a acquis l’omniscience de façon naturelle à force de parcourir des vies diverses et des naissances spirituelles au cours d’époques illimitées, éprouvant toutes les expériences possibles et participant à la vie cosmique. Mais seul un Abhinavagupta, et non un ignorant, peut utiliser un tel trésor et puiser dans ce fond où sommeillent les résidus accumulés durant ces vies innombrables. Pour mieux chanter la gloire de Siva, l’omniscience qui correspond à la Parole suprême doit s’incarner en paroles ordinaires qui, auréolées d’éclat, deviendront la voie de l’intuition, celle du cœur. La connaissance intime, omniscience, une fois atteinte, est ensuite précisée par la parole intérieure et enfin transmise ouvertement à tous par des chants. La louange parcourt ainsi quant au verbe les cheminements (adhvan) sous leurs aspects suprême, subtil et grossier.
Abhinavagupta demande à son propre cœur de s’enflammer d’ardeur afin de pouvoir chanter spontanément la majesté divine, comptant sur sa louange de feu pour consumer toute dualité :
5
J’ai secoué en la rejetant cette existence propre au chemin du devenir qu’on tient pour la servitude et dont le porteur d’offrandes à la divinité, ce feu d’une louange ininterrompue, a consumé la différenciation ; l’ayant bien savourée, grâce au zèle ardent qu’incite encore la majesté jaillie de mes expansions extraordinairement variées, buvant toutes ces choses, me voici bienheureux, fou d’ivresse, ô Toi qui accordes les faveurs !
Ce que l'on imagine être un lien doit être dévoré par le feu du Sujet conscient pour que l'on puisse chanter sans discontinuer une louange digne du Seigneur, face à l’Existence réelle que l’on peut enfin savourer.
Cette strophe reprend et résumé les thèmes précédents : destruction du lien, feu consumant la dualité, le Soi répandu à 1’infini dès que les limites s’effacent. Une telle expansion fournit au poète un nouvel élan qui lui permet d’engloutir toute l’objectivité. Il absorbe avidement les choses et en jouit avec ferveur, sans les détruire, les contemplant en lui-même ; et la liqueur de l’univers l’exalte et l’enivre d’une divine folie. Comme tout n’est plus à ses yeux que don et munificence, il s’adresse à Siva-le-généreux.
Les stances suivantes révèlent en quoi consiste la gloire du Seigneur : elle n’est autre que la présence de Siva dans l’univers, le rayonnement de ses énergies se communiquant au cœur et aux activités divinisés :
6
Ô Dieu, si les très nombreuses énergies se déploient en raison de l’éminente souveraineté du Seigneur dont l’activité extraordinairement variée réside dans le cœur, comment peut-on alors exprimer sa louange ? Mais puisqu’on le fait, le meilleur moyen de s’identifier en un instant à siva, c’est de s’incliner devant Lui.
Chanter selon la voie supérieure de siva (sambhavopaya) un hymne à sa gloire n’est pas seulement lui rendre honneur, c’est reconnaître sa puissance déployée dans le monde entier. Pourtant la gloire n’existe vraiment que dans le cœur. Comment alors la célébrerait-on au dehors ? En fait elle s’y trouve déjà chantée, et par les dévots dans leurs hymnes, et par la Splendeur partout répandue. Qu’on installe donc cette gloire dans son propre cœur, lequel renverra à Siva sa propre lumière ; et pour l’exalter il suffira de le saluer en le percevant comme l’origine et la fin. S’incliner devant Lui, c’est, mieux encore, s’effacer de façon immédiate et à jamais devant Lui, n’être plus que Lui.
7
Si l'on retranche du feu son aspect flamboyant, son pouvoir de briller, de cuire, de brûler et d’éclairer, que reste-t-il en vérité pour constituer la nature du feu ? Quand je loue chacun des rayons propres à ma conscience, que par cela même le Seigneur soit loué. C’est là l’indicible gloire du grand Souverain et il n’en existe point d’autre.
Abhinavagupta célèbre Siva, Seigneur de la gloire dont la splendeur se répand sur les êtres et non pas seulement Siva reconnu durant le samadhi. En effet la Lumière de Siva atteint sa perfection dans l’éveil du cœur (si. 4) lequel lui retourne sa propre gloire. Comment ? Non plus par la parole mais par tous les actes du mystique, les rayons désignant les énergies du soleil de la Conscience, celles des organes sensoriels ainsi que leur champ d’activité respectif, simples irradiations des énergies divines dont ils constituent la majesté. En conséquence il suffit de vénérer ses propres organes pour adorer Siva en son épanouissement. On parvient à la divinité en se dilatant à la mesure de l’univers et l'on peut jouir de sa grandeur jusque dans les occupations journalières. C’est que toujours et partout il n’y a d’autre puissance que celle du Seigneur.
8
Lorsque grâce à l’absence de limites, les restrictions disparaissent, ce nectar atteint une plénitude éminente et sans égale au cours des activités (les plus) variées. Et l’union spontanée des rayons de lumière, c’est la suprême Conscience aux qualités inestimables dès qu’elle se répand en des flots d’aspects qui ne sont pas incompatibles avec l’unicité des choses en leur devenir intégral.
Les rayons appelés précédemment rasmin deviennent de pures splendeurs (bhas) en raison de leur parfaite fusion en une lumière indifférenciée brillant de son propre éclat (svaprakasa) et identique à la prise de conscience pleine d’efficacité (vimarsa). Citi, Conscience en acte, infiniment précieuse puisqu’elle renferme la totalité des choses encore latentes, ne fait plus qu’un avec la Lumière dès le morcellement effacé. Après l’unification, à nouveau, expansion du multiple, mais transfiguré : les aspects du monde constituant un tout unifié sont saisis non plus comme des existences séparées mais comme les flots de l’énergie. Alors l’homme affranchi des limites et des lois peut créer librement et jouir en conséquence du merveilleux nectar que recèlent, quand elles sont indivisibles, conscience et libre efficience. Autrement dit, le flot des énergies jaillies du Je suprême emporte les limites et permet à la plénitude de se révéler sans cesse.
9
C’est sous de semblables aspects, ô Toi qui accordes les faveurs, que ta merveilleuse Essence de Seigneur resplendit en ce monde de façon variée et dans sa particularité sitôt la différenciation évanouie. Alors puissent mon cœur, ma parole et la série ininterrompue de mes activités orientées vers l’extérieur éternellement l’exalter et que jamais ne me fasse défaut un zèle des plus ardents.
Abhinavagupta insiste ici sur ce paradoxe : la diversité (vividha) de l’Essence cosmique où la dualité n’est plus. Il faut que toute dualité disparaisse pour que la variété infime de l’univers se manifeste en sa véritable nature. La diversité saisie comme un tout, l’essence cosmique (vapus) de Bhairava est une merveille tandis que la différenciation en moi et en non-moi n’amène que trouble et déchirement.
Appel à la générosité divine afin de posséder ce don extraordinaire : chanter sans répit de tout son être la majesté de l’Essence absolue qui, bien qu’indifférenciée, bâtit la diversité quand elle se manifeste en ses particularités temporelles et spatiales.
10
Ce nectar qui flue spontanément en vagues innombrables et variées de l’océan de la conscience à l’éclat fulgurant, en Toi il réside, à Toi seul il appartient ; à Toi aussi ces (vagues), glorieuses manifestations simultanées, lorsque apparaissent et disparaissent lune, soleil et feu dont la beauté explose en création, permanence et dissolution.
On pourrait lire encore : cette saveur que l’on trouve en Toi, qui n’appartient qu’à Toi, océan resplendissant de la Conscience, elle s’écoule de par son essence en une multitude de vagues merveilleuses qui possèdent simultanément les gloires de l’apparition et de la disparition du connu, de la connaissance et du connaisseur, et dont l’éclat s’épanouit soudain en création, permanence et résorption de l’univers.
La saveur de la Conscience prend intérieurement l’aspect de connaissant, connaissance et objet connu et, extérieurement, celui de création, permanence et résorption des choses. Ces manifestations sont dites simultanées (yugapad) même si en raison de notre impuissance nous voyons l’une ou l’autre et donc l’une après 1’autre, car si l’une apparaît l’autre disparaît nécessairement.
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Ainsi jamais ni d’aucune manière l’énergie de l’Omniprésent n’arrive à se différencier de Lui qui se complaît à l’existence, que celle-ci se montre variée ou non, en phases successives ou non. Alors en cet état suprême, ce Tien royaume est en vérité nommé indifférencié (akula), ô Bhairava omniprésent, puisse le lieu de mon cœur ne faire qu’un avec lui !
Attribuer à Siva variété ou succession, ces qualités propres à l'énergie, revient à affirmer que l’énergie ne diffère pas de Siva. L’existence de l’univers sous tous ses aspects, et donc en tant qu’énergie, ne fait qu’un avec le pada indifférencié de Siva, ce royaume universel et sans houle de la kramamudrasamata connu comme celui du mantra.
Autrement dit, pour le système Trika qui prend son départ dans la triplicité, l'individu doit lui aussi s’identifier à l’énergie puis, par elle, à Siva. Abhinavagupta souhaite donc que son cœur se perde dans l’indifférencié et devienne ainsi le réceptacle de Bhairava quand les trois domaines : énergie ou univers, cœur humain ou individu et Cœur divin ou Siva se fondent dans l’Omniprésent. Alors l’univers, qui sous l'angle individuel se présente comme étant le douloureux samsara, apparaît glorieux dès qu’il a recouvré son universalité ; le cœur plongé dans l’énergie et celle-ci en Siva, tous trois demeurent néanmoins distincts à l’intérieur du domaine indifférencié. La plénitude de cet ineffable pada fait l'objet du verset suivant :
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Ah ! à partir de lui qui a plénitude et saveur du puissant jaillissement de nectar, Tu fais connaître la différenciation cosmique comme Ton énergie innée dès que Ta propre volonté suit son libre cours. Ainsi louant Ta prodigieuse énergie qui n’est autre que Ton inestimable liberté, toute crainte disparue, je ne suis plus que félicité.
Des deux moments, systole et diastole du Cœur universel, d’abord l'intériorité où l'on découvre le Soi et sa béatitude, puis l’extériorité quand l'énergie se révèle en toute sa gloire à travers les aspects variés, cette stance dégage clairement le second : à ce moment-là la plénitude du Soi s’accroit, si l'on peut s’exprimer ainsi, de la saveur surabondante et infiniment variée de chaque chose manifestée en ce monde ; aucune restriction n’entravant plus la divine liberté, le libre jeu l'augmente encore. Tel surgit le monde nouveau en son universalité et plein d’une joie intense (mahollasa). D’où l'exultation que fait naître cette effusion gratuite d’énergie.
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Avant tout, ceci : Ta propre essence de Bienheureux Seigneur pleine de la sève des énergies, et où, en l’absence même de toute succession, l’activité temporelle n’a forcément plus cours, alors par l'énergie de la pensée, de la parole aussi, par la ronde de mes organes et, extérieurement, par les objets tels les pots, à l’aide de tous simultanément, puissé-je sans interruption demeurer ferme en cette essence.
La présente strophe revient au thème primordial de la félicité universelle : de même que le parfum de l’acacia, du safran et d'autres fleurs ajoute encore de la saveur au miel, ainsi le nectar des choses fait surabonder la béatitude du Soi. Toutes les activités du corps, de la parole et de l’esprit, sans exclure les choses, loin de faire obstacle au Soi reconnu, affermissent dans le Soi et cela d’une manière simultanée, puisque le temps, incompatible avec l’essence divine, a disparu.
Le terme sarasa souvent employé dans les hymnes aux kali doit être pris au sens fort de savoureux, plein de suc, de vigueur et de grâce.
Jusqu’ici Abhinavagupta traitait de la reconnaissance de l’Absolu par-delà les vicissitudes temporelles. A partir de la stance 14, il découvre l’Absolu dans le cycle des douze kali, toutes nos énergies déployées qui dévorent le temps. La strophe suivante sert de transition :
14
Lorsque en ce suprême état, ô Dieu, Tu organises la manifestation graduelle, c’est toujours en Toi-même que Tu déploies l’activité différenciée de Tes propres énergies. Alors puisse mon cœur chercher diligemment à reposer dans Ton activité douée d’une triple forme qui se manifeste glorieusement comme grande création, permanence et résorption, appelées encore activité, connaissance et volonté.
En cet état de Siva que décrit le verset 13, le poète aspire à prendre appui sur l’activité divine en toute sa gloire, d’où le sens de grande création, ce qui correspond à l’attitude kramamudra qui harmonise samadhi et états ordinaires, but de la pratique des kali. Si cette attitude opérait déjà aux stances précédentes, elle va désormais pénétrer l’intime du cœur, l’obséder (vyagra) sans répit puis, devenue spontanée et paisible, elle s’établira de trois manières à travers création, permanence et résorption :
Les douze énergies dites kali
15 - Srstikali
A l’origine la création demeure latente en tant que feu porteur d’offrande ; c’est elle qui, embellie par son contact avec la lune, se joue ici quand elle s’oriente vers la Splendeur suprême, ô Bhairava omniprésent, cette (kali) Tienne dite créatrice qui participe à la double gloire bien épanouie du feu et de la lune, puisse-t-elle se jouer à jamais dans ma pensée !
L’état de sujet connaissant (feu) est création apaisée. L’état de l’objet connu (lune) est cette même énergie glorifiée. Quand en pleine extase on ouvre les yeux pour aborder la sphère de l’objet, surgit l’instant créateur ; l’énergie au préalable latente sous forme de pur Sujet luit d’un éclat aussi bref qu’intense et illumine l’objet. Un tel contact rehausse encore l’éclat de sa gloire. Elle se retire alors en elle-même, pur Sujet que fait resplendir la beauté de l’objet entrevu. Cette énergie créatrice se rattache donc à l’apparition doublement glorieuse de l’objet puis du Sujet. Ainsi peut-elle folâtrer dans la pensée selon qu’elle cache ou qu’elle découvre, à tour de rôle, la lune ou le feu.
16 - Raktakali
Au moment où l’aspect objectif était suscité à l'extérieur, Tu n’éprouvais pas une extrême jouissance, mais maintenant, avec impétuosité tu participes à la coloration de l'univers. Dès lors, que cette Déesse Tienne qui prend la couleur de toutes les choses me rende ardent à boire, toute honte évanouie, la rouge liqueur dans les banquets offerts par l’école Krama.
L’énergie créatrice précédente ne s’accompagne pas d’une éminente jouissance tant est fugitive l’apparition du monde. Si, par contre, organes sensoriels et moyens de connaissance s’établissent dans la durée, les choses appréhendées de façon permanente peuvent affecter les sens par leurs attraits. Les organes, ces héros, ne doivent craindre ni censure ni mépris quand ils se lancent au milieu de leurs propres énergies divinisées. Dans ce grand banquet ils savourent le vin enivrant d’un univers infiniment varié et dont ils sont avides d’épouser toutes les formes. Ainsi les êtres vaillants et courageux ne repoussent pas les choses s’offrant à eux, mais le plaisir qu’ils y trouvent ne consiste vraiment qu’en la saveur très délicate du Soi.
Au lieu de traduire offerts par le Krama on pourrait dire effectués selon le krama, à savoir le double mouvement d’intériorité et d’extériorité en vue d’obtenir l'égalisation parfaite (kramamudrasamata) tout en échappant à l’activité temporelle, l’expérience des kali étant celle d’une progression (krama) qui permet de dépasser le temps.
17 - Sthitinasakali
Quand, afin d’éliminer la fluctuation externe et de séjourner au royaume de la sublime Conscience, Tu déploies les choses en leur indifférenciation, le remous des vagues étant complètement apaisé, alors cette Déesse Tienne opère la destruction de l'existence. Puisse-t-elle, ô Omniprésent, détruire aussi intégralement et à jamais pour moi l’existence transmigratoire !
Non sans paradoxe Siva-le-Résorbateur étale l’existence durable mais dépourvue de fluctuations et sous son aspect indifférencié, tandis que son énergie créatrice met un terme à l’existence lorsque les choses reposent indifférenciées dans la Conscience dynamique ultime (citi), ce royaume de l’efficience où tout se transfigure. Le douloureux devenir n’est plus qu’un simple état de conscience. Ainsi la seule façon d’éliminer le samsara c’est de découvrir en ce devenir même comment y résider et s’y comporter. Accompagnée d’alternative et d’agitation, l’existence est un esclavage ; libérée des lancinantes alternatives, elle n’est plus que le domaine de la bienheureuse Conscience.
18 - Yamakali
Lorsque, en raison de Ton impétuosité, Tu désires tout apaiser en résorbant l’univers, Tu déploies le prescrit et aussi l’interdit considérés comme les afflictions du doute relatif au Soi. Ainsi Tu engendres le doute mortel mais de nouveau Tu pulvérises le doute. Que cette grande déesse efface entièrement pour moi la peur du devenir.
Le monde et ses fluctuations grossières ont disparu mais le dilemme à la source des peurs subtiles ainsi que l’incertitude fondamentale persistent. Un seul doute suffit pour faire surgir la dualité et la misère du devenir. L’activité de la présente kali qui coagule le doute puis le fait éclater a lieu, notons-le, dans le domaine indescriptible (anakhya) de l’objet et concerne les impressions que déposèrent, au cours des ans, les injonctions et interdictions des livres sacrés sous forme de : dois-je ou ne dois-je pas faire ceci ou cela. Deux possibilités se présentent alors : ou fuir le doute, le repousser, et sombrer dans un vide stérile, le doute n’étant pas surmonté ; ou bien ramener le doute à la surface pour en prendre claire conscience et le replonger en soi-même où il disparaît. Cette seconde voie aboutit, non plus au vide, mais à Paramasiva, l’absolu.
19 - Samharakali
Le flot des doutes étant tari, à l’instant même la gloire de l’activité et de la connaissance atteint sa plénitude tandis que les activités mondaines disparaissent et que s’évanouit la gloire liée aux injonctions des traités. Alors, ô Omniprésent, cette énergie dite Résorbante, avide par nature d’engloutir de toutes parts le flot sans fin du jouissable, puisse-t-elle exterminer l’aspect différencié demeurant encore en mon cœur !
Au moment où la connaissance se libère des incertitudes qui la masquent, elle resplendit dans sa gloire. Vues des hauteurs, les ultimes différenciations entre les activités ordinaires et les plus sacrées des injonctions, par exemple celles qui prescrivent le comportement du disciple à l’égard du maître, n’ont plus cours, car une même félicité accompagne les unes et les autres.
20 - Mrtyukali
Les énergies divines ayant ainsi instantanément dispersé la gloire du différencié, l’existence du Sujet conscient qui forme la vie des pensées dualisantes resplendit intensément. Prenant alors conscience de l’aspect résorbateur résidant en son cœur, que la bienheureuse déesse, cette Existence véritable, qui dissout la mort me favorise de sa grâce !
A la disparition de la plus puissante des emprises, la distinction entre le bien et le mal, la connaissance jaillit stable et claire au niveau des organes divinisés qui assimilent le différencié ; et l'on échappe au temps destructeur et au sujet orgueilleux qui forge les notions de la dualité. En ceci consiste l’illumination : le Sujet conscient se révèle en écartant le voile des pensées à double pôle dont il était la source. Son existence n’est plus dès lors que 1’Existence même de l’énergie indifférenciée.
La connaissance ordinaire apparait ici comme la mort (mrtyu) qu’il ne faut pas confondre avec le yama du verset 18.
21-22 - Rudrakali
De cette manière, sous la force d’expansion de Ta propre gloire, ces trois énergies tiennes parviennent progressivement au royaume du sextuple cycle et, selon cette succession ordonnée, elles établissent en se manifestant la modalité variée du devenir. Puisse mon cœur libre de toute crainte être irrésistiblement dirigé vers ces divines énergies.
Elle solidifie l’état qui détermine les diverses fluctuations liées à la peur du devenir ; c’est elle aussi qui produit l’état savoureux de la fonte dans l’unicité de la conscience éveillée (bodha). Ayant écarté de la sorte coagulation et fonte, et aussi les lignées mauvaises, elle jouit à sa guise de la pure activité. Puisse-t-elle ainsi se jouer en mon cœur !
Rudrakali procure l’illumination (bodha), la gloire du Soi se répandant plus avant jusque dans les organes de connaissance et d’action, les sens et leur connaissance limitée, et de là, dans les multiples aspects de l’univers. Les trois énergies divines, volonté, connaissance et activité ne cessent de coaguler et de dissoudre jusqu’à ce que disparaissent les derniers vestiges de crainte, la prise de conscience de soi ayant tout désagrégé. Libérée alors du déterminisme propre aux résidus inconscients, l’énergie peut folâtrer à son gré dans le cœur.
Les six cercles, trois pour Siva et trois pour l’énergie, se répartissent en 3 sphères, suprême, subtile, grossière et, du point de vue du yoga, en six roues ou centres (cakra). Dès que fondent la conscience ordinaire et ses coagulations, le suc divin s’écoule et c’est bodha, l’illumination.
23 - Martandakali
C’est à l’aide de leur éclat respectif qu’Elle résorbe le déploiement propre à la voie de la connaissance : celui des organes d’action et de perception parvenus à l’état limité. De vive force Elle extrait et tire à soi toute la moelle de Martanda-le-soleil fixé dans l’état de permanence. Qu’elle réduise cette différenciation mienne née de la peur du devenir !
L’énergie indéfinissable de la connaissance, martandakali, plonge en elle-même après en avoir exprimé le suc martanda qui comprend les douze organes : cinq d’action, cinq de perception, la pensée et 1*intelligence. Leur essence n’est donc pas perdue, elle est absorbée dans la Conscience, ce qui disparaît, c’est leurs séparations. A leur tour ces organes deviennent indicibles comme l’énergie. Ainsi Martandakali éteint la lumière différenciée des organes en se servant de leur propre lumière, la vision par exemple, grâce à l’énergie illimitée et éclatante de la vision, dirigeant leur activité vers leur source. C’est donc le différencié, et non l’indifférencié comme on s’y attendrait, qui abolit le différencié ; d’où la grandeur du sivaïsme kasmirien.
24 - Paramarkakali
Ayant encore et encore introduit en elle-même la série toute entière des organes, cette énergie suprême, infinie, libre de phases successives, faite de l’ensemble des grands rayons intimement fondus en elle, afin d’engendrer une félicité divine déborde d’un magnanime zèle. Qu’Elle soit pleine de grâce envers moi et embellisse le chemin de mon cœur !
Les grands rayons solaires, organes de la connaissance, ayant cessé d’opérer à leur manière successive quand ils se résorbent encore et encore dans la présente énergie, s’emplissent de lumière consciente et de félicité. L’énergie qui échappe au temps est dite pleine de respect à l’égard de sa propre grandeur, et aussi de munificence parce qu’elle distribue sa béatitude dans l’univers. Si elle se montre telle à l’égard du monde, qu’elle soit généreuse vis-à-vis du poète et embellisse le lieu de son cœur en y établissant pour toujours sa demeure.
25 - Kalagnirudrakali
Quand, sous l'influence de la glorieuse puissance qui se joue au royaume de Siva, les moyens de connaissance sont résorbés et que réussit à se dissoudre la surimposition temporelle consistant en corps, souffle, etc., et en l’existence d’un sujet conscient arbitrairement limité, alors cette déesse Tienne est celle qui se joue désormais ; puisse-t-elle être pour moi la béatitude ultime.
L’accent pèse ici sur las, jouer, folâtrer librement, danser avec spontanéité, ce qui devient possible à la disparition de la croyance au moi rendu facticement limité (mitakrta), privé de son naturel ; l’énergie se dévoile alors en sa majesté comme identique à Siva et pleine de la même félicité dans le Je et dans l’univers.
26 - Mahakalakali
La Conscience appelée lumière, exempte de phases successives, demeure latente, résidant en son intime essence, lorsqu’elle s’avance en se dissimulant depuis l’état de vide jusqu’à l’extérieur, à l’extrême limite du différencié. De là même, libre de phases, dès que son impétuosité a disparu, puisse cette grande kali abolir pour moi le temps en sa totalité !
Si la Conscience partant du Vide primordial se répand à travers une extrême diversité dans laquelle elle reste latente, cachant ainsi sa véritable nature, elle ne perd pas pour autant la saveur du Soi, car elle échappe par essence au temps. Elle est donc là, toute déployée. Il suffit que son impétuosité disparaisse pour que, à même le multiple, on prenne conscience qu’il n’y a pas eu la moindre succession et que point n’est besoin de retourner à la pure intériorité, du fait que la Conscience réside partout en sa plénitude. Alors le temps s’abolit d’un coup et à jamais. Telles sont l’harmonie et la stabilité propres à la kramamudrasamata.
27 - Mahabhairavaghoracandakali
C’est en cette Déesse qui se délecte de la parfaite et suprême permanence que bien vite ma pensée s’établit fermement sous l’intuition de la permanence après avoir anéanti toute succession. Alors ayant embrassé le monde entier et aussi l’ensemble des moyens de connaissance, le sujet connaissant et la connaissance définitive, puisse-t-elle adhérer intimement à cette permanente Conscience !
Stabilité et permanence sur lesquelles Abhinavagupta insiste à plusieurs reprises en ce vers caractérisent l’ultime et indicible kali : dès que la Déesse énergie se montre solidement ancrée en sa plus haute plénitude, aussitôt ma pensée brise la succession ; celle-ci disparue, seule règne la Conscience renfermant bien épanouis le sujet, ses organes et sa connaissance assurée ; le monde diversifié réside lui aussi en citi, conscience pleine de dynamisme, car sans elle il n’existerait pas. Mais tant que je ne l’aurai pas réalisé en mon cœur de manière continue et définitive, je n’en serai pas convaincu. Que ma pensée prenne donc refuge en l’immuable Conscience !
Cette strophe correspond à la strophe 13 où, là aussi, Abhinavagupta exprime le vœu de s’établir fermement dans l’Essence absolue. Mais si, l’œuvre des kali étant accomplie, tout est apaisé, cela ne signifie nullement passivité. Abhinavagupta célèbre en conséquence le mouvement d’absorption universelle, ce tournoiement spontané, parce que tout se meut, tout vibre avec intensité en Siva-l’incitateur, jamais inerte, qui baratte jusqu’aux rocs, jusqu’aux brins d’herbe :
28
Le puissant Seigneur identique à l’invincible Soi, en qui résident éternellement ces énergies d’omniprésence, je salue ce Dieu possesseur des énergies, appelé, celui qui baratte, unique essence de l’univers !
29
Ainsi ayant écouté, ô Dieu, les louanges ininterrompues, flot rayonnant de mes énergies, si Tu m’accordes Ta faveur, grâce à elle, sans plus tarder, ordonne que le voile de ténèbres qui recouvre l’humanité entière soit dispersé par les rayons de Ta propre souveraineté.
Dans la soixante-sixième année, le neuvième jour de la quinzaine sombre de margasirsa, moi, Abhinavagupta, j’ai composé cet hymne à la gloire de Siva.