LE KRAMASTOTRA
Source :
Hymnes aux Kali, la roue des énergies divines de Lilian Silburn – commentaires
Introduction
On peut aborder l’étude sommaire de l’ancien Kramastotra d’un double point de vue qui ressort clairement de cet hymne : envisager les kali par rapport à la grande pénétration (mahavyapti) qui fait accéder l’homme par tout son être à la plénitude divine, en harmonie avec le monde, mais aussi considérer cette parfaite intégration comme un processus rapide dont les douze phases sont parcourues en quelques minutes.
L’intégration progressive fait nécessairement suite à une phase de désintégration ; de là l’importance accordée à la mort qui se montre à chaque étape sous des formes nouvelles, mort parce qu'en présence d’une énergie supérieure, se produisent auto-dissolution et effondrement spontané des énergies limitées. Ainsi une mort plus grande absorbe la mort, un soleil plus vaste absorbe la roue solaire à mesure que disparaissent d’elles-mêmes les diverses entraves.
Au début l’énergie se contente d’un clin d’œil : elle ferme les yeux après ce premier coup d’œil, instant créateur où tout n’est que béatitude cosmique lorsque l’intime douceur déferle et s’étale fugitivement comme une vague pour revenir à sa source. Sujet et objet n’ont qu’un contact furtif : le connaissant qui commence à s’écouler vers la chose extérieurement projetée la replonge en lui-même.
Quand création et destruction n’ont plus cours, la kali consolide l’existence durable et prend possession d’un monde nouveau qui bien que multiple est fermement établi à l’intérieur de la conscience. Sa stabilité vient de ce que la connaissance unit maintenant connaissant et connu, d’où la saveur véritable des choses à laquelle s’attache la kali qui détruit leurs différenciations en absorbant avec avidité le nectar offert par les instruments du connaître, organes et énergies purifiés dont le flot se déversant dans tous les états efface l’illusoire différenciation.
Sans tarder l’énergie du Centre qui anime les organes les résorbe en s’emparant des mouvements alternants de l’inspiration et de l’expiration tandis que les énergies vitales replongées en leur vibrante origine s’unifient et s’apaisent d’elles-mêmes.
Alors la sombre Déesse s’attaque au restricteur, l’individu dont l’essence suscite sans arrêt yama, le doute dit de mort, car il anéantit en nous le règne du Tout et vide l’univers de sa substance en extrayant des choses la Conscience pour n’en laisser paraître qu’un aspect décharné et déchiqueté. Tel est le jeu du déploiement auquel va succéder bientôt l’engloutissement quand la Conscience pressure la moelle de l’extrayeur et reprend barre sur l’univers, les limites étant éliminées.
Celle qui extrait cette extraction n’a plus qu’à resurgir en tant qu’Existence véritable, ce déploiement parfait qui procédant de l’universelle matrice, allégé des restrictions et limites, amorce une nouvelle création au niveau de la pure connaissance.
La mort revêt à ce moment un autre aspect non moins redoutable : l’orgueil propre au moi, ce démiurge hautain qui s’arroge ses connaissances, sachant que tout lui appartient puisque contenu en lui et jaillissant de lui seul. De cette mort se repaît la kali intemporelle qui subsiste sous-jacente à la continuité de la connaissance.
Puis à la fois bénéfique et terrifiante, l’énergie kundalini, grâce à l’intensité de sa flamme, en un tournoiement destructeur, engloutit la connaissance jusqu’à ses résidus inconscients, agissant comme au temps du mahakalpa où les résidus disparaissent complètement.
lci commence le flot externe tandis que d’un feu plus brûlant encore la Conscience en sa nature résorbatrice consume le processus des douze instruments du connaître se déroulant dans le temps. D’un trait elle boit ces soleils en mettant fin à leurs saveurs particulières en vue de les plonger dans la Splendeur indifférenciée et de les faire reparaître en leur essence réelle.
La connaissance étant immergée dans le pur Sujet, c’est en sa propre nature que la kali va jouir des organes, aussitôt disparus les samskara du moi dans la flamme resplendissante. Alors cette Splendeur qui absorbe le rayon du moi apaisé devenu maitre de la roue des organes n’est plus feu dévorant mais calme lumière au rayonnement illimité.
La grande kali résorbe le pur Sujet qui vient d’assimiler le cercle de la connaissance, le moi et ses limites temporelles ; mais subsiste encore le Sujet universel (mahakala) désireux d’atteindre son épanouissement et que consume en pleine nuit de indifférenciation le brasier de l’Énergie laquelle se montre en sa nature inconcevable : c’est-à-dire pleinement épanouie et néanmoins libre de toute relation, sujet, objet, connaissance et ses moyens identifiés à la Conscience. Ne règne plus des lors que l’inexprimable Splendeur lunaire.
KRAMASTOTRA
Traduction
1. Srstikali
Semblable à une vague pleine de félicité (qui flue et reflue) dans l’océan de l’Énergie cosmique et jouit en son intime profondeur à la fois (de l’éclosion de l’univers) quand elle ouvre les yeux et (de sa disparition) quand elle les ferme, celle qui repose latente dans le réceptacle indifférencié du monde sensible, cette énergie créatrice, perpétuellement je la salue !
En kula, réceptacle du monde sensible fait de couleur, de son et autres qualités, Siva et son énergie demeurent indistincts. Kaula, l’énergie indifférenciée qui y réside est si profonde et si incommensurable qu’on la qualifie d’océan de la Conscience dont l’énergie créatrice est une simple vague.
Mahesvarananda cite cette stance afin de définir la gloire (sri) ou Beauté universelle comme ce qui révèle la félicité cosmique partout répandue grâce à la fusion spontanée de toutes les autres félicités.
2. Raktakali
Ardente à boire à l’aide des héros et de la ronde des Mères le nectar de sang très joyeusement offert, elle se colore quand la dissolution a pris fin. Je la salue, kali-la-Rouge ou Ravie qui a pour forme l’univers !
Raktakali, la rouge énergie, supplante l’énergie créatrice, et les choses entr’aperçues sont stabilisées, mais à l'intérieur de la Conscience. Elle en boit le suc, le sang de l’univers, dont elle prend désormais la couleur, d’où son nom. Elle revêt ainsi l’apparence du monde. Organes et énergies lui offrent ce nectar avec une joie extrême, leur parfaite connaissance étant celle de la prise de conscience de Soi lorsque les modalités des cinq activités divines opèrent sans arrêt durant l’adoration à douze étapes. Les mâtr, déesses brahmi et autres, forment la roue des mères ainsi que les êtres vaillants que sont respectivement les énergies et organes divinisés du yogi perpétuellement absorbés en une seule activité : l’adoration.
Le cercle des Mères (mâtrcakra) sert à désigner la mahapanagosthi qualifiée de grande afin de ne pas la confondre avec un banquet ordinaire. N’y prennent part que ceux qu'initient les déesses perçues durant le rêve ou l’extase. Bien qu’invisibles ces divinités ainsi que les parfaits prêtent leurs concours en tant qu’initiateurs à la cérémonie dite de ce fait mandala des yogini et des siddha. Assis en cercle hommes et femmes se passent la coupe de vin en même temps que l’extase émerveillée. En ce sens c’est donc un krama bien que sans aucune progression : on ne perd pas son extase en la transmettant à son voisin. A la fin tous en extase sont des bhairava et des bhairavi ayant accompli sans effort et très naturellement la kramamudra. La cérémonie ne serait pas complète si la kundalini n’achevait pour chacun des convives son ascension.
3. Sthitinasakali
Se tenant au milieu du va-et-vient au centre où s’unifient les mouvements de la roue du souffle qui a fait sien le couple ailé, par sa flamme le très pur s’est couché à l’horizon. Je salue la Bien-apaisée, l’énergie destructrice de l’existence.
Les deux coursiers que dompte et ramène à elle la présente kali sont les souffles prana et apana. Ils font converger les conduits grossiers et subtils de la roue des souffles vers le centre grâce à la force de leurs ailes. Leur friction unifie les deux dvadasanta situés l’un au cœur et l’autre à l’extérieur. En ce centre la kali tient ses assises ; elle n’est autre que la vibration qui se manifeste grâce à cette friction unifiante de l’inspiration et de l’expiration ; elle accède au centre intérieur le plus élevé puis sort à l’extérieur dans son désir de félicité cosmique et pour remplir 1‘univers. Ce faisant elle efface les distinctions entre inspiration et expiration, externe et interne. Alors bien apaisée, se reposant en elle-même, elle consume par sa flamme le pur sujet conscient encore limité et lui fait perdre ses limites dans le Sujet universel.
4. Yamakali
Le restricteur régit l’option restrictive dont la restriction consiste à pressurer toutes les choses pour en extraire la Conscience en vue de restreindre l’univers ; Celle qui dans sa passion pour le jeu de l’apparition et pour le grand engloutissement extrait et tire à soi l’essence de ce restricteur, kali-l'extrayeuse, c’est elle que je salue !
L’univers est contracté parce qu’il est sous l’empire de yama, le doute mortel, point de vue qui restreint et particularise. Yama lui-même est régi par yantr, le restricteur ou individu rendu tel par la grande kali qui, sous forme d’énergie obscurcissante et pour restreindre par le temps et le lieu l’univers, s’attache au déploiement du samsara, continuité du doute à laquelle le restricteur ne peut échapper par ses propres moyens. Mais kali sous forme de grâce s’adonne aussi au grand engloutissement : elle absorbe alors l’essence du restricteur, le tire hors du samsara et le libère de ses doutes ; son essence restrictive supprimée, seule demeure la certitude propre à l’Essence indivise. Ainsi en vue d’éliminer entièrement les germes du devenir et de purifier le prameya de ses résidus d’objectivité, yamakali s’amuse ici à susciter le plus grand des doutes pour mieux l’anéantir à l’aide d’une seule et même activité qui consiste à extraire en contractant et en tirant à soi (samkars).
5. Samharakali
Sans pensée, infinie, matrice universelle, elle ferme les yeux en résorbant les choses afin de surgir à nouveau pleinement existante, elle l'éternellement surgissante. Je salue kali-la-résorbatrice toute-vide et toute-joyeuse !
Vide, car sans pensée à double pôle, mais douée de la plénitude de l’existence puisqu’elle contient l’essence des choses. Débordante de joie du fait que la Conscience est pleinement épanouie, le différencié ayant disparu.
6. Mrtyukali
Conscience dévorante par laquelle est engloutie la Mort, orgueil démesuré, qui provient de l’heureuse excitation s’étendant à toutes les activités du moi quand il se dit, c’est à moi ! Énergie destructrice de (cette) Mort et qui surgit intemporelle, c’est elle que je salue !
Mrtyu, connaissance ordinaire contenant encore des résidus engendre un moi orgueilleux qui exulte à la vue de ses possessions.
7. Rudrakali ou bhadrakali
Par la flamme de son infinie puissance, elle avale l’univers en roulant les yeux avec un furieux froncement des sourcils qui met un terme au devenir comme au moment de l’extermination à la fin du grand cycle cosmique. Je la salue, cette pure bhadrakali- la-bénéfique !
Grâce à son repos dans la parfaite intériorité, rudrakali va à nouveau coaguler d’une manière intense tout vestige de doute puis l'engloutir complètement.
8. Martandakali
Pour consumer l’activité temporelle elle absorbe la roue de l’oiseau-soleil comme la flamme boit un papillon de nuit. Elle met un terme à toutes les saveurs, je m’incline constamment devant cette énergie résorbatrice du soleil !
Alors prenant pour combustible l’activité temporelle, celle du sujet limité, elle consume la roue solaire faite des douze instruments de sa connaissance.
9. Paramarkakali
Bhargasikha, flamme aiguë de Siva, telle une flamme qui s’éteint dans la Splendeur apaisée où les douze soleils se sont couchés et levés ; Celle en qui son éclat disparaît, je la célèbre, l'Énergie infinie qui absorbe le suprême rayon de lumière !
10. Kalagnirudrakali
L’effroyable feu du Temps destructeur a embrassé et dévoré le carquois de flèches ignées sous forme de roue solaire en surmontant la succession temporelle ; Celle en qui il se dissout, je la célèbre comme l’énergie résorbatrice du feu temporel !
Il s’agit du Sujet encore limité, mais par-delà les organes et le moi. et que dévore la présente kali.
11. Mahakalakali
Au champ de crémation où de nuit se dissolvent les grands éléments, elle engloutit le Temps puissant ainsi que l'assemblée formant la ronde des énergies qui volent dans le ciel, dans l’espace.
Je rends hommage à l’inconcevable kali semblable au feu attisé par le vent !
L’énergie omnidévorante avale le Sujet universel (mahakala). D’après le pandit Harabhatta Prasad, le brasier s'allume dans la nuit de l’indifférenciation, pure intériorité où les cercles de l’objet connu et des instruments de la connaissance se consument pour faire place au seul Sujet plénier. Nuit pour l’homme ordinaire mais non pour le yogi qui y participe en pleine conscience. Le lieu de crémation est le corps et en particulier le cœur dans lequel tous les éléments s’absorbent, entrant l’un après l’autre dans sa cause respective, la terre dans l’eau, l’eau dans le feu, le feu dans l’air, l’air dans l’éther, puis le grossier dans le subtil et le subtil dans le suprême jusqu’au Cœur universel. Au champ de crémation le yogi se comporte en héros (vira) se repaissant de la chair des mortels ; ses énergies qui se plaisent en ce lieu dansent une ronde autour de lui en un tourbillon allant du centre (la pure conscience) jusqu’aux organes des sens, d’action et de connaissance. Ces huit énergies forment une troupe (gana) et comme chacune se divise en huit et ainsi indéfiniment, leur nombre est illimité.
Ces mêmes énergies doivent, elles aussi, se résorber en Kalasamkarsini, car le yogi meurt d’une mort divine : identique à Bhairava il se perd à jamais dans la divinité.
12. Mahabhairavaghoracandakali
Réalité même du Quatrième état, fort habile à mettre en branle la roue des rayons lumineux de celui qui charpente la triple succession, je rends hommage à cette énergie dite la Féroce, la Terrifiante, la Très-redoutable, Splendeur lunaire dans l’éther de l’absolu !
L’ultime kali est nommée Canda ou Durga parce qu’elle met fin à la multiplicité du monde objectif, Ghora du fait qu’elle résorbe les instruments de la connaissance et Mahabhairava quand elle absorbe en elle-même le Sujet universel.
Kalakasa est la seizième portion du cercle lunaire ou suprême Sujet conscient saisi en son ineffable essence.