THÈMES ESSENTIELS DU SYSTÈME KRAMA
Source :
Hymnes aux Kali, la roue des énergies divines de Lilian Silburn – commentaires
Lien interne : Voie de l'énergie
Dès les premiers mots de son Srikalikastotra, hymne à la louange des énergies dénommées kali, Sivanandanatha pose la non-dualité absolue, la Conscience totale qui embrasse forme et sans forme, être et non-être (sadasad), bien et mal, et hors de laquelle il n'y a rien, tout son système étant résumé par l'expression niruttarasahaja, spontanéité du sans-égal ou du sans réplique, selon les divers sens du terme : l'Unique qui est le Tout, la Conscience incomparable qui seule existe ; unique et prenant l'aspect du multiple, on la qualifie de sans-second (advaya) du fait qu'elle exclut l'autre, d'incomparable (asama), de splendeur suprême (dhaman). Elle est la divinité dite niruttara, terme composé de nir, privatif et uttara le plus haut de deux, d'où ce qui n'est pas le plus haut de deux, ceci non pas dans le sens d'inférieur à deux mais parce que la divinité étant seule et unique, elle n'a rien à transcender. Anuttara désigne ainsi l'ineffable domaine où inférieur et supérieur n'ont plus cours.
Et pour plus de sûreté, de peur qu'on se méprenne malgré les éclaircissements, Sivananda précise à la stance 18 niruttaratara, elle surpasse l'insurpassé, elle est donc par-delà ce qui n'a pas de supérieur, cette expression niant ainsi sa transcendance par rapport à quoi que ce soit ; en effet elle contient tout, sans aucune dualité de contenant à contenu, sans aucune différenciation d'intérieur-extérieur, car autre qu'elle, c'est elle encore et toujours. Nous verrons que la Conscience est tout : louange, loué et laudateur.
Ksemaraja, s'élevant contre la théorie qui soutient l'irréalité du monde manifesté, dit expressément que le Seigneur se révèle en tant qu'anuttara du Trika sous forme de la triple énergie supérieure, intermédiaire et inférieure en manifestant simultanément la différenciation propre à la veille, au rêve, et aussi sa propre indifférenciation à l'intérieur même de ces états variés. Son maître, Abhinavagupta, écrivit l'Anuttarastika, huit stances en l'honneur de l'absolu où se trouve condensée sa doctrine de la non-dualité ; l'anuttara y prend le sens de Réalité unique, indicible Conscience de Bhairava qui existe à jamais et se répand de façon spontanée en toute liberté. Il compare l'apparition de la Lumière consciente au dépôt d'un fardeau et y voit l'acquisition d'un trésor oublié : le royaume de l'universelle absence de dualité.
Un autre mot parallèle à anuttara insiste sur l'aspect de sans-second, ekavira, unique et qui ne tolère pas de second, sans analogue ni opposé, il est le seul. Rien ne lui est semblable, extérieur, indépendant, ni même subordonné. Unicité propre à la Conscience absolue, le Tout, c'est Paramasiva doué de ses énergies entièrement déployées.
Un tel non-dualisme se montre aussi large qu'intransigeant puisqu'il n'y a rien d'autre que l'Un. Dès lors la dualité est sapée à la base, et pourtant l'advaya ainsi entendu n'est pas exclusif à la manière de celui de Sankara qui considère liens et devenir comme une pure illusion. Abhinavagupta par contre ne rejette rien hors de l'absolu, pas même les liens, l'illusion n'étant qu'une forme de l'énergie créatrice.
L'école Krama part de l'expérience mystique intégrale, expérience d'ordre pratique sans rien de théorique, sans théologie ni morale, et construit autour d'elle un système axé sur l'Énergie-Conscience. Bien que rares soient les documents, et éparses les données qui nous sont parvenues, j'essaierai d'en articuler brièvement les éléments.
Et d'abord l'essentiel du système comme je viens de le montrer réside dans l'unicité de la Conscience, énergie totale. Siva et la divine énergie ne se tiennent-ils pas toujours enlacés ? Ce qui signifie que notre propre énergie ne peut ni ne doit jamais se séparer de Siva, pure conscience indifférenciée, et qu'immergée en lui, elle ne doit se dépenser qu'en lui seul.
La Réalité ultime étant essentiellement conscience, peu importe que le Trika et la Pratyabhijna l'appellent Paramasiva en qui Siva et son énergie ne font qu'un, ou que le Krama la nomme Kalasamkarsini, Kali, selon leur désir de mettre en valeur Siva ou son énergie. Mais en fait il n'y a pas suprématie de Siva par rapport à l'énergie ou inversement, puisque Siva et l'énergie sont inséparables. C'est sur la voie seulement que l'énergie joue souvent le rôle principal ; mais à l'arrivée il n'y a que plénitude de la divinité totale, l'indicible Splendeur.
Un autre point que souligne Sivananda concerne une très ancienne notion de l'Inde, mahakala le grand temps destructeur devenu l'un des noms de Siva. Selon le Srikalikastotra, Siva-mahakala désigne l'essence du temps que la déesse Conscience fractionne en douze kali puis qu'elle fait briller en elle-même. Par sa volonté le temps indivis, Mahakala ou l'effroyable Bhairava, engendre le monde entier mais abolit également la différenciation qu'il a émise quand la grande kali qui dessèche le temps omnidévorant le châtie d'une terrible manière.
Ainsi le temps se montre en sa parfaite ambivalence puisque, indivis par essence, il revêt l'aspect d'une succession asservissante, source d'un devenir fluctuant et douloureux. Mais si dans son œuvre destructrice et fatale il mine la vie humaine d'instant en instant, c'est à même l'instant aussi que l'on retrouve son essence primordiale. Les cycles des douze kali servent précisément à ressaisir le temps en sa réalité, l'éternel et immuable Siva.
A cette fin, et contrairement au Trika qui explique toujours l'inférieur par le supérieur, le Krama qui insiste davantage sur la pratique suit une marche ascendante, c'est-à-dire va de l'énergie telle qu'elle se présente à nous, fragmentée dans l'espace et dans
le temps, jusqu'à l'énergie transfigurée. Alors le temps maudit, hideux, sans changer de nom, va recouvrer son essence de mahakala, Temps suprême, indivis, ou celle de kali, énergie divine qui engendre le temps mais qui également le pressure pour en-extraire la moelle quand elle revêt la forme de kalasamkarsini.
Siva apparaît donc comme le danseur qui par les mouvements de son énergie ordonne les rythmes temporels et dispose les directions spatiales. Cette même énergie, qui ne fait qu'un avec lui, va permettre à l'homme attentif à ses rythmes de se fondre en Siva-mahakala et de parvenir enfin à l'ultime Kali.
Puisque le système Mahartha-Krama nous propose comme but la conquête de nos énergies prisonnières du temps, on comprend le rôle primordial qu'il attribue à la succession temporelle (krama). Lorsqu'on la connaît bien, on peut la surmonter grâce au geste mystique qui appose au devenir le sceau de l'immuable, cette kramamudra auquel le système doit son nom.
Les moyens pour atteindre ce but se ramènent à deux : intensifier et magnifier l'énergie, en particulier à l'aide de l'union sexuelle, et s'exercer à une discrimination subtile associée à une analyse du discontinu afin d'éliminer notre conception de la durée et de prendre conscience que le vide nous est, à chaque instant, offert. Il suffit donc de transcender l'alternative (vikalpa) ou l'hésitation entre saisir et repousser qui use nos forces et engendre l'impression de durer en nous rivant au devenir. La purification des vikalpa qui facilite la convergence des forces bannit la confusion et le trouble (moha) au profit d'une évidence totale et définitive.
Un tel exercice relève donc de la voie de la connaissance qui implique une grande vigilance en vue du déploiement de l'énergie intensifiée et purifiée. Et cette vigilance tend au vide car les kali se présentent souvent sous forme d'énergies vacuitantes qui s'opposent aux habitudes invétérées du moi. Ceci nous conduit à une étude des puissances négatrices illustrées par le feu de la Conscience qui consume le multiple et livre accès à l'absolu quand se creuse le vide interstitiel entre deux modalités conscientes. Nous verrons que certaines des kali sont comparées à des flammes dévorantes, à un immense brasier ou à une flamme apaisée. Ces images sont d'autant plus précieuses que le feu disparaît sans laisser la moindre trace après avoir consumé son combustible, comme les kali dans l'ultime Kali. Entendons Vide également en un autre sens, car ce que l'on prétend détruire est dépourvu d'existence, ce ne sont que limites artificielles surajoutées à la Conscience et que celle-ci renferme. Qu'elle déferle sur ces limites, les engloutisse, il n'y aura plus que Conscience.
Si l'homme ordinaire se plaît aux limites et à la multiplicité qu'il appréhende, le yogi ne voit, lui, que la Conscience et ses énergies. Illusoires sont les limites mais réelles les énergies divines. Ces énergies sont identiques à la divinité comme les énergies ignées, chaleur, luminosité et autres sont inséparables du feu, ou les rayons solaires du soleil. Nos puissances qui s'étalent en ondes vibrantes, irradiations de l'essence, lorsqu'elles sont toutes réunies et prises en leur indifférenciation originelle, constituent notre liberté. C'est par jeu que la libre énergie de Siva se diversifie en un univers infiniment varié et pourtant non-différent du support en lequel, simple reflet, il se manifeste.
Un autre symbole éminemment dynamique caractérise le système Krama, celui de l'ineffable Roue de la conscience (l'anakhyacakra). En elle se trouvent harmonieusement agencées les diverses roues des énergies, entre autres la roue à douze rayons ou douze kali; leur ensemble permet de situer l'expérience humaine en sa totalité et de montrer que l'homme et l'univers
ne font qu'un. Ainsi le système des kali a l'avantage de contenir à la fois théorie et pratique, flux et reflux de l'énergie, lien et délivrance, yoga avec ou sans effort, et de décrire les phases mystiques essentielles, de façon précise, chacune d'elles offrant une ouverture vers l'infini.
Il ne faudrait pourtant pas croire qu'il s'agit de structures solides car dans ce système tout est mouvement ; c'est pourquoi de préférence à des roues ou cercles concentriques dont les moyeux seraient fixés sur un même axe médian, mieux vaudrait imaginer une spirale tourbillonnante, qui, en un mouvement des plus vibrants, s'élève selon un axe vertical, celui de la kundalini , ou qui, tournant dans le sens opposé, retombe et ralentit en dessinant des cercles bien définis. Ici deux possibilités s'offrent à l'homme : se cramponner aux cercles et à leurs cloisonnements qui constituent le devenir (samsara) et sa fragmentation, ou bien vivre ces cycles en leur totalité vibrante et subtile, celle de la Conscience plénière et indifférenciée, moyeu et circonférence se confondant, et découvrir alors la liberté sans heurt qui met à même de franchir en se jouant cercles et cycles temporels, puis, le Centre atteint, de les abolir. Choisir la première, c'est s'enfermer dans les limites du je façonné ; choisir la seconde, saisir la Roue en son infinité, c'est prendre conscience du moi et des choses en leur essence d'énergie et, en tout, limites et liens compris,
ne voir que la déesse, puisque rien d'autre qu'elle n'existe.
De ce fait, intelligence, organes sensoriels et cognitifs n'ont pas à disparaître mais à recouvrer leur efficience qu'oblitère la croyance au moi individuel.
Afin de mieux montrer que le moi borné n'ayant pas d'existence propre n'a pas à être éliminé, le Trika et le Krama n'emploient pas deux termes différents comme jiva et atman pour désigner l'individu et le Soi de peur que l'on imagine deux substrats distincts, mais, du début à la fin, insistent sur le Je (aham), essence sous-jacente qui s'étend de l'ahamkara, je conditionné, au Je purifié (aham) puis au Je en sa plénitude (purnahanta) ; ou encore le sujet conscient (pramatr) qui apparaît d'abord limité (mita), ensuite suprême (para). Ainsi, pour laisser subsister le Je absolu, et lui seul, qu'on se borne à se délivrer de la croyance aux limites qui le cernent et à l'attachement qu'elles suscitent.
Chacun de nous est donc le Centre qu'il suffit de connaître pour tout connaître, car il y a identité foncière entre le Je, Siva et l'énergie consciente. Immensifier le moi, briser ses limites et non l'abolir, tel est l'apport du Tantrisme. Si je me reconnais comme le Seigneur de sorte que ses énergies très réelles me tiennent lieu d'énergies, si je vois que mon existence est son existence, que le Soi divin ne diffère nullement de mon propre Soi, alors je me trouve vraiment à l'abri de la dualité.
Désormais pour celui qui échappe à ses limites, en quoi consistent omniscience, omniprésence et toute-puissance effectivement possédées ? Non point à contrecarrer les lois naturelles mais à accorder aux autres la faveur suprême : paix et béatitude, à tout savoir de ceux qu'il conduit par sa grâce et selon le plus court des chemins avec les moyens les mieux adaptés ; et son efficience est de mener à terme la seule chose qu'il puisse encore désirer, le retour vers Siva de tous ceux qui y aspirent ardemment.
Je et spontanéité (sahaja).
L'originalité de Sivananda et du système qu'il inaugure se rattache au spontané et à l'inné. Sous le nom de sahaja, le spontané se répandra dans l'Inde entière, du Moyen Âge jusqu'à nos jours, par l'intermédiaire de certaines écoles de yoga qui lui devront leur renommée.
Ce spontané n'a rien de comparable au naturel entendu au sens ordinaire : il répond à une expérience mystique précise qui se révèle à l'issue de la pratique de la kramamudra ou de celle des kali, expérience cosmique du déroulement des énergies sur un fond d'immuable félicité, au moment où l'on prend conscience que rien de nouveau n'a surgi et que jamais l'Inné ne fit défaut. Cette kramamudra est une intégration totale de l'homme et de l'univers. La grandeur de ce système due, comme je le montrerai, à cette expérience, est de prendre comme point de départ la vie quotidienne, de ne rien refuser mais d'affiner et d'exalter les données dynamiques, puis de les diviniser.
En vue d'une telle intégration et pour jouir du spontané en pleine énergie et à l'intérieur même d'un devenir libéré de crainte, de doute, et échappant à la détermination du samsara, nos facultés sensibles et intellectuelles doivent être purifiées graduellement. Cette préparation qui précède l'illumination consiste en un bon usage de l'énergie grâce à une fine discrimination ; puis les notions purifiées, l'empire du temps amenuisé, le miracle a lieu : l'homme franchit d'un bond les limites et, libéré de la succession, s'éveille à la véritable Vie. Mais pour que règne la spontanéité, il lui reste à répandre le flot de l'illumination à tous les niveaux de son être, ce à quoi tendent les pratiques kramamudra et kramakali, visant à un parfait équilibre. Celles-ci achevées, il éprouvera le successif dans le non-successif et le non-successif dans le successif selon la formule des maîtres du Trika. Une très fine discrimination s'avère ici encore indispensable puisqu'il faut discerner dans tous les domaines deux processus en apparence semblables, l'un propre à l'homme ordinaire, l'autre à l'homme libre, avec pour intermédiaire, la purification qui mène à l'éveil de Soi.
Voie de l'énergie
Ainsi sur le plan du désir, de l’intention et de l’affectivité, l’homme rivé au devenir, en proie à l’indécision alterne sans répit entre les deux pôles de l’attirance et de la répulsion, d’où l’arbitraire (krtrima) de ses désirs associés au déterminisme de la fructification des actes. Le yogi que rien n’attire ni ne repousse, vit dans l’unité sans gradation du Quatrième état (turya) par-delà tout choix, ses vikalpa purifiés et devenus très subtils. Quant à l’homme libre et équilibré dont la volonté est divinisée, il jouit d’un libre choix : élan vers l’univers ou retour à l’origine, la spontanéité se substituant au déterminisme de l'être asservi. Il peut savourer les choses de ce monde mais à l'intérieur de la félicité du Soi, d’où une béatitude d’ordre cosmique, très supérieure à la félicité de la pure conscience éprouvée dans le Quatrième état.
On peut distinguer ces mêmes étapes au niveau de l'intelligence : la pensée discursive et ses deux pôles entre lesquels oscille l’homme soumis à leur sortilège, la pensée purifiée où le Je ineffablement conscient de Soi ne pense ni à des objets ni à lui-même comme pensant et dont l'intelligence fuse hors de la vie psychique ordinaire, acquérant la certitude au-delà des dilemmes auxquels elle se complaisait jadis, enfin la pensée divinisée, rendue à sa nature intuitive, se jouant des notions, en sorte que les vikalpa, toute nocivité perdue, déferlent sur le fond indifférencié (nirvikalpa).
La discrimination subtile qui revêt des formes très variées doit son importance à ce qu’elle met à nu la racine même de l'aberration monstrueuse qui de l’élan spontané ne cesse de forger des structures à double pôle (vikalpa). Cette aberration infinitésimale qui se produit à chaque instant consiste en un déséquilibre, une oscillation : l’élan fléchit, la certitude se perd, le trouble naît. Pour retrouver l’élan initial il faut dissocier les vikalpa et, dans ce but, comprendre comment notions et impressions se déterminent les unes les autres et, ce faisant, engendrent la durée.
En dignes héritiers des Bouddhistes Yogacara, les partisans du Krama admettent l’universelle impermanence des choses et des notions mais, contrairement à eux, soutiennent l’immuable nature du Soi. Dans la perspective de l’Acte suprême (spanda) et du Je (aham), la temporalité s’évanouit. Dès qu’il y a agent et action, apparaissent processus et devenir. L’erreur qui suscite la durée s’introduit donc avec le lien unissant agent et action. Afin d’annuler le temps linéaire il faut se tenir à l’acte en vivant dans l’instant lorsque l’intérêt s’éveille, car si l’acte dure, devient une habitude, l’ardeur s’émousse et le vikalpa surgit. Ou à défaut, il faut retourner à la pure expérience du Je en revenant à l’acte initial dépourvu de la tension qui oppose sujet et objet.
Le yogi qui suit la voie de l’énergie travaille sur les vikalpa et tend à les réduire selon une méthode purificatrice (vikalpa-samskriya) en vue d’atteindre le nirvikalpa. A cela sert la véritable discrimination (sattarka) qui analyse nos mouvements internes, et culmine dans de fulgurantes prises de conscience.
Le vikalpa, nous l’avons dit, implique scission (vi) et se trouve à la source de toute forme de dualité. Il s’alimente à une tendance inconsciente (samskara), nœud ou coagulation qui fait obstacle au flot spontané de l’énergie considérée en sa nature profonde. Les samskara étant inconscients on peut y avoir accès par le vikalpa : si l'on a été affecté d’une façon particulièrement intense en telle ou telle circonstance, on doit rechercher en soi-même les raisons de la réaction produite et, plus on approfondit, plus vikalpa et samskara se décantent. Une pareille purification repose justement sur leur caractère instantané. Abhinavagupta montre dans le quatrième chapitre du Tantraloka de quelle manière un vikalpa momentané engendre une tendance, momentanée elle aussi, laquelle détermine une autre tendance et ainsi de suite. Si l'on obéit à la pente naturelle de ses associations d’idées, de nouvelles tendances se font jour et l'on parvient insensiblement à une idée très différente de l’idée initiale. Afin de purifier la pensée il faut se concentrer sur une série d’idées semblables sans que la moindre déviation s’insère entre deux samskara.
Lorsque le partisan de la voie de l’énergie cherche à actualiser une formule telle que « cet univers est mon œuvre », celle-ci manque au début de clarté, mais elle s’éclaircit s’il demeure vigilant à la charnière de deux pensées, elle devient ensuite intense et enfin des plus intenses et d’autant plus évidente qu’elle détient à elle seule le champ de la conscience : l’univers lui apparaît alors réellement comme son œuvre, le Je reconnu étant celui qui l’engendre. Abhinavagupta décompose encore chacune des quatre phases en d’autres nuances pour mieux faire comprendre la subtilité du processus ainsi que la manière dont nous pouvons avoir conscience de nos structures articulées ; entre chaque phase, dit-il, on peut discerner une autre tendance que perçoit seule une vigilance soutenue : entre le manque de clarté initial et la clarté, il existe une tendance à la clarté etc.
A travers ces nuances infinies, la vigilance s’achève en sattarka, juste discrimination ou intuition réalisatrice qui s’effacera à son tour devant le nirvikalpa, absence d’option propre à la voie de Siva.
Malheureusement ce processus de dissolution des tendances est trop subtil pour qu’on puisse le décrire : il a lieu lors d’une véritable absorption (samavesa) et non en dehors d’états mystiques. Il faut donc parcourir la voie de l’énergie pour comprendre la nature d’une semblable lucidité intuitive : d’une part on ne peut penser ces états, la raison discursive n’y ayant pas accès, et d’autre part les nœuds dénoués disparaissant aussitôt, il importe de ne pas les ressusciter en les remémorant ; si la pensée de nouveau s’y greffait, à l’instant le vikalpa reviendrait, remettant tout en question. A l'issue d’un tel processus le sujet se sent libre et joyeux, car il a atteint une conscience élargie et légère.
Se tenir vigilant à la charnière de toute mutation permet de parvenir non seulement à l'état où l'univers se révèle comme notre propre gloire, mais rend également apte à dissocier vikalpa et samskara les uns des autres du fait que rien ne dure, que tout est en constant mouvement et jaillit sans cesse à l'existence. Alors la pensée jadis dualisante, désormais lucide et tranchante, « sera la buche qui coupe la racine de l'arbre fourchu de la funeste différenciation ».
Un exemple fera mieux saisir la nature exacte du discernement : l'arc de Siva-Rudra. La flèche ne partira pas si la corde relâchée oseille en un large mouvement. Par contre Rudra tire des flèches dans l'instant, perpétuellement, d’un arc bien bandé, et la flèche frémissante jaillit d’une très pure intention, du Centre entre les deux extrémités de l'arc, d’où elle puise l’élan qui la projettera au loin.
On comprend donc l’importance de l’instant, celui de l’efficience d’un acte qui se réalise spontanément : au départ, l’élan, puis la flèche vole, vive comme l’éclair, et à l’arrivée s’enfonce résolument sans vaciller, en un seul point, l’ensemble de ce processus ne faisant qu’un tout vivant où arc, corde, flèche et cible participent à la même vibration, celle du cœur du divin Archer. De façon analogue fuse la prise de conscience de Soi, dans l’instant, en pleine lucidité de cœur et d’esprit.
Cette vibration de l'arc bien tendu est ce qui dissocie les vikalpa. Pour que se déroule le libre jeu de l’acte, sont nécessaires à la fois l’énergie d’une vibrante intensité et la flèche acérée de l’acuité discriminatrice.
Ainsi « réalise-t-on son identité à l’énergie divine parfaitement reconnue » et peut-on jouir de façon très précise dans cette voie d’une efficience particulière : il suffit d’absorber sa pensée dans l’énergie du mantra et d’appliquer ce mantra de manière définie pour obtenir ce que l’on veut, sante, paix...
Tels sont donc les deux effets principaux sur lesquels insiste l’école Krama : d’une part, la discrimination qui permet d’éviter les faux systèmes, leurs voies sans issue, et qui culmine en la reconnaissance du guide accompli doué naturellement de sattarka ; d’autre part, l’efficience de la pensée purifiée, celle du mantra silencieux réduit à de pures vibrations, apte à faire tournoyer la roue des kali.
La voie de l’énergie étant du début à la fin essentiellement mystique n’a que faire des moyens de libération que prônent philosophes et ascètes de l’Inde : membres du yoga, refrènements, disciplines, postures, ce déploiement externe qui n’intéresse que le souffle, le corps, la pensée ; ne concernant pas de façon immédiate la Réalité, il ne peut mener à la prise de conscience de cette Réalité. Apparaissent inutiles sinon nuisibles le contrôle de la respiration, la rétraction de la pensée, la concentration, la méditation et le samadhi lesquels n’ont d’efficacité, et encore toute indirecte, que sur la voie préparatoire de l'activité et de l’effort.
Par contre sur la voie de l’énergie, seuls le discernement et sa mise en œuvre ont un rôle éminent. Quant au culte et à ses pratiques grossières : bains purificateurs, oblations, récitations et autres, ils ne sont d’aucun secours. Pourtant le Krama fait une large place à la vénération intérieure des kali qui n’a rien d’artificiel puisqu’elle s’adresse à nos énergies et qu’elle a lieu en pleine activité quotidienne, n’importe où, n’importe quand, avec pour seule offrande à verser dans le feu de l’ultime Conscience ce qui donne satisfaction à la pensée et repos aux organes. Selon la Rjuvimarsini une telle puja permet de contempler l’objectivité reposant dans la Conscience.
Nous verrons que la pratique des kali tend à l’adoration spontanée appelée Cœur suprême, Acte pur et vibrant (spanda), vague, parce que tout flue sans préparation du corps, ni de l’attention, ni du souffle ni de la parole. Il suffit donc de résider de façon immuable dans la Réalité sans se soucier des restrictions relatives à pureté, impureté et à toutes les autres limitations, celles-ci n’ayant plus cours dès qu’il s’agit de pénétrer dans la Conscience suprême. Extraordinaire est, selon Abhinavagupta, l’homme capable d’une telle adoration : « L’abeille et non la mouche, dit-il, apprécie au plus haut degré le parfum de la fleur ketaki, de même est exceptionnel celui qui, incité par la grâce du Seigneur, s’éprend de l’absolue non-dualité de Bhairava. »