LE VIDE SELON LE KRAMA
Source :
Hymnes aux Kali, la roue des énergies divines de Lilian Silburn – commentaires
Les systèmes sivaïtes non-dualistes du Kasmir ne sont nullement des systèmes du vide, car ils ne font aucune place à l'inexistence, au néant. Leur position est claire : seul existe ce qui se manifeste à la conscience.
Dira-t-on que l'inexistence consiste en l'absence d'un objet que l'on s'attendait à voir résider en un lieu particulier ? A cela Abhinavagupta répond que l'objet absent est encore un objet que l'on se représente. La suprême Réalité de l'objet à connaître est Siva, Lumière consciente (prakasa), et ce qui ne se manifeste pas à la conscience (aprakasa) n'existe pas : en effet, même s'il s'agit d'un objet absent, un fondement à l'existence subsiste, à savoir un cri d'étonnement (camatkara) : tiens, il n'est pas là ! On ne peut donc soutenir une absence complète de connaissance à son sujet. En d'autres termes, l'absence ne cesse pas d'être une présence imaginée ou pensée.
Abhinavagupta n'accueille pas volontiers le vide et se refuse à accorder quelque valeur aux pratiques qui s'y rapportent. Ainsi des quatre approches traditionnelles visant à la purification intégrale de la personne, il ne s'intéresse qu'aux trois premières : 1. la pratique qui, durant la veille, concerne les organes sensoriels (karana) en vue de purifier le corps, 2. l'apaisement du souffle et son ascension (uccara) qui se produit jusque dans le sommeil profond, et 3. le recueillement (dhyana) où la pensée intuitive s'approfondit lors d'expériences mystiques que l'on assimile au rêve. Quant à la quatrième démarche, celle du vide, il la repousse parce que, dit-il, si l'on peut agir sur le corps, le souffle et la pensée, tous susceptibles de s'imprégner de conscience, il n'en va pas de même pour le vide inconscient dans lequel volonté et connaissance lucide ne s'exercent pas.
Le Krama-Mahartha qui se plaît à la dialectique du plein et du vide, semble avoir une position plus nuancée ; il s'intéresse surtout au vide dynamique sous l'aspect des kali dans leur rôle de puissances négatrices qui font échec aux structures psychiques et aux dispositions latentes. Néanmoins il n'envisage jamais le vide comme une fin en soi mais comme un moyen permettant au tumulte intérieur de s'apaiser et à l'acte spontané de s'épanouir. Sous l'influence du Bouddhisme Mahayana le vide apparaît aussi dans le Krama en rapport avec le discontinu et l'instantané : à chaque moment un vide se creuse sous nos pas, brisant notre durée, d'où la possibilité de jaillissements nouveaux, ou plutôt de mise à nu de l'immuable Réalité.
Dans tous les cas il s'agit d'un même vide considéré sous des angles divers ; ceci deviendra évident dès que nous aurons dégagé dans ses implications métaphysiques et mystiques la distinction majeure qui va se retrouver constante par la suite. La Conscience, la Réalité même, est plénitude indifférenciée. Elle détermine un vide suprême, nous le verrons en détail plus loin, dans lequel l'univers pourra se manifester en son infinie variété. En ce vide l'univers apparaît comme un réseau sans consistance, discontinu : considéré comme tel, on a le vide proprement dit (sunya) qui se présente à nous à tout instant. Par contre, saisi en sa substance comme la Conscience absolue, ce même univers n'est autre que la plénitude indifférenciée ; d'où le qualificatif d'ineffable (anakhya).
Sous ce double aspect le vide se trouve également sur la voie de l'être qui vit dans le réseau serré du monde objectif mais qui pourtant cherche à le percer pour atteindre la plénitude : il peut accéder soit au vide superficiel et passif, généralement stérile, qui laisse à découvert les zones obscures de l'inconscient propres aux tendances appelées samskara, soit à l'indicible (anakhya) grâce au vide interstitiel ou voie médiane entre deux extrêmes où la Conscience innée se dévoile à lui. Ainsi se succèdent des cascades de vides et d'anakhya selon les encombrements qui demeurent encore, quant au vide, et selon la plus ou moins grande lucidité de la conscience, quant à l'indicible état.
La conception relative à Siva-sans-relation (anasritasiva) et au vide originel, à l'orée de la manifestation universelle, reste obscure tant les textes sont succincts. Abhinavagupta lui consacre plusieurs versets ; son disciple, Ksemaraja n'y fait qu'une allusion mais de toute importance ; l'image dont il se sert mérite d'être reprise et expliquée, car si l'on ne comprend pas en quoi consiste le vide, l'expérience des kali restera lettre morte.
« Désirant manifester sous forme de l'éternel Siva et autres catégories l'univers entier qui repose en lui comme lui étant identique, Paramasiva fulgure d'abord en tant que Lumière consciente sous l'aspect de Vide par-delà tout vide (sunyatisunya) ayant pour synonyme siva-sans-relation ; on le nomme tel parce qu'il n'a pas l'expérience de l'unicité de la Conscience absolue (dans laquelle Conscience et univers sont identiques). Puis il se déploie en révélant les mondes, les catégories ainsi que les sujets qui en jouissent, ceux-ci n'étant que la cristallisation de l'essence consciente ».
Voici ce que Ksemaraja veut dire : Paramasiva est la plénitude indivise et l'intériorité absolue contenant en elle-même Conscience et puissance, Soi et univers, la Lumière (prakasa) non différenciée de son acte vibrant et libre (vimarsa). Comment alors le monde surgira-t-il de cette plénitude et de cette parfaite unité ? A cela Ksemaraja fait une double réponse, l'une plus philosophique relativement à Siva-sans-associé, l'autre plus imagée quant au Vide ultime : d'une part le suprême Siva se manifeste d'abord comme l'Unique, pure Lumière (prakasa) qui nie tout ce qui n'est pas l'Un, à savoir l'autre, et bien qu'il n'y ait nul autre que Siva, nier l'autre n'est-ce pas déjà l'évoquer, lui prêter l'existence ? D'où la nature ambiguë d'anasritasiva à la charnière de l'un et du multiple ; en soi pure unité sans aucune relation, sans aucune pluralité, il peut être considéré comme le réceptacle des apparences multiples. D'autre part, le suprême Siva, le Tout, sans rien d'extérieur à lui doit faire en quelque sorte le vide en lui-même s'il veut manifester comme différencié un monde encore identique à lui sous forme unique de Conscience et de félicité. Il se retire donc en soi, se condense ou se rétrécit (asyanata) pour faire place à l'univers idéal. Il suscite ainsi le vide dans la portion dont il s'est retiré, celle-ci prenant ensuite forme d'univers objectif.
C'est l'énergie obscurcissante qui divise l'essence plénière en énergies subjectives et objectives, bien qu'à ce premier stade la pure intériorité ou prise de conscience du Je (ahamvimarsa) voile et recouvre l'extériorité ou prise de conscience de idam, ceci, source de l'objectivité. Puisque Siva se révèle sous l'unique aspect de sujet distinct d'un objet encore universel et indéterminé auquel il refuse de servir de fondement, on le nomme anasritasiva, siva-sans-relation ni attache ; mais quoique vide de modalités, de contenu objectif et d'impuretés, il n'est aucunement privé de la parfaite conscience de Soi. Il est donc à l'origine de la manifestation et son médium, même si d'abord il s'y refuse de peur qu'une déficience n'entache son essence immaculée, tel l'artiste qui, après avoir imaginé une œuvre, s'en détournerait. Dieu en soi et pour soi, retranché dans la conscience de son intériorité (ahanta) il ne faut pas le considérer comme l'être suprême ; Paramasiva le dépasse infiniment car il ne nie rien, ne refuse rien, étant l'absolue Intériorité (purnahanta) par-delà intérieur et extérieur bien qu'il les contienne tous deux. Néanmoins Paramasiva fulgure dans le Vide, selon l'expression de Ksemaraja, en limitant sa pure essence, car sans ce retrait à forme de vide ou d'isolement, il n'y aurait pas de manifestation ultérieure et l'univers ne se dégagerait pas comme un possible. On nomme ce vide antérieur à la manifestation cosmique, sunyatisunya, Vide par-delà tout vide.
Abhinavagupta, au chapitre VI du Tantraloka consacré au souffle vital se déployant dans le temps, identifie tout d'abord l'énergie vitale à la suprême énergie de Siva connue sous le nom de kali (stance 7). Puis il montre le temps fait de succession et d'absence de succession reposant au sein de la Conscience. Et celle-ci, la kali ou énergie du temps, manifeste ces deux aspects à l'extérieur; après les avoir révélés, elle apparaît comme fonction de Vie. Elle se détourne ensuite de l'objet universel (meya), et, bien qu'elle soit en réalité absolue pure lumière consciente, par sa propre liberté elle brille comme séparée de lui sous forme de vide. On appelle donc cet aspect de la Conscience sunya, vide de toutes choses. Certains yogi dont la prise de conscience s'effectue selon le processus de négation : ce n'est ni ceci ni cela (neti neti) le considèrent comme l'état suprême (8-10). D'après la glose ils suivent la voie du milieu entre deux modalités du devenir et c'est là précisément le vide ultime identique au nirvana. Un tel yogi conscient du vide dans lequel il repose apaisé a perdu la conscience des choses et croit tout transcender, et le nirvana, l'extinction, qu'il atteint est aussi inexprimable que le sombre chemin du feu qui y mène.
A cette première phase de la descente du suprême Sujet conscient, celle du vide correspondant à siva-sans-relation et à une immobilité où rien ne se produit, succède la seconde phase, ce premier mouvement de la manifestation qui commence avec la Vie lorsque la Conscience revêt l'aspect de l'énergie du souffle qui est vibration originelle (spanda).
Au verset 11 Abhinavagupta décrit ce mouvement de la façon suivante : le Sujet conscient du vide se précipite vers le champ objectif qu'il a différencié de son propre Soi afin de l'assimiler. Quand il s'ébranle et se dirige vers lui, c'est le suprême Sujet doué d'énergie créatrice (prananasakti). D'après Bhattaraka Kallata : La Conscience ultime commence par évoluer sous forme de Vie (12) ... Cette énergie créatrice propre au souffle indifférencié (pranana) devient zèle intime, violent désir et on la nomme vibration, fulguration, repos, vie, cœur, intuition (12-13).
Puis prend origine la troisième phase ou second mouvement interne lorsque l'énergie du souffle devient fonction vitale sous forme de cinq souffles qui remplissent le corps de vie et l'animent (14).
Grâce à ces différents extraits on peut distinguer à l'orée de la manifestation deux tendances opposées en siva-sans-relation, d'où son ambivalence : s'il tend à s'élever vers la plus haute des catégories, il a conscience de possibilités infinies et, sans perdre sa plénitude, il s'émerveille de l'univers perçu en son propre Soi ; c'est alors que le souffle indifférencié, essence de vie, frémit, et, en vibrant, répand la vie de proche en proche sous forme d'états de plus en plus différenciés, allant du sujet connaissant à la connaissance puis à l'objet à connaître. Il s'agit là d'un vide dynamique ou ineffable (anakhya).
Mais siva-sans-relation peut aussi se diriger vers le bas et aboutir au vide proprement dit (sunya), vide de toute objectivité. Il aura alors conscience totale du Vide cosmique ; et de lui relèveront les êtres individuellement conscients du vide qu'on appelle sunyapramatr.
Ainsi deux attitudes qui s'esquissent à partir de Siva indifférencié se retrouvent à tous les niveaux de la vie mystique : l'une consiste en un refus de l'univers et se réduit à une vacuité passive (sunyata), l'autre, supérieure, est un vide dynamique où le sujet cherche à assimiler l'univers. Afin de le différencier de sunya, on le nomme anakhya, indicible. Tous les vides ont pour origine Siva-sans-relation et son vide ultime (sunyatisunya) tandis que tous les anakhya se rattachent à Siva qui se plaît au jeu des énergies subjectives et objectives.
Un tableau tiré du Tantraloka (VI, 42-44) montre les relations entre les purs niveaux mystiques, les cuirasses qui emprisonnent
l'individu et le font tel, et les modalités du sujet conscient :
Dans son commentaire à l'Isvarapratyabhijnakarika, Abhinavagupta énumère les divers cas où l'expérience objective fait entièrement défaut : La Conscience ayant caché sa véritable essence se révèle sous l'aspect de connaissable lequel s'étend de la pensée au corps et aux objets tels des pots. Mais il y a une portion de cet obscurcissement de la Conscience où celle-ci repose en elle-même sans être associée à la manifestation objective ou bien parce que cette dernière n'a pas encore surgi (le cas de siva-sans-relation), ou parce qu'elle a disparu durant la résorption cosmique (le cas du sujet appelé pralayakala) ou enfin parce que l'on n'y prête pas attention comme il arrive dans le sommeil profond, l'évanouissement et le samadhi.
Des divers textes que j'ai cités on peut dégager une perspective de vides échelonnés tout au long de l'émanation allant de siva-sans-relation encore indifférencié jusqu'à la différenciation totale. En voici les trois niveaux essentiels : Siva, énergie et individu.
1. Vide supérieur, indifférencié, propre à Siva, par-delà le vide, celui de siva-sans-relation. Le Sujet conscient à la source de toute négation pose ici la première limitation de Paramasiva, au sommet du Vide. Bien que libre d'illusion, ce vide en est le point de départ et se rattache à l'énergie tirodhanasakti qui obscurcit la véritable Connaissance ; il se trouve de ce fait même à l'origine du devenir.
Un yogi parvenu à ce degré élevé demeure inactif, il se contente des deux énergies divines, conscience et félicité, refusant d'exercer les autres : volonté, connaissance, activité, et repose en lui-même dans l'extase indifférenciée. Ainsi retranché dans la seule conscience de sa parfaite intériorité, il jouit de la Lumière consciente et de la prise de conscience du Je mais sans y manifester l'extériorité (idanta) ; autrement dit, il n'utilise pas sa liberté en vue d'accéder à la Conscience plénière, répugnant à quitter la totale harmonie pour s'adonner au jeu divin : déployer et reployer ses énergies, ce qui lui permettrait de goûter à la félicité cosmique. Se détournant d'un monde idéal, son énergie ne revêt donc pas la forme d'un désir ou d'une intention d'où procéderait la manifestation de l'univers. En ce sens on dit de lui qu'il réside dans le Vide le plus élevé (parasunya ou sunyatisunya) ; ce que l'on confirme sur le plan des syllabes mystiques en lui attribuant les phonèmes eunuques car, sans germe productif (bija), ils ne sont, ni agitant ni agité, ni germe ni matrice, ni voyelle ni consonne.
2. Vide intermédiaire, universel et propre à l'énergie, au niveau de l'illusion transcendante (mahamaya), qui rend compte de l'apparition ultérieure du sujet et de l'objet. Siva-sans-relation se teinte de différenciation quand il se reflète dans le champ de la connaissance (pramana) et nie partiellement son essence du point de vue cognitif. Il est alors à l'origine de l'extase ou samadhi sans contenu d'un yogi absorbé dans le vide, ainsi que de yoganidra. En ce vide intermédiaire se situe également l'expérience négative caractéristique de la résorption universelle (pralaya) ; le sujet qui l'éprouve ignore le monde objectif qui a disparu mais dont les résidus (samskara) demeurent latents en lui.
3. Vide inférieur au niveau de l'individu. Lorsque siva-sans-relation se réfléchit plus avant dans le champ objectif jusqu'au prameya, alors, totalement différencié, il forme la zone d'états plus ou moins conscients : sommeil profond, évanouissement et nidra, sommeil spécifique au yoga. Tandis que siva-sans-relation est conscient du vide de façon universelle, les sunyapramatr le sont de manière individuelle.
Enfin, niant jusqu'au bout sa propre nature, siva-sans-relation revêt l'aspect des choses inanimées. C'est ainsi qu'ayant scindé l'Un en deux portions, il nie, au départ, la portion objective, puis, au dernier degré de la manifestation, il nie la portion subjective et aboutit aux rocs inconscients.