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BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja









LE VIDE SELON LE KRAMA
(dans la vie mystique)


Source : Hymnes aux Kali, la roue des énergies divines de Lilian Silburn – commentaires


Vaste perspective des vides étagés

Il est ardu de différencier les degrés si subtils de la conscience d'autant plus que s'entremêlent la conscience du soi, l'expérience du monde et l'aperception du vide. Nous avons vu que tout au long de l'émanation s'échelonnent des vides variés ; puisqu'il faut les parcourir en sens inverse sur le chemin du retour vers Siva, il convient, avant d'aborder l'étude des énergies (kali) qui y évoluent, de les situer et de les définir, c'est-à-dire d'analyser la progression d'un yogi de vide en vide et d'anakhya en anakhya.

D'après le système Krama la Conscience s'épanouit en ondulations circulaires à partir du Centre, le Soi, qu'elles semblent fuir et que pourtant elles ne quittent jamais. Ces ondes forment des cercles concentriques : au départ, le cercle de la félicité du suprême Sujet conscient dont la connaissance faite de certitude absolue (pramiti) porte sur un univers non séparé de lui. Puis le cercle du pur Sujet connaissant (pramatr) qui correspond à l'intériorité de l'extase. Vient alors le cercle de la connaissance normative (pramana) et, à son sommet, une fine discrimination d'ordre mystique. Enfin, à la périphérie, le cercle des sens et de leurs objets respectifs (prameya).

C'est à ce dernier domaine, celui de l'activité pratique que l'homme s'attache ordinairement; mais il se préoccupe aussi du cercle déjà moins externe de la pensée et de ses notions. Par contre, il ne prend jamais une claire conscience du sujet connaissant dépouillé des deux activités précédentes et saisi, non point comme un moi objectif, mais comme le Je inné.

En deçà de la vie intérieure, et en marge de cette étude, se situe le sommeil sans rêve {(susupti) vide et inconscient, au niveau inférieur de l'objet connaissable. Mais comme on peut aisément le confondre avec les états mystiques de vide passif, afin de l'en distinguer, précisons avec Abhinavagupta que le dormeur ignore à la fois le monde objectif différencié et sa propre liberté innée. Il existe d'ailleurs deux sortes de sommeil : dans l'un dit du vide le sujet est totalement inconscient (apavedya), la pensée dissoute, les organes sensoriels inactifs, il ne sait rien du monde qui l'entoure bien que les traces résiduelles de l'objectivité ne soient pas abolies en lui. Sorti du sommeil il constate qu'il ne savait rien. Par contre le second sommeil dit du souffle est qualifié de savedya, il s'accompagne d'expérience et donc d'une certaine conscience de l'objectivité sous forme de plaisir et de douleur. En effet, au réveil on reconnaît avoir bien dormi. On a la réminiscence d'une expérience. Les souffles inspiré et expiré, en équilibre, demeurent apaisés dans la cavité du cœur, hors d'atteinte des sens, d'où le terme samana, souffle égal, pour désigner cet intervalle entre deux mouvements de la respiration.

Aparasunya, vide inférieur propre au prameya

Par rapport au vide objectif du sommeil profond, le vide subjectif que je vais décrire appartient au yogi et non à l'homme ordinaire ; il s'insère entre le cercle des organes sensoriels et actifs et le cercle subtil de la connaissance, au seuil même de la vie mystique. En général le yogi évite difficilement ce vide passif et obscur où il n'éprouve ni goût ni félicité, sorte de demi-sommeil spécifique (nidra) avec ralentissement des mouvements du cœur et de la respiration. Comme chez le dormeur on peut distinguer deux sortes de sunyapramatr à cette étape : les uns conservent une certaine conscience de l'objectivité indistincte sous forme de plaisir ; le souffle égal leur permet de jouir d'un repos apaisé. Les autres tendent au cercle de la connaissance et sont totalement inconscients à l'égard du monde objectif.

Rodhana, coagulation dans le vide

A ce stade le vide passif devient une impasse qu'il est bon d'éviter ; le yogi y sombre chaque fois qu'il cherche à s'absorber en lui-même et, faute de vigilance, ne peut en sortir sans un très grand effort ou sans l'aide d'un maître averti. Pourtant ce vide, contrairement au sommeil sans rêve, n'est pas sans utilité : l'attachement s'y relâche, on ne se cramponne plus tant aux choses ; il favorise donc l'oubli du moi, du corps et du monde environnant puisqu'il isole de l'agitation des états de veille et de sommeil. D'autre part c'est en lui que les obstacles à la vie spirituelle prendront forme et consistance, obstacles qui durant le samadhi se trouvent momentanément étouffés et, durant la veille, sont recouverts et cachés par les remous des alternatives et l'activité à double pôle. A la disparition de cette constante alternative, il n'y a plus qu'un vide passif à un seul pôle (nirvikalpa) dans lequel pourront se cristalliser en un bloc solide les résidus (inconscients) de l'objectivité qui contrarient la progression. Pour faire resurgir doutes, conflits latents, peurs obscures et les cristalliser, on a besoin d'une activité subtile qui ne se produit que dans un certain état de vide, à mi-chemin entre l'activité à la fois dispersée et tendue de la veille et le relâchement du sommeil. Durant ce dernier, il est vrai, la coagulation des samskara s'opère de façon partielle et fugace sous forme de rêves mais, faute d'une prise de conscience propre à l'indicible (anakhya), les nœuds ne se dénouent guère.

Plusieurs cas peuvent se présenter au yogi qui accède à ce degré de vacuité : s'adonner au vide passif plus ou moins conscient si, incapable de cristalliser ses doutes et de faire face aux difficultés, il les élude de peur de retomber dans les affres du samsara ; quand il sort du vide stagnant, il redevient esclave des habitudes et ne progresse pas. S'il reste, en ce vide, quelque peu conscient, la cristallisation des résidus pourra s'effectuer ; en des circonstances favorables et sous l'influence d'un bon maître, ils se coaguleront ; les germes enfouis seront dragués en surface, ravivés et secoués en vue d'être complètement détruits, de même si l'on veut noyer un homme qui se débat à la surface de l'eau, on l'en tire pour l'y replonger avec plus de violence. On ratisse donc de bas en haut puis de haut en bas toute la sphère du prameya en rassemblant ses résidus et germes épars pour leur donner consistance et les coaguler sur un point vital où l'être entier se ramasse dans la lutte, affrontant les vestiges d'une profonde passion, d'un douloureux conflit, d'un dilemme mortels. C'est là le processus nommé rodhana, obstruction qui cristallise. Ici un danger s'offre à nouveau : si la coagulation dure indéfiniment et devient une véritable obsession, le yogi n'échappera pas à la vacuité. Le bloc forme un invincible obstacle et si le maître n'est pas là pour l'en tirer, l'élan étant coupé, la situation empire. Chaque fois que le yogi se concentre, il s'enlise dans le vide. Ou bien, encore, la fonte peut s'effectuer avant que la coagulation soit achevée ; il restera des résidus partiellement cristallisés et il faudra recommencer en des circonstances souvent défavorables.

Dravana, fonte, et anakhya

C'est donc au moment précis où la cristallisation atteint sa maturité que la fonte doit se produire dans le vide ineffable et vibrant (anakhya) mais qui, n'ayant pas à cette première étape toute la clarté qu'il aura par la suite, est donc peu épanoui (asphuta), La fonte a lieu à l'aide d'un grand effort qui correspond, semble-t-il, au bhramavega que décrivent les Tantra, barattement sans pensée ni discrimination fait avec un élan aveugle afin d'accélérer et d'intensifier les alternatives pour les transformer en vibration (spanda). Mais pour que les doutes disparaissent à jamais, il est préférable de développer la vigilance et la lucidité de la conscience ; le tourbillon s'effectuera alors de lui-même et dissoudra les cristallisations. Cette fonte sera l'œuvre de la grâce ou celle du maître, lequel remplit le disciple de l'énergie vibrante du souffle et, comme la vibration ne peut jamais être inconsciente, elle permet de traverser victorieusement le vide et de faire fondre le bloc obstructeur. L'élan désormais renouvelé, la Vie coule aisément.

Certains êtres lucides et vigilants, portés par leur élan exceptionnel, vont droit au Centre jusqu'à pramiti du fait qu'ils vivent dans la certitude, non retenus par l'atermoiement et ses fluctuations, leur foi et leur confiance étant totales ; ils passent instantanément d'un anakhya à l'autre, entraînés de la périphérie au Centre d'une irrésistible manière.

A l'ordinaire les mystiques ne peuvent progresser sans coaguler leurs doutes et les faire fondre ; je montrerai à l'occasion des kali que cristallisation et fonte se succèdent sans arrêt mais à des niveaux toujours plus profonds et plus subtils. La fonte terminée, le yogi, s'il montre peu de vigilance, accède sans effort (puisque quasi inconscient) au samadhi passif où il éprouve de la félicité ; mais s'il est bien éveillé, il va droit à un samadhi actif et conscient ; alors, soudain, le vide interstitiel se creuse entre deux objets appréhendés simultanément ou entre deux respirations et il parvient au domaine de la connaissance, l'objet étant assimilé par la connaissance, et non plus repoussé et ignoré comme il l'était dans le vide stérile.

Paraparasunya, vide intermédiaire propre au pramana

Deux types de sujets conscients du vide atteignent le cercle de la connaissance qui est celui de l'illusion purifiée (maya) : l'un, manquant de vigilance, reste inconscient, car il ne sait rien de l'objet et n'a qu'une connaissance émoussée de Soi, c'est-à-dire du Sujet pur qui demeure à l'arrière-plan à peine sensible. Mais l'autre conserve quelque conscience et jouit de paix et de félicité, étant parvenu à la gaine de félicité que mentionnent les Upanisad, et peut-être à la félicité dite totale (nirananda), qui, selon Abhinavagupta apparaît dans le vide et que produit l'arrêt des souffles. Cette félicité, très rarement éprouvée dans la vie ordinaire, puisque toute anxiété doit avoir disparu, se manifeste souvent au sortir du samadhi.

Le vide intermédiaire forme transition entre sommeil et Quatrième état, et bien que supraconscient (et non subconscient), il ne faut pas pour autant le confondre avec ce Quatrième.

Si chez le sujet conscient du vide la conscience négative prime la conscience de Soi lors de la pénétration dans le champ du pramana, par contre chez le vijnanakala la conscience de Soi prend le pas sur la conscience négative quoiqu'il lui arrive de tomber dans le sommeil propre au yoga où seules surnagent de très pures notions sur un fond de volonté et d'activité indivises. A son point culminant ce sommeil spécifique confine au Quatrième état (turya) et y conduit. Cet état encore passager se caractérise, non plus par les souffles en repos dans le lieu du cœur, mais par le souffle vertical qui s'élève dans le canal médian, traverse gorge, palais et s'arrête au milieu des sourcils. En yoganidra, par contre, on garde conscience d'une multiplicité de sujets limités et l'on n'est pas libéré de l'illusion.

A partir de ce sommeil mystique on risque de sombrer dans un vide passif bien qu'illuminé et plein de félicité. Comme le yogi exerce un certain contrôle sur ce vide et que la conscience réside à l'arrière-plan, il peut selon l'école Krama, en sortir aisément. Néanmoins Abhinavagupta considère le passage de yoganidra à l'anakhya comme particulièrement ardu, exigeant un très grand effort et requérant l'aide d'un maître supérieur.

C'est ici que se présente le véritable vide intermédiaire entre le domaine différencié des connaissances (pramana) et le domaine indifférencié (nirvikalpa) du Sujet conscient. Ce vide immense relatif à la très haute illusion (mahamaya) livre accès à la parfaite Conscience de Soi dans laquelle prennent fin la projection d'un univers objectif ainsi que la connaissance à double pôle qui s'y rattache.

Le domaine sensible (prameya) s'étant résorbé dans la connaissance ne s'y coagule plus ; le monde intégré à la connaissance n'est plus que connaissance. Pourtant peuvent encore demeurer des notions subtiles soumises à la dualité quant au bien et au mal, au maître et au disciple, impressions indéfinies, peur en soi, craintes vagues de redevenir victime du samsara, doute sans contenu véritable qui, bien que privé de sa force d'impulsion, forme un sérieux obstacle à la progression puisque la certitude manque. Pour détruire tous ces obstacles il faut faire sortir ces vestiges somnolents hors de leur retraite inconsciente, les poursuivre jusque dans leurs derniers retranchements, tâche dévolue, nous le verrons, à l'énergie rudrakali. Abhinavagupta montre dans son Tantraloka de quelle manière le tourbillon spontané de la roue des énergies conscientes dissocie les coagulations en sorte que la fonte se fasse aisément grâce à une simple prise de conscience. Le yogi parvient alors au vide indicible plus clair et plus précieux que le précédent et où les doutes s'évaporent sans qu'aucun effort soit requis. Deux possibilités s'offrent à nouveau à lui : si ayant franchi l'obstacle, il se repose et perd son ardeur, ce vide débouche sur un samadhi spontané mais passif, quiétude lucide et agréable, du fait que les vikalpa sont en régression. Néanmoins s'attacher à cet état serait pour lui perdre son temps. Mais s'il redouble de vigilance et de ferveur, il va de là, ou, ce qui est préférable, directement de l'indicible, à un samadhi actif de parfaite intériorité et débordant de félicité. Prenant alors son élan, il parvient au vide interstitiel instantané, illumination (bodha) du Soi ; son intuition libérée de la dualité connaissance et connu correspond à l'extase indifférenciée (nirvikalpasamadhi) et relève du pur Sujet.

Parasunya, vide supérieur propre au pramatr

Ici à nouveau deux phases s'avèrent possibles au cours de la transition entre le sujet, agent encore individuel, et le suprême Sujet : soit un état passif situé entre le vijnanakala universel et le sujet doué de science immaculée, soit un état dynamique au niveau de l'illusion transcendante (mahamaya) du champ du sujet pur. Il faut donc franchir le vide supérieur entre sujet et suprême Sujet pour atteindre le plus élevé des ineffables, l'anakhya proprement dit où se déploie la connaissance définitive (pramiti) à l'égard de l'univers.

Partant donc de l'illusion transcendante, le yogi quitte le champ du sujet individuel pour parvenir à un vide non sans valeur car, si le yogi est exempt de toute conscience propre à connu, connaissance et connaissant, la Conscience du suprême Sujet subsiste comme toile de fond. Le danger de vacuité est toujours possible mais non certain et l'issue aisée, sans qu'il y ait à coaguler ; car si quelques résidus s'attachant au domaine du pramatr surnagent, ils disparaissent de leur propre accord. Le yogi aborde alors le domaine de la pure certitude intuitive (pramiti) relative à l'univers unifié dans la suprême Conscience.

Ici encore au niveau du Sujet s'offrent deux possibilités : le samadhi passif de siva-sans-relation lequel, ainsi que je l'ai montré, se manifeste pour un yogi d'une double manière, selon qu'il se tourne vers le niveau inférieur et accède au Vide par-delà le vide, ou qu'il se tourne vers le plan supérieur, le suprême anakhya, Conscience universelle, pramiti sans tache, propre à Siva. Le yogi qui au stade de siva-sans-relation a coupé tout lien avec le monde se plaît uniquement à la félicité et à la plénitude du Je ; bien que dépourvu de traces de la dualité relatives aux trois domaines, il se refuse à tout contact avec le monde objectif ; ne possédant pas la Conscience totale faite du jeu de l'extériorité dans l'intériorité et inversement il n'est pas vraiment libre à l'égard de son corps et du monde extérieur puisqu'il n'a pas plein pouvoir sur eux et ne maîtrise pas ses facultés intellectuelles ; autrement dit, il s'en tient à l'existence du Quatrième état (turyasatta) sans désirer aller au-delà, à savoir en turyatita où il découvrirait la béatitude d'ordre cosmique jusque dans les vicissitudes du devenir. Mais ce yogi peut renoncer s'il le veut au Vide et s'élever au samadhi dynamique par l'intermédiaire de l'Indicible, non plus instantané mais illimité et sans fin. Il rejoint l'Indicible (anakhya) d'une lucidité parfaite, propre au suprême Sujet conscient, Siva, qui exerce spontanément sa libre énergie en déployant et en reployant le monde. A l'inverse du Vide transcendant de siva-sans-relation, l'Indicible contient le monde en ce sens que le jnanin a conscience des choses en tous leurs détails mais d'une ineffable manière, dans l'océan du Soi, les vikalpa eux-mêmes ruisselant comme des vagues sur un fond d'immuable nirvikalpa.

Cet anakhya ne présente plus aucun rapport avec un état quelconque puisque Siva pénètre partout : ouverture, infinité sans limite, vyoman, firmament où règne l'énergie vyomavamesvari, l'inexprimable Réalité. En elle, appelée encore matrsadbhava ou bhasa, Splendeur, baignent tous les anakhya ainsi que sujet, connaissance et connu, transfigurés.