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BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja









Nature de la Roue dans le sivaisme du Kasmir


Source : Hymnes aux Kali, la roue des énergies divines de Lilian Silburn – commentaires


Dans ses œuvres Ksemaraja revient à plusieurs reprises sur la roue des énergies. Commentant le premier verset de la Spandakarika il fait allusion à la doctrine Mahartha, laquelle attribue émanations et résorptions de l’univers aux divinités qui y président, ces énergies qui constituent les rayons de la roue cosmique : Le Seigneur, dit-il, est la source de la gloire révélée dans la roue des énergies, jeu immense fait d’élan, de manifestation, de jouissance et de disparition. Et ces énergies au nombre de douze sont les kali appelées la créatrice, la rouge et autres qui selon la tradition effectuent leur jeu d’émanation et de résorption du monde en tenant toujours étroitement enlacé le Seigneur de la Roue, le glorieux Bhairava-qui-baratte (manthanabhairava). Cet acte vibrant du Seigneur (non différent du Soi) manifeste par sa propre liberté la roue des divinités ou énergies des organes sensoriels en leur suc de conscience ainsi que l’ensemble des organes qui semblent privés de conscience. C’est lui qui les met en branle, lui qui les rend stables et qui les résorbe. En quelques mots Ksemaraja condense ensuite toute la pratique des kali que nous expliquerons en détail au cours de cet ouvrage : Un yogi attentif à la ronde des rayons de sa propre puissance qui préside successivement à la mise en marche des organes sensoriels, à leur stabilité et autres fonctions, doit considérer sa propre essence comme celle du Seigneur, comme ce qui dirige et incite fonctions et organes vers leurs objets respectifs. Il possédera alors partout la liberté spontanée de sa nature réelle qui lui permet d’obtenir cet (Acte vibrant).

Le même commentateur précise plus loin à l’occasion du verset : le yogi doit examiner sa propre nature identique à l’Acte libre (spanda) et reconnue comme la réalité sous-jacente qui remplit jusqu’à l’état dispersé de veille. Alors à l’aide de l’extase où il ferme et ouvre les yeux en succession rapide et grâce aux deux bois de friction de cette double émission, toute alternative disparaît et la roue de ses organes atteint son plein épanouissement lorsque, fermement établi à la jonction, il remplit d’un coup ce qui précède et ce qui suit. Le fil de ses fonctions ainsi soudain brisé, le yogi frappé de saisissement voit la totalité des êtres s’élever du firmament de la Conscience et s’y résorber. L’extraordinaire Réalité débordante de béatitude n’est autre que l’ultime kali, kalasamkarsini.

Selon le système Krama, la Roue universelle de l’énergie consciente dite ineffable (anakhyacakra) englobe tout, rien n’existant en dehors d’elle : pour donner une juste idée de ce qu’elle représente, il faudrait employer plusieurs images dynamiques dans lesquelles le centre expliquerait tout, puisque tout part du Cœur vibrant de Bhairava dont le frémissement se répand de proche en proche, l’ensemble de la roue n’étant qu’une vibration infinie et omnipotente (spanda). L’exemple utilisé par Mahesvarananda, un tison enflammé que l'on fait tourbillonner très vite en une spirale s’agrandissant à partir du centre, met en valeur la discontinuité du processus et l’instantanéité des énergies ignées en constant renouvellement. Il n’y a qu’un point de feu mais on a l’impression d’une spirale, l’apparente continuité étant faite de positions successives à chaque moment.

Une autre illustration est fournie par Ksemaraja qui dans son commentaire aux sivasutra compare la roue des expériences mystiques à une fleur, en bouton, puis éclose, enfin bien épanouie et qui remplit d’émerveillement le yogi à mesure qu’elle se découvre à lui. La conscience se déploie ainsi en faisant apparaître un univers transfiguré, la reconnaissance de Soi ayant lieu dans le calice du lotus, à savoir le Cœur. C’est là que manthanabhairava et manthanabhairavi, ce libre couple que forme Siva uni à l’énergie, baratte l’univers au milieu des énergies divinisées, libre, parce que rempli de la majesté des énergies. Les mouvements de la roue des énergies viennent toujours du Centre, au cœur de toute vibration, où se tient manthanabhairava, mouvement et vibrations n’existant qu’en sa propre nature. Ce vortex spontané ne s’arrête jamais de faire émaner et de résorber les énergies selon son rythme éternel : avaler et vomir. Percevoir l’univers en son essence comme une masse d’énergies, c’est donc le voir en sa gloire.

Le barattement qui anime la roue et, qui plus est, la constitue puisque sans lui elle ne serait rien, forme un tourbillon dont les cercles concentriques s’éloignent du Centre et, à mesure qu’ils s’élargissent, perdent leur vie frémissante pour n’être plus que mouvements ralentis. Ainsi le spanda, acte spontané et indifférencié, prend l’aspect d’une pure intention encore vibrante, il se répand ensuite en un moi limité dont les connaissances, d’abord unifiées, deviennent avec la pensée instable une succession, puis ces connaissances s’éparpillent en sensations et enfin se cristallisent en objets. Mais à nouveau ce monde inerte et sclérosé se dissoudra spontanément dès que manthanabhairava le fera fondre au feu du Quatrième état issu des deux planchettes à friction.

Est dupe de ses énergies celui qui ignore le dynamisme de ses propres facultés dû à la vibration de bhairava-le-manthana sis au centre du cœur. Il perçoit ses organes comme inconscients, simples instruments de la pensée et d’un moi individuel borné. Les énergies que rend inefficientes le constant mouvement de prendre et de repousser, de pris et de preneur (grahyagrahaka) auquel elles obéissent, constituent l’état de l’homme ordinaire, victime de la roue des pérégrinations circulaires. Par contre celui qui se tient dans l’éther du cœur, au moyeu de la Roue de la Conscience, reconnaît vamesi, la grande énergie qui déverse l'existence et la résorbe en elle-même.

Se nomme, en effet, vama le mouvement de l’énergie manthana-bhairavi qui vomit le multiple dont la coulée vivante et indifférenciée (nirvikalpa) se cristallise et se structure en habitudes ou tendances inconscientes. Le mouvement opposé, celui d’avaler de manthanabhairava, qui rétracte les énergies, toutes réunies, et les fait graviter vers le Centre unique, dissout les structures et les tendances à la dualité. A ce mouvement se rattache la pratique des kali qui permet aux facultés de recouvrer leur dynamisme originel, mais pour qu’une parfaite intégration ait lieu, le yogi doit, à partir de la jonction, s’emparer des deux planchettes qui servent à allumer le feu. De là, avec une conscience très vigilante, il remplira simultanément veille et samadhi. Il deviendra de la sorte le maître du double mouvement, celui qui absorbe et celui qui déverse, au moment où illumination se répand dans la compréhension du monde et l’inonde de la paix et de la félicité du Soi, d’où l’émerveillement propre à chacune des énergies de la Conscience lorsqu’elles irradient à tour de rôle.

Ainsi partant de l’énergie divine, la grande kali qui baratte l’univers, on voit onduler successivement les énergies nommées khecarì, gocari, dikcari et bhucari selon les phases d’apparition, de permanence, de résorption et d’indicible conscience.


Le quintuple flot des énergies et les quatre domaines

Toute cette manifestation se rattache à la quintuple activité de Siva (pancakrtya) que Ksemaraja examine dans son Pratyabhijnahrdaya (sutra 11) du point de vue de l'école Mahartha et donc sous l'angle de l'expérience mystique d’un yogi, en précisant que celle-ci correspond exactement à l'activité divine, bien que les termes qui la désignent soient différents. Tout ce qui apparaît, dit en substance Ksemaraja, lors de l'écoulement graduel des énergies de la vision et des autres organes, voilà l'apparition ou manifestation. Si de cet état ainsi manifesté on jouit ou se revêt de sa coloration, c’est que la déesse de la permanence l'installe dans l'existence. Puis cet état est résorbé au moment de la prise de conscience : Ah ! (je le connais) quand l'expérience diversifiée s’absorbe dans le Soi. Mais si, au cours de la résorption, subsistent des impressions variées de doute ou autres, le flux du devenir demeure en germe prêt à resurgir ; on appelle cet état vilaya, car il cache encore la véritable nature du Soi. Si cet état de germe ainsi retenu à l'intérieur est consumé par le feu de la Conscience qui l'assimile en un processus de maturation accélérée, en vertu de cet engloutissement, chez l'homme que favorise la grâce aucun germe ne demeure. Sans l'aide d’un guru, ajoute-t-il, on ne peut avoir l'expérience du quintuple acte, bien qu’il soit toujours à la portée de tous. Qui se reconnaît comme l'auteur de cette quintuple activité reste le maitre des énergies. Qui l'ignore, trompé par elles, victime de l'illusion, transmigre, est un esclave (pasu), sujet borné aux yeux duquel l'énergie, voilant sa forme suprême, déploie émanation et permanence du différencié en résorbant l'indifférencié. Elle produit ainsi en lui une activité à double pôle (vikalpa) renouvelée à chaque instant, et manifeste des objets particuliers manquant de clarté. Cette même énergie suscite au contraire chez le maitre des énergies (le pati) un pur état, libre de vikalpa, quand elle résorbe le différencié.

Ksemaraja explique ensuite comment l'énergie vyomavamesvari, souveraine du firmament de la Conscience, se déploie en se divisant en cinq courants qui asservissent l'ignorant : ces courants d’énergie constituent précisément la roue des énergies conscientes.

L’énergie de la Conscience (citisakti) connue sous le nom de Vamesvari, souveraine qui voile et qui dévoile, car elle émet l'univers et contrecarre aussi son cours, repose d’abord dans le domaine du vide et masque sa suprême Réalité qui n’apparaît plus comme se mouvant dans le ciel infini de la Conscience (cidgaganacari). Elle commence par se manifester comme khecaricakra propre au sujet conscient dont l'activité quelque peu limitée se meut dans l’éther vide (khe) du cœur et consiste en énergies parcellaires (kala). Puis l'énergie revêt l’aspect de gocaricakra, en circulant dans les rayons lumineux sous forme d’organe interne ayant pour triple fonction au niveau de la connaissance instrumentale (pramana) : la détermination ou certitude portant sur le différencié, l'identification erronée (du Soi) au différencié et l’alternative différenciatrice. En tant que dikcaricakra, énergie qui se promène dans l'espace, elle devient l'animatrice des organes de la perception et de l’action aptes à percevoir le différencié en ses domaines visuel, auditif et autres. Elle se manifeste enfin comme bhucaricakra en cheminant sur terre, au niveau des objets connus (prameya) ou réalité objective différenciée.

Ainsi le cœur des pasu, êtres liés, s’égare-t-il sous l'influence de ces quatre énergies. Mais dans le rôle de souverain (pati) l’énergie vyomavamesvari se révèle comme se mouvant dans le firmament infini de la Conscience avec, pour essence, l'activité universelle, l'omniscience et la toute-puissance, à l’étape de khecari. A celle de gocari, elle consiste en certitude à l'égard de l'indifférencié ; à celle de dikcari, elle est aperception immédiate de l'indifférencié lorsque la prise de conscience de la non-différence a envahi la perception même. Enfin avec bhucari, l'énergie manifeste les objets connus comme la sève de son déploiement indifférencié telles ses propres portions. Ainsi épanouit-elle le cœur du maitre des énergies.

Damodara l’exprime également dans un verset : Vamesa et les autres déesses, qui ont pour domaine le sujet connaissant, ses facultés dirigées vers l’intérieur et vers l’extérieur, ainsi que les choses objectives, libèrent (en accordant) la pleine connaissance quand elles font de l'homme un être parfait ; mais en l’absence de connaissance, elles façonnent un lien et font de lui un être limité.

Ayant vomi l’univers, Vyomavamesvari règne seule, souveraine, et pourtant tout est là, les couleurs brillent, les sons retentissent, les énergies s’exercent sans laisser d’être essentiellement indifférenciées :
« Celui qui perçoit l’univers comme un amas d’écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience, c’est lui, en vérité, l’unique Siva. » Ksemaraja.
Telle est la roue mystique du système Mahartha dite du quintuple flot ; son tournoiement illustre l’incessant retour des énergies dont l’activité est si vive que chacune d’elles passe à la suivante d’une manière fluide sans qu’on puisse percevoir clairement le discontinu de leur succession.