La Grande Inopinée
Source : Vatulanatha sutra avec le commentaire d'Anantasaktipada traduit et commenté par Lilian Silburn
Commentaires de Lilian Silburn
SUTRA 1
Le premier sutra, qui condense la substance du traité dont les sutra suivants développeront les aspects variés, décrit le retour vers la pure intériorité. Il montre comment, sans raison assignable, l'homme est élevé à la possession de sa propre nature.
Pour exprimer la saisie de l'Essence, Vatulanatha se sert du terme labha. Mais gardons-nous d'y voir l'acquisition d'une chose ou d'un état nouveaux que conditionneraient l'effort ou le mérite ; l'Essence ou la Conscience étant notre nature même, l'on ne fait que recouvrer ce qui, au fond, n'avait jamais été perdu. Labha prend donc ici le sens de découverte car le yogi jouit de sa nature propre sans distorsion dès que les obstructions qui la voilaient ont disparu.
Saktipata la chute de l'énergie, se présente en ce cas comme une grâce d'une extrême intensité à laquelle rien ne peut faire obstacle ; c'est elle qui déchire d'un coup les voiles qui dérobaient l'Essence. Notons que la grâce cherche l'âme, qu'elle la flaire et que celle-ci, de son côté, est parfaitement absorbée en elle-même. C'est alors que pour l'être tout ramassé en sa vie intérieure, se produit un libre jaillissement, une explosion soudaine de son essence ; il entre vraiment en contact avec le Soi profond à la surface duquel il se contentait jusqu'ici de vivre. Telle est l'opération de l'avènement imprévisible (sahasa), Cette intuition mystique fulgure comme l'éclair, resplendit de toutes parts et calcine la dualité intégralement. Aussitôt qu'elle surgit, elle devient l'élément central dans la vie du mystique.
L'irruption de l'intuition est à ce point imprévisible parce qu'elle est opérée par la grâce et que la grâce est libre, ne dépend de rien et tombe sur celui qu'elle élit sans se soucier de son mérite et sans égard au lieu, ni au moment, ni à la nécessité causale, logique ou karmique, intervention inattendue par la façon dont elle surgit, elle l'est encore par le changement radical qu'elle produit : un total renversement des valeurs qui fait pousser un cri d'émerveillement.
Mais qu'est donc cette Grande Inopinée ? Il n'est pas aisé de la définir, puisque c'est une réalisation globale qui s'oppose à l'analyse discursive et fragmentaire. Le glossateur précise dès ses premiers mots et en la saluant avec respect, qu'elle est sans modalité et revêt l'aspect de vide transcendant qui anéantit toute discursivité.
Identique à l'Illumination (bodha) qui s'épanouit éternellement, elle ne serait simplement de celle-ci que l'apparition imprévisible. Par l'expression Grande Inopinée, Vatulanatha entend insister sur le jaillissement involontaire, soudain et total de la vie spirituelle. C'est justement cette totalité de l'expérience mystique qui fait difficulté car nous serons obligés, comme Vatulanatha, de la décomposer en parties, alors qu'elle est indivise et infiniment simple.
Le yogi étant bien recueilli en une profonde absorption (samavesa ), tout à coup, à l'improviste, la chose inattendue se produit, si intense et si profonde qu'elle remplit complètement le champ de sa conscience ; alors il sombre en lui-même et y jouit d'une félicité apaisée et émerveillée dans laquelle perceptible et cognoscible viennent s'engloutir. Agitation et oscillation se sont évanouies, tout fusionne dans le Soi enfin révélé. On peut désigner cet état du nom de Vacuité, puisque tout contenu psychique a disparu, mais c'est aussi la plénitude que Vatulanatha appelle le Son transcendant.
Cet ensevelissement en soi-même n'est pas n'importe quelle absorption. Il existe en effet des absorptions variées et par le degré et par l'objet dans lequel on s'abîme : il est possible par exemple de se concentrer sur l'univers, ou sur quelque objet de perception, ou sur l'énergie divine, ou sur le Soi, ou enfin sur Siva. Ici, il s'agit de l'état le plus profond, l'absorption en Siva même, identique à la pure Conscience. Cet ensevelissement sans progression qui s'accomplit spontanément est celui que les Tantra Sivaïtes nomment sambhava. Dans cette absorption un seul contact avec la divinité suffit, ce contact étant définitif, tandis que, lors d'absorptions moins totales, des contacts répétés s'avèrent nécessaires. Voici comment Abhinavagupta définit cette très subtile illumination : « Sans aucune certitude d'ordre intellectuel et en un seul instant, alors que disparaît le sujet limité qui se réfléchit dans l'intellect et que resplendit la gloire du Soi, la chose qui doit être connue (Siva) s'épanouit soudain. » Et dans sa Laghuvrtti : « La pleine conscience de soi (paramarsa) doit être appropriée de telle sorte que soit réalisée l'Essence qui ne brille que d'un seul coup et qui n'est soumise ni au temps ni à la division ». Ces passages mettent bien en relief deux points essentiels que Vatulanatha développera dans ses sutra et qui en formeront le leitmotiv : l'apparition fulgurante de l'illumination, puis sa stabilisation pour qui arrive à s'en emparer aussitôt et de façon définitive.
Cette parfaite absorption dans l'Essence ne se comprend bien que par rapport aux absorptions inférieures et progressives auxquelles Anantasaktipada ne fait qu'une brève allusion mais que Vasugupta décrit avec détail dans ses Sivasutra. Après avoir consacré une vingtaine de sutra à la voie sambhava (propre à Siva) - celle qui est ici en cause - Vasugupta traite, dans le reste de son œuvre, des voies graduelles de la délivrance. Pour qui les parcourt, l'intuition ou le Quatrième état apparaît là aussi de façon instantanée et inopinée mais le mystique ne s'en emparera que momentanément et retombera bientôt à l'état ordinaire. Il ne rendra permanent ce Quatrième état qu'en le répandant peu à peu sur les états de veille et de sommeil, à la manière dont une tache d'huile imprègne lentement un tissu. Lorsque l'imprégnation est achevée, l'intuition propre au Quatrième état devient une fonction durable et totale ; le yogi étant alors toujours conscient de lui-même qu'il veille ou qu'il dorme, il n'existe plus pour lui ni trois états, ni un Quatrième état, mais un seul état égal à lui-même et qui transcende le Quatrième, le turyatita, que notre commentateur nomme, bien à tort, cinquième état.
Cette lente progression requiert du temps et des efforts et comporte des chutes. Au contraire, la voie sambhava que décrit Vatulanatha est facile et spontanée. La concentration ou plutôt l'intention nue ne porte que sur le vide, vide total des notions discursives (nirvikalpa) : elle tend vers Siva seul et jamais vers son énergie et ne prend pas l'aide de cette énergie pour s'élancer vers Lui. La vacuité y joue donc le rôle prépondérant. D'autre part le but atteint est l'anuttara, l'absolu, bhairava en sa transcendance. Le Quatrième état se répand d'emblée sur les autres, ce qui signifie dans le langage d'Anantasaktipada que l'Inopinée (mahasahasa) et le cinquième état sont acquis presque simultanément ; le yogi devenant le maître des organes sensoriels et jouissant de pouvoirs surnaturels d'ordre cosmique.
Vasugupta, en un sutra célèbre, définit ainsi l'illumination de la voie de Siva : « udyamo bhairava » l'acte illuminé est l'absolu. Illumination et divinisation sont donc simultanées. Ksemaraja, glosant ce sutra, explique qu'udyama, élan mystique, acte par excellence, qu'il ne faut pas prendre pour un acte de la conscience empirique, « est le jaillissement de la suprême Illumination (pralibha) qui apparaît comme le brusque essor de la Conscience, et cet essor est prise de conscience de soi et s'effectue dès lors sans interruption ». Quand, dit-il, la fusion intégrale (samarasya) de cet acte intense et de l'énergie universelle est achevée, voici ce qu'on appelle bhairava pour la raison qu'il remplit entièrement l'univers en engloutissant toutes les imaginations désordonnées. Quant à pratibha il la définit comme l'illumination propre à ceux qui s'éclairent eux-mêmes car il n'est d'autre réalisation en définitive que celle du Soi par le Soi et dans le Soi, quelle qu'ait pu être à l'origine l'influence que le maître a exercée. A l'issue de cette illumination le yogi garde les yeux ouverts ; cette attitude (mudra) est précisément celle qu'Abhinavagupta désigne du nom de Grande Inopinée (mahasahasa) car, dit-il « on s'attend à la création du monde puisque les yeux sont ouverts et non à sa disparition qui se produit alors ». « La Grande Inopinée surgit quand toutes les fonctions des organes sont abolies et que les rayons du Soi sont unifiés. Le yogi ayant accédé à la Conscience ultime réside dans la plénitude et ne pense à rien. Pourtant il perçoit intensément les choses. Quelques étincelles de cette conscience suffisent pour que le samsara tout entier soit condamné aux cendres ».
SUTRA 2
En dépit de son identité à la réalité éternelle et unique, le sujet conscient est perpétuellement voilé par des états multiples qui se succèdent sans répit et avec lesquels il s'identifie à tort. Le flux des opérations consiste en émotions, en sentiments et en concepts qui revêtent spontanément l'aspect de sujet et d'objet. Telle est l'existence artificielle et fabriquée qu'organise la pensée, que polarise le désir et que cernent concepts et mots.
Les fonctions sensorielles sont comparées à des rayons qui vont du cœur à la périphérie, le monde extérieur. L'individu est distrait de sa propre essence lorsque ses fonctions sont ainsi extériorisées et dispersées. Mais que ces forces convergent en retournant vers leur centre, le Soi, et les gaines rigides de la dualité s'assoupliront. Toute l'énergie qui s'était épanouie de l'Un viendra de nouveau s'y recueillir.
Mais comment ce flot se transforme-t-il tout à coup en un violent tourbillon ? Les Agama et les traités du Trika citent des exemples de chocs et d'émotions extrêmes comme la terreur, la fureur, l'amour intense qui obstruent un flot coulant spontanément vers l'extérieur et déterminent ainsi un retour soudain vers soi. Les opérations ayant changé leur cours fluent vers l'Essence, le Soi, qui se les approprie et les marque de son unité. En d'autres termes, ce flot pénétré de conscience se perd dans la Vacuité. La brusque saturation du flux des opérations correspond à la maturation forcée (hathapaka) que mentionne Ksemaraja dans sa Sivasutravimarsini..
Pour nous résumer, à un moment donné, le moment actuel, s'effectue un tourbillon dans lequel les opérations psychiques se trouvent intensément brassées et l'Inopinée jaillit brusquement dès que le Soi n'a plus conscience que de lui seul, après s'être retiré de la fabrication artificielle [(krtrima) de l'expérience ordinaire. Qu'une brèche s'entr'ouvre dans la continuité de la vie et l'on atteindra l'acte même de la conscience, le spanda.
Le mystique qui jouit d'une semblable intuition d'un Soi identique au cosmos a pleine conscience de l'instant actuel sans que la possibilité d'un choix ou d'une alternative puisse se poser à lui. Mahasamarasya, la fusion parfaite de toutes les opérations, signifie, en outre, qu'intuition, totalité cosmique et instant présent ne font qu'un lors de la saisie de sa propre essence.
Déjà, dans le Bouddhisme tantrique, le terme samarasa connotait la vie de l'univers, vie affranchie de toute construction mentale et qui réalise l'unité cosmique au milieu même de ses diversités. L'adepte tantrique ne perçoit plus nulle part aucune différence en sorte que tout devient homogène (sama) à ses yeux. Mieux encore - et ici l'influence du système Trika se fait sentir - samarasa apparaît comme la réalisation du Soi dans l'univers et la réalisation de l'univers en tant que Soi immanent à tout. Cette double réalisation reçoit le nom de liberté absolue (svatantrya). D'autre part le Bouddhisme associe samarasya à la grande félicité (mahasukha) qui forme la nature ultime des choses et qu'on éprouve à l'intérieur de soi. Les aspects les plus contraires s'y engloutissent, l'esprit pénètre dans la vacuité comme l'eau disparaît dans l'eau et, le monde entier ayant assumé le seul aspect de la grande félicité, tout converge et s'unifie dans l'Un.
Si aucun acte ni aucun moyen ne peuvent amener directement l'avènement inattendu puisqu'il n'a aucun rapport avec rien d'autre, on comprend qu'il s'opère en une transgression totale, un saut qui, franchissant tout ce qui est, passe outre à une progression méthodique. Mais comment décrire ce passage à la limite ? En un seul et même instant, l'instant catalyseur, alors que le fil qui unissait toutes les opérations (vrtti) se brise tout à coup et spontanément, l'objectivité s'effondre d'elle-même, autrement dit les opérations se perdent dans le vide qui se creuse et, par la brèche qui s'entrouvre au milieu (madhya), on sombre dans le cœur, la Conscience la plus intime, et l'on y reconnaît avec émerveillement sa propre réalité.
Ainsi il n'y a de progression que dans l'absorption de plus en plus profonde en soi-même avant l'éveil, mais c'est de façon soudaine et immédiate que la Réalité est mise à nu : si elle jaillit, ce ne peut être qu'en sa surabondance (purnata) et sans que rien ne puisse entraver sa force ou voiler son éclat. Les choses sont rendues subitement et intégralement à leur nature réelle et indéfinissable, ce qui explique l'impression de plénitude, de liberté parfaite et gratuite, exempte de nécessité causale, logique ou karmique. Cet au-delà de tout ce qui existe, et dans lequel se réalise l'accord de la personne entière, est ce que notre texte se plait à nommer sunyata, vacuité.
Il ne faut pas interpréter cette vacuité à la manière de Nagarjuna, le fondateur de l'école Madhyamika, à savoir comme la relativité de tous les points de vue concernant l'Être inconditionné. Cette sunyata qui prend ainsi l'aspect d'une dialectique vécue ne peut jamais être réalisée sans perdre par cela même sa valeur de méthode. En effet, sous aucun prétexte, Nagarjuna ne permet qu'on s'attache à la relativité, qu'on en fasse une chose, erreur qui serait un poison plus dangereux encore que les plus fausses de toutes les conceptions erronées. C'est donc plutôt à la manière des Yogacara ou du Vijnanabhairavatantra que nos auteurs conçoivent la vacuité, c'est-à-dire comme l'être vide de toute détermination : « Un absolu, le fondement non-relatif de tout le relatif, telle est la sunyata qui a pour essence la non-existence de la dualité ». La vacuité transcendante comprise en ce sens apparaît comme le thème dominant du Vijnanabhairava, parce que « si l'on pénètre dans le Vide exempt de dualité, c'est là même que le Soi se révèlera ».
Ce Vide au dynamisme engloutisseur est l'absence radicale de tout le différencié ; il comporte l'abolition de la conscience personnelle avec ses particularités individuelles et contingentes ; il se dresse contre la fragmentation et la forme distincte, et il prive la pensée de ce qu'elle a de spécifique. Il implique même l'anéantissement des germes susceptibles d'engendrer la différenciation du sujet et de l'objet. Le Vijnanabhairava tantra nous montre en de nombreux versets les aspects les plus variés que peut prendre une méditation sur le vide, en insistant de préférence sur le vide du cœur (hrdakasa), le plus important, parce que c'est en plongeant en lui qu'on acquiert une tranquillité inaltérable. Mais, ne l'oublions pas, ce qui semble vide du point de vue de la diversité est en réalité la plénitude même.
Dès son premier vers, Anantasaktipada identifie l'illumination (bodha) au Vide transcendant (sunyatisunya). Ksemaraja, en une allusion obscure, mentionne également ce vide qui sert de prélude à la manifestation cosmique : « Paramasiva ayant le désir de manifester l'univers qui reposait en lui-même comme identique à lui, fulgure d'abord en tant que Lumière de la Conscience en tant que vide transcendant (sunyatisunya) ou Siva privé de toute relation ». Puisque le Dieu suprême est la plénitude, il ne peut créer qu'en engendrant pour ainsi dire un Vide qui l'isole et qui est une obscurité divine au delà de la Conscience, un pur prakasa (pure conscience), la Lumière avant qu'elle se reflète et dans laquelle l'énergie de la Conscience demeure encore latente. Ce vide précéderait le Grand Vide (mahasunyata), lequel serait l'Émerveillement fait de parfaite ipséité qu'éprouverait le Seigneur devant ses possibilités infinies lorsqu'il perçoit l'univers idéal en lui-même à l'état germinal.