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BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja









La Beauté rayonnante de la félicité

La Maharthamanjari de Mahesvarananda - Traduction et commentaires de Lilian Silburn

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Lorsqu'on perçoit la Beauté rayonnante de la félicité, le charme des huit pouvoirs surnaturels s'amenuise : c'est dans un tel état que se marque l'empreinte universelle du Dieu.


On ne peut réduire l'efficience de la Parole à celle des pouvoirs extraordinaires du yoga qui ne jouent que sur le plan individuel. La véritable siddhi, la seule, se trouve révélée par la kramamudra qui fait chatoyer la Splendeur de la Joie absolue jusque dans un brin d'herbe.

Le terme mudra désigne ici tout autre chose que des gestes de mains. C'est selon son étymologie, le sceau que la Conscience imprime à tout ce qu'elle absorbe ; Mahesvarananda rapproche cette mudra du feu de l'oblation parce que, comme lui, elle s'empare de ce qu'on verse en elle, en lui imprimant sa forme indélébile. Sarvamudra est donc l'empreinte universelle de Dieu et d'après la définition qu'en donne Abhinavagupta : ce qui permet de s'emparer de sa propre essence. A cela tendent le flux et le reflux de la pratique kramabhyasa qui prépare la kramamudra : la Conscience se marque toujours plus profondément, comme un sceau de plus en plus apposé sur l'univers entier ; le Soi pénètre le monde puis le monde pénètre le Soi jusqu'à ce que ne demeurent que le Soi cosmique, la Conscience cosmique, la félicité cosmique dès que l'égalité entre le Soi et l'univers est atteinte.

Sri, la gloire, richesse universelle, révèle la béatitude cosmique dont la saveur est toujours et partout égale, et qui forme l'essence des autres espèces de félicité mystique dont quelques-unes sont énumérées par le commentateur ; parananda, nirananda, mahananda, ananda, visayananda... Correspondent-elles exactement aux félicités associées au fonctionnement subtil du souffle (uccara) que décrit Abhinavagupta (T.A. V. 43-53) ?

Au souffle prana, d'après Abhinavagupta, s'apparente la félicité innée (nijananda), celle du Soi qui surgit lorsqu'on se concentre sur le pur sujet dans le cœur, lieu où naît le prana.

- à l'absence de souffle, la félicité totale (nirananda), repos dans la pure vacuité.

- à l'apana, qui descend du brahmarandhra au cœur, se rattache la félicité relative à l'autre, l'objet, (parananda), l'attention se dirigeant vers le monde externe, toute l'objectivité réapparaît successivement mais apaisée en apana, c'est donc l'ambroisie que confère. la lune, soma ou apana.

- au samana, fusion des souffles prana et apana, correspond la félicité du brahman (brahmananda) lorsque les multiples manifestations objectives sont appréhendées simultanément comme un tout et réellement apaisées.

- à udana, souffle qui monte au brahmarandhra, la grande félicité (mahananda) qui dépasse la précédente, car le flot de connaissance et connu est consumé par le feu de l'udana et il n'y a plus ni introversion ni extraversion.

- à vyana, souffle diffus qui ne se limite pas au corps, la félicité de la Conscience (cidananda), expérience du pur sujet omnipénétrant qui apparaît comme connaissant, connaissance et connu, tout n'étant plus que Conscience.

Enfin lorsque les cinq souffles fusionnent au point de n'en faire qu'un, par delà ces félicités règne la félicité cosmique (jagadananda) que Sambhunatha enseigna jadis à Abhinavagupta, celle que mentionne ici Mahesvarananda, qui ne surgit qu'au moment de la kramamudra, expérience la plus haute des yogis : cette béatitude remplit l'univers entier ; affranchie de limitation, puisque tout est perçu comme le Soi et que rien n'existe en dehors du Soi, elle est ininterrompue, autonomie absolue, la plus complète des tranquillités. On l'appelle incomparable permanence. Avec cette félicité on rejoint l'acte vibrant, dhvani ou anahata ; spontané, qui vibre et fait vibrer.

L'illustre Stotra disait : Celle qui repose latente dans le réceptacle indifférencié de l'objectivité, c'est elle que je salue perpétuellement, cette énergie créatrice, telle une marée pleine de félicité dans l'océan de l'énergie cosmique et qui jouit, en son intime profondeur, à la fois de l'apparition et de la disparition de l'univers.

On reconnaît l'épanouissement total de celle félicité à un signe indubitable : les huit pouvoirs du yoga (légèreté, lourdeur, souveraineté et autres) apparaissent futiles, insignifiants, car il n'existe qu'un seul miracle, et qui n'a pas de fin : plus rien ne diffère de la Conscience. Si les miracles, de l'ordre des phénomènes, relèvent de la durée temporelle, la kramamudra est scellée dans l'éternité puisqu'elle ne concerne que l'Essence immuable.

Au cours de ses moindres sensations ou actions, le yogi constate qu'il n'y a plus ni extériorité ni intériorité ; où qu'il aille, il ne quitte pas le Centre et voilà précisément la véritable, l'universelle mudra. N'est-ce pas le sens d'un passage célèbre de l'Isopanisad : L'Un est, sans qu'il bouge, plus rapide que la pensée : les dieux ne l'ont pas atteint quand il s'élançait devant eux ... Immobile, il dépasse les autres qui courent... (4). Il se meut, il ne se meut pas, il est loin et il est près. Il est au-dedans de tout ce qui est, et de tout ce qui est il est au dehors (5). Mais celui qui considère toutes les essences comme étant simplement dans le Soi, et le Soi dans toutes les essences, il ne s'en détache plus (6). Celui chez qui le Soi est devenu toutes les essences, pour qui le reconnaît, quel vertige alors, quelle souffrance y a-t-il, pour qui considère l'unicité ? (7).

La manière d'être d'un sadhaka bien centré sur le cœur se retrouve dans sa pensée recueillie, dans ses activités ou oblations, comme dans ses paroles devenues des mantra et dans ses moindres attitudes. En ce qui concerne la pensée, le Vijnanabhairava met l'accent sur ce caractère d'immutabilité propre à la kramamudra : Un intellect inébranlable sans aspect ni fondement, voici en vérité, la méditation... (146). Quant à l'oblation : lorsqu'on verse en oblation dans le feu sacrificiel ce réceptacle du grand Vide, les éléments, les organes, les objets etc, y compris la pensée, voilà la véritable oblation... (149).

Plus encore, le monde objectif n'est pas satisfait tant que le feu de la Conscience ne l'a pas consumé ; le Subhagodaya, œuvre du paramaguru de l'auteur, dit ainsi : Que celui qui ne s'extériorise pas, et lui seul, s'il veut pleinement assouvir l'ensemble du connaissable, offre l'oblation de l'objectivité dans le feu de la Conscience consistant en la suprême subjectivité. La parfaite intériorité requise pour un tel sacrifice est celle de la kramamudra, par-delà extraversion et introversion, lorsque la conscience a tout englouti.

Puis Mahesvarananda cite son propre Maharthodaya : Ayant alors surmonté l'impureté de l'illusion (maya), à savoir l'objectivité séduisante et trompeuse à offrir en guise d'oblation, demeure ferme comme le mont Meru, tourné vers ta propre conscience sans aucun souci. Il n'est plus besoin de bouger, d'aller ici ou là car, étant au Centre, on est partout et l'on voit le multiple dans l'Un. A quoi bon chercher des siddhi, le miracle est déjà là, comme l'arbre miraculeux éternellement éclos dans ce monde même. L'homme vit en pleine féerie mais il l'ignore.