L'extraordinaire nectar à saveur cosmique
La Maharthamanjari de Mahesvarananda - Traduction de Lilian Silburn (Éditeur : Institut de civilisation indienne - Diffusion E. de Boccard 11, rue de Médicis Paris 6°).
58
Ceux qui s'adonnent aux délices du grand Banquet où, dans la coupe de la Totalité, on boit la quintessence du nectar, en vérité, ces dégustateurs ont le courage de trancher avec leurs dents les pousses de la dualité.
Ce banquet dans lequel le plaisir sexuel et l'ivresse mènent à la suprême béatitude, s'adresse aux seuls rasika, amateurs éclairés parvenus à l'étape du melapasiddha (et du saktasiddha) qui vivent dans l'illumination du Soi et dont le goût est fin, puisqu'ils doivent extraire comme le cygne (Hamsa habile à extraire des eaux impures du samsara le lait immaculé de la connaissance qui s'y trouve mêlé.) la félicité mystique, quintessence de nectar, du sein même des plaisirs d'ici-bas.
Ces surhommes dont le cœur a été purifié par un coup d'œil du maître spirituel et qui suivent la voie de Siva, témoignent de la puissance, de l'adresse et de l'inébranlable résolution qu'il faut pour trancher avec les dents, sans hésiter, les rejetons des pensées dualisantes, sujet-objet, ainsi que tous les doutes qui y restent accrochés, au moment d'une jouissance quelconque et, en particulier, de l'union sexuelle.
La liqueur (Asava, liqueur de fleurs, de fruits macérés dans l'eau et qui a donc parfum de l'univers.) est la substance bhairavienne dans laquelle fusionnent les deux formes de douceur propres aux plaisirs naturel et surnaturel ; en d'autres termes, à l'issue de l'union, félicité mystique et plaisir de l'amour n'ont plus qu'une seule et même saveur, la quintessence bhairavienne qui est félicité cosmique (jagadananda).
Ce nectar doit être versé non seulement dans le cœur mais dans la coupe de la Totalité, c'est-à-dire en toute chose : acte pur ou impur, vice ou vertu, puisque la grande Coupe cosmique (le cosmos déployé en ses six cheminements) contient tout. Kula, énergie divinisée, terme que nous avons traduit ici par Totalité, apparaît aussi comme la parèdre, car cette strophe joue sur les deux plans : cosmique et sexuel. De même le grand Banquet symbolise le Banquet de la vie. Si on le qualifie de grand (maha) c'est afin de bien le différencier des festins ordinaires. D'autres cérémonies tantriques qualifiées, elles aussi, de grandes, mahamelapa, mahapana, utilisent les plaisirs ordinaires à des fins uniquement spirituelles et sont à l'usage des seuls vira, surhommes ou héros qui ne doivent montrer aucun attachement durant ce rite, celui-ci servant entre autres de pierre de touche qui permet de déceler les résidus de dualité enfouis sous les tendances profondes. Ce rite exige un grand courage, qu'il ne faut pas confondre avec celui du brahmacarin dirigeant sa puissance virile au cerveau car il s'agit d'une toute autre pratique tantrique en vue d'atteindre cosmicité et puissance autonome.
Les rasika atteignent ainsi la béatitude cosmique à l'aide de la félicité découverte dans l'union sexuelle : « O Souverain ! s'écrie Utpaladeva, il existe des hommes qui Te réalisent uniquement par une conduite égale sans avoir eu besoin de Te contempler et sans même avoir goûté le nectar de Ton amour ! » (S. X. 13) Samacara désigne ici une manière de vivre qui tend à l'identité sur tous les plans, le rasika ne faisant plus de différence entre vice et vertu, homme de haute-caste et un hors-caste, la dualité s'étant évanouie. Il agit donc librement dès qu'il a secoué le joug des huit liens : « Aversion des choses condamnées, doute au sujet de ce qu'il ne faut pas faire, peur de l'impureté ou du péché, honte, répugnance, estime pour lignée, caste et conduite, telles sont les huit entraves », d'après une citation anonyme.
Le sacrifice héroïque qui prescrit l'emploi de la viande, d'une liqueur enivrante, de l'union sexuelle, s'avère utile à un certain degré de perfection où il est très difficile au yogi de surmonter deux obstacles importants en raison de leur ténacité et subtilité : doute, et honneur relatif à sa propre vertu. En effet les êtres scrupuleux, par la faute des fluctuations qu'entraîne le doute au sujet de ce qu'ils doivent faire ou ne pas faire, ne peuvent s'établir dans une conduite égale et considérer le monde entier comme identique à Siva, sans déceler la moindre distinction entre pur et impur ; Abhinavagupta le déclare : « seul est pur ce qui est identique à la Conscience immaculée, tout le reste est impur. » (T. A. III. 266).
Il suffit d'aimer profondément une chose quelconque, d'en jouir avec intensité et de ne s'absorber qu'en elle, pour que se répande une béatitude universelle : « Grâce à l'épanouissement de la félicité que comporte l'euphorie causée par la nourriture et la boisson, qu'on adhère de tout son être à cet état de surabondance et l'on s'identifiera alors à la grande Félicité. » (V. B. 72).
Par cette citation et les suivantes, Mahesvarananda cherche à montrer que la voie de l'énergie qui vise à l'universelle Énergie, suprême conduite dans laquelle se fondent pratiques et conduites particulières, s'achève au plan cosmique, dans la voie de Siva ; c'est ce que confirme la strophe (72) du Vijnanabhairava d'après l'interprétation de Ksemaraja. Un texte perdu, la Visayapancika, dit en ce sens : « Si, joyeusement excité à l'audition de sons mélodieux et expressifs d'instruments comme la vina, la flûte ou le chant, etc., on ne jouit plus que du son à l'état pur, la conscience vibrante fulgure alors et efface les circonstances environnantes ; libéré de leur emprise, on atteint la complète libération. ». (La prise de conscience de soi verse un oubli immédiat sur toute chose, entre autres sur la séance musicale dont on se libère en même temps que du reste : le monde phénoménal (bhava) entier.)
Le poète choisit ensuite trois stances du Vijnanabhairava qui insistent sur l'effet graduel de l'émotion dans chacune des voies libératrices : la première relevant de la voie inférieure, donne un exemple de pointe ou d'état intermédiaire (madhyakoti) ; l'union amoureuse y est effective : « La jouissance de la Réalité brahmique éprouvée au moment où prend fin l'absorption dans l'énergie fortement agitée par l'union avec une parèdre, c'est elle qu'on nomme jouissance intime. » (69). La seconde, concernant la pointe finale (antakoti), se rapporte au souvenir et donc à la pure connaissance propre à la voie de l'énergie : « L'afflux de la félicité se produit même en l'absence d'une énergie (parèdre) si l'on se remémore intensément la jouissance née de la femme, grâce à des baisers, des caresses, des étreintes. » (70). La troisième illustre la pointe initiale (prathamakoti), ce premier instant correspondant à la voie de Siva : « Ou encore, à la vue d'un parent dont on a été longtemps séparé, on accède à une félicité très grande. Ayant médité sur la félicité qui vient de surgir, on s'y absorbe puis la pensée s'identifie à elle. » (71).
Mahesvarananda enseigne maintenant la voie de Siva :
59
Si un miroir reflète un visage et qu'on le fasse se refléter lui-même dans un autre miroir, à son tour le deuxième miroir où il se reflète, c'est celui-là qu'il faut connaître.
On ne peut prendre part au grand Banquet cosmique tant que l'on n'a pas découvert le miroir secret où l'univers se mire. De même on ne peut goûter à l'extraordinaire nectar à saveur cosmique tant que les choses n'apparaissent pas comme un simple reflet dans la Conscience. Et c'est précisément dans la voie brève de Siva, au moment où se dévoile l'unique Conscience, que le yogi, saisi d'émerveillement, devient le maître de ses organes dorénavant divinisés et débordants de la conscience dont ils savourent la félicité propre (T. A. III. 263).
D'après ce sloka, Mahesvarananda se représente l'univers comme un jeu de miroirs : dans un premier miroir, la prunelle de l'œil, les choses se reflètent ; à son tour ce miroir se reflète dans le Soi ou la Conscience, miroir subtil qui seul mérite d'être connu.
La métaphore du miroir est importante pour le système Pratyabhijna, partisan de l'abhasavada nommé aussi pratibimbavada, théorie de la réflexion ou des reflets, car elle fait voir comment Paramesvara, grâce à sa libre énergie, projette la multiplicité de l'univers sur le fond de son propre Soi, devenant ainsi le miroir dans lequel il se regarde : mais s'il semble se dédoubler en une lumière et son reflet, il ne subit en réalité aucun changement, non plus qu'un visage qui se tient devant un miroir ne perd sa propre forme ou n'est affecté par son image.
La Réalité reste unique en dépit des innombrables réflexions qui s'y jouent. Le miroir de la Conscience lumineuse par soi est plus pur que les miroirs ordinaires parce qu'il reflète tout : sons, formes etc., et qu'une chose est à la fois touchée, entendue, perçue, tandis qu'un miroir ne reflète que forme et couleur, un puits l'écho du son et nos organes, leurs objets respectifs.
La parfaite transparence de la Conscience est due à ce que sa propre activité demeure imperceptible ; elle est donc plus transparente que n'importe quel cristal de roche dont on demeure conscient quand on y perçoit un objet. Abhinavagupta ajoute : la Conscience est si pure qu'elle fait apparaître les choses comme distinctes d'elle, bien que ces reflets soient inséparables du miroir conscient et ne puissent le quitter.
Ainsi l'univers, simple reflet, n'a aucune existence propre indépendante de la conscience universelle qui le reflète en soi, mais il n'est ni irréel ni illusoire, son existence étant celle même de la conscience.
Une différence importante entre un miroir ordinaire, inconscient de ce qu'il reflète, et le miroir de la Conscience, c'est que les phénomènes qui se jouent en ce dernier sont engendrés par lui ; on les nomme donc pratibimba ; au contraire, dans un miroir les reflets sont dus à des objets indépendants de lui, ces objets reflétés sont en ce cas des bimba, ce qui les différencie de l'image produite par le seul miroir conscient et inséparable de luit.
Dans sa Kramakeli, Abhinavagupta cite un passage obscur d'un écrivain concernant le vivartavada : « Cakresi considère le vivarta comme un faisceau de rayons. » Vivarta a pour le vedantin le sens d'apparence illusoire mais pour le Trika il a celui de reflet (pratibimba) et non d'ignorance, car la multiplicité phénoménale se déploie, non pas sous l'effet de la nescience (avidya), mais par la libre volonté de Siva qui assume ainsi des aspects divers.
Abhinavagupta expose la théorie du pratibimba, intimement liée à celle du paramarsa (projection de soi, par soi et en soi-même), dans le troisième chapitre du Tantraloka (si. 280) : « Tout cet univers surgit de moi ; c'est en moi aussi qu'il se reflète ; ce monde n'est pas différent de moi. Telle est la triple voie de Siva. »
Il dit aussi dans sa Tantravatadhanika : « De même que se manifeste dans un miroir l'existence où s'entremêlent cruches et autres objets, ainsi en mon atman apparaît la forme variée de toutes ces choses. » (II. 3.)
Après avoir longuement discuté des diverses théories de la causalité et accepté, pour cause unique, la libre volonté de Siva, Mahesvarananda cite une strophe anonyme : « Pour les uns le déploiement phénoménal est irréel ; pour les autres il est l'effet d'une cause. Il y a des partisans de la fragmentation ou du multiple, et des partisans du non-être. O Siva, suprême souverain ! Ces théoriciens n'effleurent même pas Ton existence ! »
Utpaladeva disait aussi : « Les choses ont une double manière d'être qu'il faut dépasser : l'existence et l'inexistence. Hommage à la troisième merveille, Siva ! » (5. III. 1).
La Réalité indicible, Conscience de Bhairava, échappe aux voies libératrices et à leurs expédients, on la nomme donc anupaya : « C'est d'elle que dépend tout moyen quel qu'il soit, externe ou interne. Dans ces conditions comment servirait-il de voie pour y accéder ? » (T. A. II. Il).
Abhinavagupta revient encore sur ce point dans sa Tantravatadhanika : Siva ne se révèle nullement à l'aide de moyens, bien au contraire, ceux-ci sont révélés par sa grâce. « Je suis Siva lui-même, lumineux par mon propre éclat, je me révèle en tant qu'essence universelle. » (II. 1.)