L'être asservi
le Spandakarika - stances sur la vibration de Vasugupta
Spandanirnaya de Ksemaraja (et spandakarikavrtti de Bhatta Kallata)
Traduction de Lilian Silburn ((Éditeur : Institut de civilisation indienne - Diffusion E. de Boccard
11, rue de Médicis Paris 6°).
Puisque l'univers est identique à Siva, rien ne peut tourmenter le yogi ; on se demande alors qui tourmente et qui est tourmenté. Pour y répondre l'auteur définit l'être asservi ainsi que ses liens :
13 - En dépit de sa véritable nature, sa gloire lui étant ravie par son activité limitée, et lui-même étant réduit à l'état d'objet dont jouit l'ensemble des énergies issues de la multitude des sons, on le nomme être asservi (pasu). (45)
« Nature véritable, essentiellement lumineuse » sont les termes qui désignent le Seigneur dans le Svacchandatantra. « Ayant pour appui sa propre énergie, le Souverain, cause universelle, émet, maintient, résorbe, obscurcit et accorde sa grâce. »
Intimement uni à sa propre énergie, il se livre constamment en toute liberté à sa quintuple activité, Lui que tous les livres sacrés chantent sous le nom de Vibrant, de Charmeur, de Souverain. Son éternelle énergie d'autonomie, absolue intériorité, est désignée comme suprême, comme Matsyodari, Grande existence, vibration lumineuse, vague, essence, Cœur, Bhairavi, Déesse, flamme, etc ... Matsyodari, pulsation ininterrompue, semblable à celle du ventre du poisson, réfère à la kramamudra. Urmi, vague, est la manifestation prise à son origine. Hrdaya, le Cœur, devi, la Déesse, sikha, la flamme, Bhairavi sont en kriyasakti, énergie d'activité à sa racine ; le spanda, vibration, se trouve en kriyasakti mais il a sa source dans l'énergie de félicité (anandasakti) par l'intermédiaire de l'énergie cognitive (jnanasakti). Il ya deux sortes de sphuratta, frémissement ou vibration lumineuse, la première en turya, Quatrième état, en kriyasakti, la seconde en kriyasakti non plus en sa source comme les autres mais saisie en son total déploiement.
Identique à la pleine intériorité, le Je du Seigneur, l'illustre Maîtresse des phonèmes, du premier A au dernier KS assimile comme emboîtées l'une dans l'autre les énergies de A à HA, c'est-à-dire l'inexprimable (anuttara) A et le son non issu de percussion (anahata) HA, les tenant embrassées et contenues dans la Roue des énergies, à savoir l'expansion des six cheminements en tant que signifiants et signifiés (le A pénétrant intimement en Ha et celui-ci en A, est l'expression de l'énergie en son complet déploiement, car elle contient tous les phonèmes ainsi emboîtés en elle).
Elle consiste en une prise de conscience du Je : indestructible et sans gradation par essence même si elle revêt l'aspect d'une série d'émissions et de dissolutions. C'est elle le verbe suprême, la Vie universelle, le grand mantra AHAM perpétuellement résonnant et qu'on ne peut émettre. C'est l'énergie vibrante du Bienheureux qui manifeste en Soi cet univers d'êtres infiniment variés comme animés d'un léger tremblement appelé spanda selon le sens dérivé de frémissement, de vibration, pulsation de vie.
Ainsi, le Bienheureux, désirant faire apparaître d'une façon morcelée la manifestation sur la paroi lumineuse de son propre Soi, cache par jeu sa propre essence sertie des énergies universelles.
Tant qu'il désire se manifester de cette manière, son énergie indifférenciée et unique de Conscience de soi, devient d'abord volonté (iccha) qui assume l'énergie cognitive, laquelle, à son tour, devient énergie d'activité. Comme telle, elle se déploie alors en germes ou voyelles, et en matrices ou consonnes, et apparaît aussi comme nonuple classe de phonèmes (à partir de A) et se divise en cinquante parties selon les groupes de phonèmes et de lettres de l'alphabet.
Telle, elle se manifeste dans la différenciation de germes et de matrices (yoni) formant la totale prise de conscience de Siva et de l'énergie.
Et cette même énergie vibrante de pure liberté, après avoir engendré ces phonèmes, effectue la quintuple activité du Bienheureux sous le triple aspect des divinités Aghora, Ghora et Ghoratari qui prennent conscience de ces phonèmes (Aghora, énergie suprême, participe à la connaissance indifférenciée et conduit à l'état divin. Ghora, énergie intermédiaire, comporte une nuance de différenciation, et Ghoratari, énergie inférieure, l'effroyable, fait sombrer les êtres attachés aux jouissances sensorielles. Ces énergies sont décrites dans le Malinivijaya, III, 5-13 et 33. Cf. S.S,v. tr. p. 119). ( ..... ) Bien qu'il soit de même nature que le Seigneur, l'être asservi (pasu) est réduit à l'état d'objet ou à celui d'esclave de Siva et des divinités comme Brahmi, etc., sous forme des neuf classes issues des sons.
A l'objection : « Comment le Seigneur peut-il être réduit à un tel état ? », l'auteur répond : « parce qu'il est privé de sa gloire par l'activité parcellaire ».
Kalaviluptavibhava : (quatre interprétations de cette expression sont ici présentées.) Le terme kala désigne l'énergie d'illusion qui en projetant à l'extérieur découpe et délimite ; le Seigneur est ainsi destitué de sa glorieuse puissance, voilé par sa propre énergie d'illusion.
(Une autre interprétation propose encore :) Ses qualités de plénitude et d'universelle activité sont masquées et limitées par kala ou par les cinq cuirasses ; activités et connaissance restreintes, temps, nécessité et attachement. On explique ainsi que le pasu soit réduit à l'état d'objet dont jouit l'ensemble des énergies.
(Selon une troisième interprétation :) S'il en est réduit à un tel état c'est parce qu'il ne s'arrête pas, fût-ce un seul instant, à sa véritable nature, étant privé de sa gloire et pour ainsi dire traîné et entraîné en des réjouissances et des peines par les énergies que sont Brahmi et les autres déesses qui gouvernent l'ensemble des phonèmes comme les voyelles ou encore les phonèmes séparés comme l'expose le Malinivijaya. Sous l'influence des paroles ordinaires ou subtiles qui imprègnent de trompeuses affirmations avec ou sans vikalpa comme « je suis imparfait », « je suis limité », « je fais quelque chose », « je prends ceci », « je repousse cela » ... , il est rendu captif de ces énergies et devient pour elles objet d'expérience, on le nomme donc être asservi.
(Reste la quatrième interprétation :) Il semble limité, dépouillé de sa gloire, l'activité parcellaire l'empêchant de se révéler, mais en réalité sa nature propre identique à Siva n'a pas disparu car, sans elle, lui non plus ne se manifesterait pas. Il ne pourrait prendre alors conscience de son véritable Soi que les connaissances et paroles limitées ont ainsi dépouillé de sa gloire.
Bhatta Kallata
L'ensemble des sons s'étend du phonème A au phonème KSA. Devenu objet dont jouit la multitude des divines énergie, Brahmi et autres qui sont identiques à l'ensemble des gutturales issues de la totalité des sons, l'homme dépouillé de sa gloire par ses activités parcellaires, déchu de sa propre nature, est appelé pasu, être asservi.
L'auteur montre maintenant en détail comment le pasu soumis aux liens est tourmenté par l'énergie cognitive dès qu'elle se contracte :
14 - L'irruption des réactions, c'est pour lui la perte de la saveur de la suprême ambroisie ; en conséquence, il est réduit à l'état de dépendance et cette irruption a pour domaine les éléments subtils. (46)
L'apparition des réactions ou de vikalpa relatifs au monde, aux traités ou aux connaissances d'objets différenciés qui leur correspondent, conduit à sa perte l'être asservi : elle est le signe de la disparition de la saveur de l'ambroisie, ce flot de félicité propre à la masse indivise de la Conscience.
La Conscience semble pour ainsi dire absente car on ne la perçoit pas, bien qu'elle soit présente jusque dans la réaction à l'égard d'objets distincts. C'est en ce sens que la félicité disparaît ; par la faute de cette réaction à toute impression, le pasu perd son indépendance puisqu'il en est désormais tributaire. « La connaissance est le lien » comme le déclarent les Sivasutra (I, 2). Le vénérable Vyasa dit aussi : « Dans l'enfance il dépend de père et mère », Et Madalasa proclame de son côté : « Gardez-vous de parler sans cesse de vos associations ordinaires (bhauta), vous écriant tantôt : O père ! O mère ! Tantôt : O mon enfant ! O ma bien-aimée ! et tantôt : C'est à moi. Ce n'est pas à moi. » (Ma. Pu. 25, 15)
L'apparition des réactions est dite tanmatragocara ou domaine des éléments subtils dont les fluctuations vives ou lentes caractérisent le champ du connaissable différencié. Tant que se déploient les objets différenciés, on est lié, mais on se libère dès cette vie lorsque l'on a, grâce à l'enseignement donné, la compréhension inébranlable que toute chose connue n'est autre que le Soi, comme il a été dit au II, 5 : « Celui qui détient cette Connaissance... » Il n'y a donc aucune contradiction entre le présent sutra et la stance II, 4 : « point d'état qui ne soit Siva ».
Bhatta Kallata
L'apparition des réactions, telle l'irruption des souvenirs à la vue de quelque objet, est due à la perte du goût de la suprême ambroisie ; celle-ci disparue, l'homme tombe dans un état privé de liberté et d'omniprésence. Ces réactions, ayant pour domaine les éléments subtils, sont essentiellement des désirs de sensations, forme, goût et autres.
Mais si l'apparition des réactions est l'indice chez l'être asservi de la disparition de la saveur de la suprême énergie, pourquoi dites-vous que cet être est l'objet dont jouit l'ensemble des énergies ? L'auteur répond :
15 - Et pour lui ces énergies sont toujours empressées à voiler son essence car les réactions ne surgiraient pas si elles n'étaient pas intimement liées aux mots. (47)
Et, dans ce sutra, annonce une autre conclusion qui élimine le doute. Les énergies précédemment mentionnées, surgissant sans arrêt, expliquent l'absence d'une parfaite prise de conscience, absence qui voile l'essence divine d'un tel esclave, bien que cette essence soit la lumineuse paroi sur laquelle se reflètent les énergies.
Aussi longtemps que l'être asservi ne reconnaît pas sa propre essence identique à la saveur de l'ambroisie suprême, ces énergies s'empressent à la recouvrir car l'apparition de réactions sous forme d'un flot de connaissances avec ou sans vikalpa n'a lieu qu'associée à des mots ou sous l'aspect interne et subtil de connaissances variées ou encore sous l'aspect du langage conventionnel : sans ces mots, l'apparition des notions ne pourrait se produire.
Et même si les animaux sont privés des signes conventionnels du langage, ils ont une prise de conscience qu'un signe de tête, par exemple, communique, signe qui indique un consentement intérieur. Sinon, un enfant ne pourrait saisir une première fois la convention verbale s'il était dépourvu de toute prise de conscience intérieure. Il est évident que chacun a l'expérience directe et personnelle des notions associées aux mots ordinaires. (Mais, sous-jacente au langage et bien qu'obscurcie par lui, subsiste la lumineuse paroi, sans fondement, l'énergie vibrante consciente qui, échappant au domaine objectif et conventionnel, lui donne un sens en reliant les mots entre eux.)
Bhatta Kallata
Les énergies mentionnées telles Brahmi et autres déesses, sont toujours ardentes pour cacher à cet homme sa nature propre car jamais ne surgissent réactions ou connaissances sans le support des mots.
L'auteur résume le sens des trois strophes précédentes et insiste sur ce qui a été dit à propos de la non-distinction entre cognoscible et spanda générique. La servitude, dit-il maintenant, c'est la non-reconnaissance de ce spanda, la délivrance, c'est sa reconnaissance :
16 - Cette énergie de Siva qui a l'activité pour forme engendre la servitude quand elle réside dans l'être asservi, mais, reconnue comme la voie donnant accès au Soi, c'est elle qui confère la perfection libératrice. (48)
Sa, elle, l'énergie que décrivent les trois strophes précédentes ; iyam, celle-ci, énergie d'activité, fulgure sous son aspect de connaissable (prameya).
Inhérente à Siva, pure Conscience et nature suprême du Soi, elle, la suprême souveraine, Réalité vibrante, spanda générique ou universel, on la nomme énergie d'activité lorsqu'elle est la source du multiple. Elle devient celle qui asservit quand Siva, sous forme d'activité limitée, revêt l'apparence d'un être captif (pasu) qui s'identifie au souffle et au corps subtil. Aspergé d'une goutte d'intériorité, cet être devient un agent. Soumis aux tourments constants de la prise et du rejet, il ne reconnaît pas sa véritable nature, voilée par cette énergie qui engendre alors le lien. Mais si cette même énergie d'activité est reconnue comme énergie suprême et comme ce qui ouvre la voie menant à Siva, elle devient alors le moyen d'atteindre le but.
Selon l'illustre Vijnanabhairava (20) : « Si celui qui pénètre dans l'état de l'énergie réalise qu'il ne s'en distingue point, son énergie divinisée assume l'essence de Siva et on la nomme alors ouverture menant à lui. »
Si un yogi, bien que plongé dans le flot du devenir, qu'il soit avec ou sans vikalpa, considère l'ensemble des choses connues comme un aspect de son propre Soi et identique à Siva, une telle énergie lui fera alors obtenir la plus grande des félicités.
Bhatta Kallata
Cette énergie du Bienheureux dont la nature est activité réside dans le pasu, comme l'a dit Bhartrhari : « On ne trouve, dans l'être individuel, aucune fonction parcellaire (kala), faite de deux courants (langage et pensée ou, selon Ramakantha, action et connaissance) qui ne soit remplie et dirigée par la fonction de Siva ». Cette énergie non reconnue est cause de lien mais, reconnue, elle confère aux hommes les diverses perfections (siddhi) à la fois supérieures et inférieures.
Ayant examiné ici comment l'individu se lie et comment, à l'aide des moyens qui vont être définis, il se libère, l'auteur explique à nouveau la nature du lien pour qu'on puisse le briser :
17-18 - Entravé par l'octuple forteresse (le corps subtil) issue des éléments subtils et pourvue de pensée, d'agent d'individuation, d'intelligence discriminatrice, l'être dépendant est soumis à des expériences dues à des réactions qui procèdent de cette forteresse. (49.) En conséquence il transmigre. Examinons donc la cause apte à éliminer pour lui ce passage d'existence en existence. (50)
Il subit les expériences procédant du corps subtil et parce que ces réactions aux impressions comme le bonheur surgissent en raison de leur association aux mots, l'être asservi devient dépendant, ballotté ici et là par les déesses Brahmi et autres, il n'est nullement indépendant comme l'est le yogi parfaitement éveillé, car sous l'influence de son corps subtil, des imprégnations variées qui somnolent en lui se réveillent encore et encore, aussi transmigre-t-il de vie en vie. Il assume, conformes à l'expérience des fruits particuliers, des corps qu'il abandonne à la mort.
Nous allons décrire sur le champ le moyen aisé apte à anéantir complètement l'écoulement de naissance en naissance et à mettre fin à l'impureté relevant du corps subtil. C'est la voie même qui a été exposée en ce présent traité.
Si l'auteur emploie l'impératif examinons, c'est que ce présent implique passé et futur selon le sutra de Panini : « le présent peut être employé pour exprimer un proche passé ou un futur immédiat » (3, 3, 131).
Bhatta Kallata
Déterminé par le puryastaka, constitué de la triade : pensée, agent d'individuation et intelligence, ainsi que des éléments subtils, sons, etc., le pasu est soumis à plaisir et douleur. Privé de liberté, il goûte et il jouit d'expériences issues de l'octuple forteresse et transmigre de corps en corps. Nous montrerons donc ce qui met fin à la transmigration, suite ininterrompue de naissances et de morts.
Après avoir donné ces explications, l'auteur revient au contenu du premier sutra :
19 - Mais quand il s'enracine en un seul lieu (le spanda), alors contrôlant apparition et dissolution de ce corps subtil, il accède à l'état de sujet qui expérimente et il devient le Souverain de la Roue des énergies. (51)
A l'aide des deux absorptions, yeux-fermés et yeux-ouverts, il maîtrise (selon le processus mentionné au premier verset) la disparition et l'apparition du corps subtil et, par lui, il suscite résorption et émanation de l'univers grâce à sa propre nature identique au Seigneur, après avoir englouti et assimilé toutes les expériences des niveaux du réel s'étageant de la terre à Siva. C'est grâce à ce processus de reconnaissance qu'il s'élève alors à l'état de suprême Sujet conscient qu'il n'a d'ailleurs jamais cessé d'être.
En conséquence, il devient le Souverain de la Roue des énergies et de l'ensemble de ses propres rayons que décrit le premier sutra et, en ce corps même, il parvient à la suprême souveraineté.
De cette manière le vénérable Vasugupta montre comment, selon le premier et le dernier sutra (du Spandasastra) l'enseignement de la vibration embrasse et couronne la doctrine Mahartha (de grand Sens), révélant que cet enseignement mystique est suprême parmi toutes les doctrines ésotériques dont il constitue la moelle.
Siva : paix et bénédiction !
Tel est le troisième chapitre du Spandanirnaya, intitulé : La Vibrante Réalité dans la splendeur de son déploiement.
Bhatta Kallata
Quand, au contraire, sa pensée étant bien absorbée, il s'enracine en un seul lieu, qu'il soit subtil ou grossier, alors, contrôlant manifestation et dissolution en lesquelles surgit et périt la manifestation des réactions, il obtient l'état de sujet jouissant et devient, en conséquence, le Seigneur de la Roue des énergies, l'universel Souverain.