L'Énergie
Source : Hermès – Les Voies de la Mystique ou l'accès au sans-accès – Édition des deux Océans
LES TROIS VOIES ET LA NON-VOIE DANS LE SIVAÏSME NON DUALISTE DU CACHEMIRE
par Lilian Silburn
Pour le Sivaïsme du Cachemire, la Réalité est l'Essence ou Lumière (prakasa), la Conscience absolue et ineffable, resplendissant de son propre éclat. En tant que béatitude (ananda), prise de conscience et pure liberté, elle constitue la source de tout dynamisme et de toute efficience, la manifestation de l'univers à laquelle préside l'énergie (Sakti) n'étant que le débordement de la félicité divine : « Comme un roi régnant sur la terre entière, sous l'exultation joyeuse que lui cause sa puissance, peut exercer par jeu les activités d'un fantassin, ainsi le puissant Seigneur, dans sa joie exubérante, se plaît à assumer les formes variées de l'univers. » (Sivadrsti de Somananda)
Manifestation et retour à la source : le jeu divin
En Paramasiva, le Tout indifférencié, indicible, Siva est indissolublement uni à l'énergie mais celle-ci, au cours de la manifestation, paraît se séparer de lui pour assumer des aspects de plus en plus distincts et déterminés. La libre énergie fait surgir les autres énergies qu'elle renferme encore indivises en elle-même, les révélant chacune à tour de rôle : d'abord l'énergie de conscience émerge ; puis s'esquisse la béatitude au sein de l'union de Siva et de son énergie ; se déploient ensuite les énergies de volonté, de connaissance ; enfin, quand apparaît l'énergie d'activité, les premières ne se trouvent plus que latentes en elle. La libre énergie s'obscurcit pour manifester l'univers, sa manifestation étant son occultation même.
Ces énergies divines, initialement douées d'une parfaite pureté, la perdent peu à peu. L'énergie iccha, désir ou volonté, qui à l'origine n'est qu'acquiescement à la plénitude devient un désir défini ; la connaissance (jnana) qui n'est que Lumière consciente de Soi apparaît comme une connaissance distincte en sujet et objet ; l'activité (kriya) de simple ébranlement ou essor en soi-même dans la plénitude du Je absolu, se déploie en mouvements dispersés et aboutit à l'action asservissante. La vie est alors cristallisée autour du moi, et ce moi, désormais séparé du Tout, perçoit l'univers comme fragmenté en d'innombrables sujets et objets tandis que la diversité de ses états de conscience lui cache l'être unique qu'il est par essence.
Ainsi, jouant au fantassin, le souverain se prend à son jeu. Oublieux de toute souveraineté, sa liberté perdue, il s'attache à son état de simple soldat et s'y emprisonne, en proie à l'impuissance.
Lallesvari se plaint amèrement : « Il n'y a ni Toi ni moi, ni contemplé ni contemplation, mais seulement le créateur de l'univers qui s'est perdu dans l'oubli de lui-même ... (59). » (Bh., p 17.) « O mon âme, l'attrait, mensonger du monde t'est échu en partage... Hélas ! pourquoi as-tu oublié la nature du Soi ! (67). » (Bh., p. 21.)
Quelques siècles plus tôt, Utpaladeva insistait sur le terrible paradoxe : « Ici-bas, dit-il à Siva, rien n'est séparé de Toi. Il n'y a rien qui, ne soit béatitude puisque façonné par Toi. Et cependant ne règnent en tous lieux que différenciation et douleur. O demeure d'un étonnement sans pareil, je Te salue. » (S.U., XVIII. 18.),
De ce douloureux paradoxe il donne une explication : « Le collier de perles de Ton amour est hélas plongé dans ma pensée impure et, bien qu'innée, la Splendeur de sa gloire surnaturelle ne rayonne pas. » (XV. 15.)
Et pourtant, à ceux qui l'adorent Siva offre sa propre Essence lumineuse avec générosité et sans rien garder pour soi : « Gloire à Toi, Seigneur tout-puissant, maître de l'univers, à Toi qui vas jusqu'à donner ton Soi. » (XIV, 12.)
Quel est donc le secret de cette adoration ? Comment le fantassin retrouve-t-il sa souveraineté, le collier de perles, sa splendeur surnaturelle ? De la conscience ou de l'activité du fantassin ne peut naître une conscience royale ; ni de la pensée instable ou de l'imagination, la conscience du Soi.
Mais que le fantassin rencontre un souverain et le reconnaisse pour tel, ou que la souveraineté surgisse en lui et se révèle spontanément alors, dans un extraordinaire lâcher prise qui l'arrache à son moi, sa conscience limitée s'abolit dans l'émergence du Soi universel. Dans l'éblouissement d'une libre prise de conscience, il reconnaît le souverain qu'il est, qu'il a toujours été. C'est alors dans la plénitude de la félicité et de la connaissance qu'il jouit de sa souveraineté retrouvée ; il l'exerce pleinement et pour l'avoir oubliée dans l'exubérance de son jeu, il en sait le prix.
Ainsi, l'énergie qui manifeste l'univers est aussi, en tant que grâce, l'artisane du retour. Comme le fantassin recouvre la conscience de sa nature royale, celui qui se prend pour un moi isolé et s'y enferme, accède à l'identité au Tout dès qu'il reprend conscience de Soi.
« Le Soi dont la merveilleuse essence est Lumière, Siva souverainement libre, par le jeu impétueux de sa liberté, masque d'abord sa propre essence puis la révèle à nouveau en sa plénitude, d'un seul coup ou par degrés. Et cette grâce est entièrement indépendante. » Abhinavagupta (Bh., p. 24.)
Suscitant l'univers multiple par la magie de sa force créatrice, Siva se cache à lui-même ; s'emparant de force du cœur obscur où il demeure, Siva se révèle à lui-même.
Libre ou enchaîné, il est Siva toujours identique à lui-même, merveilleux magicien du grand Jeu divin qui englobe l'émission intégrale de l'univers et son retour à la source.
STANCES FINALES DU PREMIER CHAPITRE DU TANTRALOKA D'ABHINAVAGUPTA
« 330. Le Soi est la demeure permanente de la lumière consciente ; l'ensemble des énergies forme son essence. Cachant sa propre grandeur, il assume l'aspect de l'être asservi. Le Tantraloka a précisément été composé pour décrire les formes variées de la délivrance.
331. La connaissance erronée, simple défectuosité de la vision, fait voir les choses comme rugueuses et inégales ; par sa faute, la connaissance, en dépit de sa pureté, devient puissance impure. Mais qu'advienne ce qui est digne d'être connu, tel un collyre oint sur les yeux, et, sitôt la marque d'infamie éliminée ; comment subsisterait le moindre soupçon d'impureté ?
332. O Toi qui contiens. toutes choses, de force Tu t'empares des cœurs humains et, tel un acteur, Tu t'amuses à cacher sous de multiples détours le Cœur du Soi. Celui qui te·déclare inconscient, le voilà l'inconscient, le non-instruit qui prétend à tort avoir du cœur. En cette inconscience pourtant réside sa louange car en ceci il Te ressemble !
333. Toute impureté évanouie, connaisseurs du suprême et de l'inférieur, ceux qui sont identiques à la Nature réelle de Siva, les voilà, les maîtres qualifiés pour la recherche mystique. II est donc bien inutile de leur demander d'expulser au loin la tache de l'aversion. »
Les voies libératrices
Le Sivaïsme est appelé Trika parce qu'il distingue trois plans de la réalité : Siva, l'Énergie, l'individu. Ces, plans correspondent à trois niveaux d'expérience sur chacun desquels prédomine une énergie : le pur Sujet connaissant, tout entier en son acte de volonté, la connaissance où règne naturellement l'énergie cognitive, enfin le niveau de l'objet connu, où s'exerce l'activité.
L'apparition de ces trois énergies divines dans une rapide succession correspond aux trois moments de la manifestation différenciée de l'univers et couvre tout le champ de l'expérience humaine : « Rien n'apparaît qui. ne repose dans la triple énergie consciente s'exprimant par : je veux, je sais, je fais » écrit Abhinavagupta (H.A. p. 13).
Mais les deux premiers moments sont si subtils qu'ils échappent à l'homme ordinaire qui en ignore le processus, car il vit au seul niveau de l'objectivité et de la dualité. Le mystique, au contraire, revient au moment initial, à la prise de conscience de l'ébranlement originel, celui de l'incitation divine, et s'efforce de s'y maintenir en prenant une ferme conscience de son essence.
Les textes Trika comparent souvent l'essence divine à l'océan : « Hommage à l'océan de la conscience sivaïte, Essence du Sujet conscient », dit un verset. (M.M. p:106). Et pour montrer comment Siva, uni dans la béatitude à l'Énergie, se tourne vers l'univers à naître, en un premier instant d'attente, d'expectative ardente, Somananda propose cette image : « Au moment où, dans une eau tranquille, surgit soudain une violente agitation, on peut noter un frémissement imperceptible quand on y jette un coup d'œil, au tout début, et c'est là l'excitation de l'attente. » (S.D. L, 13-14.)
Le développement de la comparaison peut éclairer les trois moments successifs de la manifestation, sur lesquels se fonde le Trika. Parfois, sous un plein soleil, la lumineuse étendue de l'océan, profondément calme, s'irise et frémit soudain ; l'eau vibre et crépite de lumière (sphuratta) à l'infini, sous le regard qu'éblouit ce scintillement perpétuellement renouvelé.
De même, dans le vide éthéré de la pure Conscience, s'esquisse la volonté (ou le désir initial). Elle émerge mais ne se distingue pas de la Conscience dont elle ruisselle encore, la prise de conscience reste coextensive à la lumière et tout demeure indivis dans la Conscience comme l'eau et la lumière à la surface du vibrant océan. C'est le moment du premier regard qui saisit l'univers en une prise de conscience globale et souveraine, avant qu'apparaissent connaissance notionnelle et objet connu. En ce premier instant, l'univers encore indistinct du sujet connaissant réside en pleine intériorité, c'est le niveau du Je indifférencié, le lieu de la voie divine.
Puis la surface de la mer ondule, s'enfle et se creuse, la vague se forme, flue et reflue, mais reste indissociable de l'océan parce que prise dans son seul .mouvement, un mouvement qui est perçu comme unique malgré la multiplicité des ondulations.
De façon analogue, au deuxième moment, sous la poussée du désir qui se précise, la conscience se trouble ; cherchant à connaître, elle perd la plénitude indifférenciée du Je pour s'emparer de caractères distinctifs ; l'énergie cognitive devient pensée dualisante, distingue sujet et objet, mais c'est à même la pensée, à même la conscience qu'apparaît la forme de l'objet et, comme la vague et l'océan, sujet et objet n'ont encore qu'un seul substrat : l'univers est perçu comme manifesté mais manifesté intérieurement, dans la seule pensée, en tant qu'impression de plaisir ou de douleur. C'est le deuxième moment, c'est le niveau de la connaissance, le lieu de la voie de l'énergie.
Vient un temps où la tempête soulève la mer, les vagues immenses et violentes déferlent une à une, frangées d'écume, giclant et retombant, semblant capter à elles seules toute la force de l'océan dont elles se séparent pour s'abattre et venir mourir sur la grève.
Ceci figure le troisième moment, celui où l'homme voit l'univers comme extérieur et s'éprouve lui-même comme isolé, ballotté à la crête des vagues ou précipité dans leurs rouleaux, désemparé, perdu dans la multiplicité et la violence des flots qui lui cachent l'unité de l'océan et sa profondeur apaisée. A ce niveau, sujets et objets sont nettement distincts, le monde apparaît comme extérieur, comme totalement différencié, l'objet rejeté hors du sujet et de la connaissance. C'est le niveau de l'objet connu, le lieu de la voie de l'activité.
En dépit des aspects variés de sa surface, c'est toujours l'océan que nous contemplons, et sous les multiples modalités de la Conscience l'Essence demeure. Pour retrouver l'Essence, l'individu isolé de la Conscience originelle doit reconnaître son identité à la vague, puis au mouvement unique de l'océan qui sous-tend flux et reflux, soit à l'énergie, et enfin à la mer illimitée, soit à la Conscience indifférenciée.
Si les trois énergies divines correspondent aux moments successifs de la manifestation de l'univers, elles forment, en sens inverse, trois voies principales quand l'univers ou la conscience retourne à l'indifférenciation. Ces voies sont donc les modalités du retour à la Conscience originelle, chacune se servant de l'énergie qui la caractérise comme d'un tremplin.
Avec la plus haute des énergies, celle de Conscience, on ne peut parler de voie ; il s'agit donc de pur anupaya, la non-voie. Si l'énergie de félicité s'esquisse, l'accès « sans manière d'être » se ramène à un simple repos dans la béatitude. Si la volonté surnage, la voie éminente de Siva se présente. Lorsque l'énergie de connaissance domine, la voie est dite de l'énergie ; et si l'activité se manifeste clairement, c'est la voie de l'individu.
Dans le sens du retour, les énergies se fondent une à une dans l'Essence divine. Lorsque les trois voies se dissolvent dans la félicité, celle-ci atteint sa perfection et la liberté initiale est définitivement recouvrée.