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BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja









L'ÉMANATION PHONÉMATIQUE

du Tantraloka d'Abhinavagupta


Ici commence l'exposé des prises de conscience phonématiques faisant apparaître dans la Conscience suprême, par le jeu des énergies de Siva, toute la série des phonèmes du sanskrit - qui sont ce qui exprime (vacaka) - et les plans correspondants de la manifestation - qui est ce qui doit être exprimé (vacya) par ces phonèmes.

La manifestation (avabhasa) de l'univers est double : ce qui exprime et ce qui doit être exprimé. On dit, en effet, pour caractériser le reflet de l'univers dans la Conscience : La Lumière (prakasa) fulgure au premier chef sous la forme de l'univers, qui est ce qui doit être exprimé. Quant à la prise de conscience (vimarsa), elle apparaît avec la conscience (amarsa) des diverses formes d'énergie phonique, anuttara, ananda, etc. Voici comment apparaissent successivement les prises de conscience :


67. La suprême énergie de Dieu, l'akula, est l'énergie kauliki par qui kula se répand et dont le Seigneur est inséparable.

Jayaratha commente assez longuement ce sloka qui décrit la naissance de A, nommé généralement anuttara, l'Incomparable, ou le Sans-Egal, appelé ici akula, c'est-à-dire ce qui est au-delà de kula, terme qui désigne le monde manifesté en tant qu'il est le corps, ou la famille kula du Seigneur, lequel le fait apparaître par le moyen de son énergie la plus haute qui, étant ce qui crée et anime kula, étant à l'origine de ce corps, est dite kauliki : de kula.
En vérité, dit Jayaratha, l'Incomparable (= le phonème A) est plénitude : aucune appellation limitante - Siva, Sakti, ou autre - ne peut lui être appliquée. C'est l'Indicible (anakhya), la prise de conscience globale suprême, la suprême Réalité qui n'est que lumière (prakasa). C'est lui qui, désirant manifester l'univers sous l'effet de sa propre et absolue liberté, fait d'abord apparaître en lui-même la nature de Siva et de Sakti.
Dans ce commentaire, où sont cités divers tantras, A, phonème primordial, est décrit aussi comme la suprême énergie kundalini qui, éveillée, fait apparaître les trois énergies divinisées, Ambika, Jyestha et Raudri (ou Vama, Jyestha et Raudri auxquelles s'ajoute Ambika) et/ou les trois énergies fondamentales de Siva : iccha (volonté), jnana (connaissance) et kriya (activité), les trois fonctions cosmiques d'émanation, conservation et résorption de l'univers, ainsi que diverses autres triades. Il s'agit par là de montrer que la totalité des forces qui manifestent et animent (puis résorbent) le cosmos sont présentes en germe dès le phonème A.
Jayaratha souligne enfin que, comme le dit le sI. 67, cette suprême énergie de conscience (cit-sakti) qu'est A et qui est Siva, quoique ne formant qu'une seule et indivisible entité, est cependant unie avec l'énergie (sakti) :
Comme l'a dit notre grand Maître : Ni Siva séparé de Sakti, ni Sakti privée de Siva : l'écoulement universel procède de leur couple, ce couple est formé de ces deux éléments mutuellement tournés l'un vers l'autre.
C'est, de fait, de l'union de ce couple primordial que naît le reste de la manifestation.


68-71a. On nomme friction unitive (samghatta) l'état de ces deux principes quand ils forment couple (yamala). C'est l'énergie de félicité (anandasakti) d'où l'univers entier est émis, la Réalité au-delà du suprême et du non-suprême. On l'appelle Déesse, Essence (sara) et Cœur (hrdaya). C'est l'émission du suprême Seigneur. Dans le Deviyamalasastra, à propos du grand sacrifice de Damara, elle est nommée Kalasamkarsini et Para, et elle se tient au sommet. Dans le Purvasastra, on lui donne le nom de Matrsadbhava.

Ces deux principes, explique Jayaratha, sont Siva, l'akuka (A) et l'énergie kauliki. Leur samghatta, à la fois union et friction, état d'union né d'une friction, d'une conjonction unifiante, est, dit-il, le jaillissement du Soi, la vibration subtile originelle (spanda). De là, ajoute t-il, issu de l'union de ces deux aspects de l'Incomparable : la lumière (prakasa) et la prise de conscience (vimarsa), naît le deuxième phonème, Â, énergie de félicité (anandasakti), d'où proviendra le flot de l'émanation cosmique formé par la volonté (iccha), etc. Dans la vie ordinaire, de même, lors de l'union de l'homme et de la femme, l'émission (visarga) du sperme est due à l'apparition de la félicité. Ici, Siva et l'énergie apparaissent comme séparés parce qu'ils sont à la fois au-delà de l'univers et faits de celui-ci. Mais même ce qui est immanent à l'univers lui reste cependant transcendant : sa plénitude demeure, car il ne peut y avoir à ce niveau suprême de limitation ni de division.
Explicitant ensuite l'allusion au Devyayamalatantra du sl. 67, Jayaratha cite une stance de ce texte décrivant le trident des trois déesses du Trika : Para, Parapara et Apara, et plaçant Kali Dévoratrice-du-Temps (Kalasamkarsini) au-delà encore de la déesse Para, en tant que représentant un quatrième plan divin absolument suprême, totalisant et transcendant à la fois tous les autres plans auxquels le Trika seul peut donner accès
Au milieu, la déesse Para. A droite, Parapara. Sur la pointe gauche, Apara et au-dessus de la pointe centrale, écoute ! est installée cette Déesse Samkarsini, qui transcende même Para.


71b-na. Dans cette conjonction unifiante, du fait qu'elle est conscience, naît une prise de conscience réfléchie de soi. C'est l'énergie de volonté, maîtresse suprême des énergies non redoutables.

Apparaît donc, dit Jayaratha, une prise de conscience globale (paramarsa) du suprême Sujet conscient désirant émettre l'univers, que l'on nomme énergie de volonté. Il cite alors ce distique : Ceux qui connaissent les énergies non redoutables de Siva les qualifient de suprêmes, donneuses des fruits du domaine de Siva.
De ces énergies non redoutables, ignorantes de toute dualité car leur nature est pure liberté, la Volonté est la maîtresse, la cause efficiente de leur apparition. Elle commande en effet aux énergies sans nombre qu'elle contient en son sein. Dominant toutes les autres, elle est la Yoginî suprême.
Citant la formule que voici : Lorsque l'épanouissement de la joie, surabondance spontanée du divin, répand la manifestation en sa variété créatrice, la pensée (cinta) divine se tourne vers le monde. C'est le premier instant (tuti) de la volonté, Jayaratha ajoute : Selon cette formule, ou selon d'autres encore, il s'agit ici de la vibration (spanda) originelle de l'énergie, qui n'est que simple orientation vers l'extérieur, pure volonté que ne colore pas encore ce qui va être manifesté. Dans la mesure toutefois où la volonté possède aussi un aspect d'impulsion et où elle est alors colorée par la diversité de ce qui est voulu par elle, elle participe, sous une forme plus extériorisée, à la souveraineté universelle. Double est donc son état.

Ce deuxième état est le suivant :


72b-73a. Cette même énergie entrant en effervescence apparaît comme la Souveraine. Alors naissent les déesses suprêmes non redoutables, guides sur la voie sivaïte.

La voyelle longue, Î, représentant quelque chose de plus marqué, accentué, que I, voyelle brève, son apparition est décrite comme l'effet de l'affleurement, au plan spirituel, de ce que la volonté divine désire faire naître. A cette apparition s'associent d'autres formes divines : les énergies dites non redoutables (aghora) parce que proches de la divinité suprême : c'est une façon de dire que celle-ci s'extériorise sous d'autres formes d'énergie.
Ayant montré le double aspect de l'énergie de volonté (I et Î), on examine maintenant l'énergie de connaissance dit Jayaratha pour annoncer les stances suivantes.


73b-75a. Cette reprise de conscience de soi seule et unique précédemment apparue, qui est éclosion (unmesa = U) de l'univers du connaissable, existe maintenant sous l'aspect de l'énergie de connaissance. C'est la déesse Parapara, qui émet sans cesse le cercle des Mères redoutables, éclairant seules la voie pure-impure.

C'est la Conscience dans l'état où elle se trouvait en I : pure énergie de volonté que ne perturbe pas encore l'image de l'objectivité qu'elle désire, qui, ici, produit l'éveil ou éclosion (unmesa) de la connaissance. C'est elle qui devient cette éclosion de l'univers voulu/désiré (ista). Elle désire le connaître intérieurement à elle-même au moyen de l'énergie de connaissance. C'est la vibration subtile originelle (adyah parispandah).
Voilà comment s'explique le cinquième germe (bija) phonique. Quant aux déesses redoutables, elles relèvent de la voie pure-impure, domaine intermédiaire correspondant à Parapara : elles font obstacle sur la voie, mais sans faire tomber plus bas comme le font les plus redoutables, que l'on verra plus loin.

Comme l'énergie de volonté, celle de connaissance a deux aspects selon que le connaissable s'y affirme ou non. On vient d'exposer sa nature lorsqu'il ne s'affirme pas. Voici maintenant celle où il domine :


75b-77. Quand émerge la partie de la Conscience relevant du principe d'objectivité, l'effervescence apparaît fortement. Dans ce qui n'est que pure conscience naît alors la déficience (unata = Û). On dit que, quand celle-ci est bien établie, le chemin de l'objectivité commence à apparaître. Cette stabilisation consiste en ce que l'océan de connaissance assume des aspects variés. Les yogis savent que c'est le germe de ce qui formera la différenciation.

La partie de la Conscience relevant du principe d'objectivité, prenant le pas sur la connaissance elle-même, se trouve plus clairement manifestée. Dès lors, apparaît l'effervescence (ksobha), c'est-à-dire ce qui sert de support à la variété des aspects formés par tout ce qui est bleu, agréable, etc. Avec cette prédominance du connaissable apparaît, dans ce qui n'était que pure connaissance, une déficience, une perte de plénitude. il se produit une contraction (samkoca). Ainsi naît le sixième phonème.

Une fois la déficience bien établie dans ce qui n'est que conscience, la diversité du connaissable commence à y être immédiatement présente. il ne s'agit toutefois pas encore d'une existence visible : celle-ci ne se produira que dans l'énergie d'activité... On ne trouve ici aucun objet connaissable séparé de la connaissance : c'est l'énergie de connaissance elle-même qui fulgure sous l'aspect de la manifestation de ceci ou cela.... On explique également la déficience de la pure Conscience - le sixième phonème (Û) - par l'aptitude de la connaissance à servir de support à la diversité de la manifestation. ... Cette sixième prise de conscience globale (paramarsa) est plus essentiellement qu'aucune autre le suprême acte de conscience (paravimarsa) d'où naîtront, en fusionnant mutuellement ou autrement, toutes les autres prises de conscience phonématiques. On dira ainsi plus loin : Parmi les voyelles, six seulement sont à l'origine de la succession des phonèmes.
A ce niveau-ci, il ne saurait être question des objets connaissables. La dualité, en effet, n'y existe pas et l'Incomparable et la Félicité ne sont que pure conscience.
En suivant l'ordre des phonèmes, on arrive maintenant aux quatre phonèmes stériles, les quatre liquides R, R', L, L', c'est-à-dire, dit Jayaratha, la quadruple forme prise par l'énergie de volonté quand elle est colorée par ce sur quoi elle porte.