Le dharma, nature innée et sans artifice
le Spandakarika - stances sur la vibration de Vasugupta
Spandanirnaya de Ksemaraja (et spandakarikavrtti de Bhatta Kallata)
Traduction de Lilian Silburn ((Éditeur : Institut de civilisation indienne - Diffusion E. de Boccard
11, rue de Médicis Paris 6°).
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Ce n'est certes pas à l'incitation de l'aiguillon de son propre désir que l'homme agit, c'est uniquement grâce à son contact avec la puissance du Soi qu'il s'identifie à Lui.
L'homme ordinaire n'agit pas en incitant l'aiguillon de la volonté ou du désir pour diriger ses organes vers leurs objets respectifs mais il s'identifie au spanda grâce à son contact, c'est-à-dire en pénétrant dans la puissance du Soi qui est pure conscience, vibrante Réalité (spandatattva).
L'inconscient lui-même peut devenir conscient s'il est aspergé d'une goutte de nectar de l'intériorité. Ainsi cette vibrante Réalité, en remplissant de conscience non seulement les organes des sens mais aussi le sujet limité, les rend aptes à accomplir leurs fonctions, eux que l'on conçoit à tort comme la puissance incitatrice de leur activité. C'est pourquoi on se prend erronément pour ce qui incite les organes à l'action.
On doit donc scruter ce spanda, source de conscience à la fois pour les organes et le sujet percevant en faisant pénétrer en eux le libre flux des rayons de ses énergies.
Si l'on continuait à soutenir que c'est par un organe intérieur appelé désir que les organes des sens sont incités, ce désir exigerait d'être lui-même mis en branle par un autre sens et ce à l'infini.
Il est vrai que l'homme ordinaire ne peut utiliser son désir pour examiner la Réalité, ni, à l'aide du désir, avoir l'expérience d'une telle Réalité, celle-ci échappant à toute pensée différenciatrice. Mais s'il apaise ce désir toujours à la poursuite des objets sensoriels, il touche alors la vibrante Réalité, puissance intériorisée, et imprégnant de conscience ses propres organes il devient semblable à ce spanda ; s'absorbant en lui, il obtient partout la liberté.
Si l'on emploie l'expression grâce à son contact avec la puissance du Soi, c'est que le contact ou toucher prédomine à l'étape de l'énergie.
Pourquoi l'homme doué d'organes, étant identique par essence au Seigneur, ne resplendit-il pas toujours en sa plénitude, pourquoi doit-il entrer en contact avec la puissance du Soi ?
A cette objection l'auteur répond :
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Dès que s'apaise l'agitation de celui qui, rendu impuissant par l'impureté qui lui est propre, aspire à des tâches, alors l'état suprême se révèle.
L'énergie de volonté (icchasakti) qui, surgie de sa propre liberté en manière de jeu, se contracte et perd la conscience de sa propre essence, telle est l'impureté de finitude (anavamala), celle de l'être limité (anu). Elle consiste en une conviction erronée qui tient à l'absence de plénitude (apurna).
Quand, polluée par les cinq cuirasses issues de cette impureté, l'énergie de connaissance (jnanasakti) se contracte graduellement dans le domaine différencié (bheda), d'omniscience qu'elle était, elle se transforme en connaissance limitée jusqu'à devenir finalement organe interne, intellect et facultés sensorielles. Telle est l'impureté d'illusion (mayiyamala), qui se déploie en un monde connaissable différencié.
Quand l'énergie d'activité (kriyasakti) d'universelle omnipotence qu'elle était se contracte graduellement dans le domaine différencié, elle devient une activité limitée jusqu'à ce qu'elle aboutisse avec les organes d'action à l'impureté d'action (karmamala) consistant à effectuer des actes méritoires et déméritoires.
Réduit à l'impuissance, privé de son activité et de sa connaissance plénières, l'individu est attaché à ce qu'il doit accomplir, actes mondains et pratiques prescrites par les traités ; ne pouvant atteindre les objets désirés, il ne cesse d'être troublé par ses aspirations, et pas même un instant il ne trouve le repos en sa véritable essence.
Mais s'il s'appuie sur les raisonnements déjà exposés et qui seront encore mentionnés et s'il jouit de l'expérience intime, l'agitation produite par la fausse conception qu'il se fait d'être un agent esclave des désirs disparaît, en même temps que les notions erronées qui attribuent le Soi au non-soi (au corps, à la pensée ... ) ou celles qui surimposent le non-soi au Soi
Il reconnaît la royauté suprême dont on ne peut dire qu'elle existe uniquement à ce moment-là puisqu'elle est la Réalité vibrante, éternelle.
Le Vijnanabhairava dit à juste titre : « Faculté mentale, conscience intellectuelle, énergie du souffle et soi limité aussi, quand ce quatuor a complètement disparu, ô Bien-aimée, alors la forme merveilleuse de ce Bhairava apparaît. » (138)
Par l'expression « impureté qui lui est propre », se trouve indirectement réfuté le système de ceux qui soutiennent que l'impureté est une substance distincte.
Mais, quand disparaît l'agitation due à l'impression d'être un sujet limité (grahaka), la Réalité n'est-elle pas privée de spanda à l'image d'un océan sans vague ? Pour éliminer ce doute (l'auteur) précise :
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Se révèle à lui, en effet, sa nature sans artifice que caractérisent l'omniscience et l'omnipotence ; par là et il connaît et il fait tout ce qu'il désire.
Tada, alors, en effet, réfère à celui qui doit être initié. Akrtrimadharma désigne la nature sans artifice, autonome, ayant pour essence le Seigneur suprême. En elle fusionnent harmonieusement connaissance et activité, c'est-à-dire pure lumière consciente et félicité.
Alors, à ce purusa se révèlent l'omniscience et l'omnipotence au moment où s'apaise son agitation. Pour quelle raison ? A l'instant précis où il pénètre dans ce suprême état, tout ce qu'il désire savoir et faire au moment du désir d'y pénétrer, il le connaît et il le fait.
La particule ca, et, répétée deux fois suggère la simultanéité et non comme certains pensent, l'identité de la connaissance et de l'activité, déjà impliquée dans l'expression « que caractérisent l'omniscience et l'omnipotence » qualifiant la nature.
Bhatta Kallata :
Au moment où l'agitation s'apaise, le dharma, nature innée et sans artifice, se dévoile sous forme d'omniscience et d'omnipotence ; c'est à ce moment précis, celui où l'union (yoga) est obtenue, que tout ce qu'il désire connaître et faire, il le sait et il le fait, nullement à un autre moment, c'est-à-dire jamais durant la transmigration.