Le yogi qui a surmonté jusqu'à la conscience du corps subtil
Sivasutravimarsini de Ksemaraja
Traduction de Lilian Silburn ((Éditeur : Institut de civilisation indienne - Diffusion E. de Boccard 11, rue de Médicis Paris 6°).
L'auteur décrit la scène où le danseur de la pantomime cosmique se meut en assumant ses rôles :
10 - Le Soi intérieur est la scène
La scène colorée d'états variés où il se complaît à manifester à son gré le jeu de la pantomime cosmique est le lieu où il revêt les rôles divers. Le soi intérieur, l'âme individuelle (jiva), intérieure par rapport au corps ordinaire, est le corps subtil qui se montre limité et en qui prédomine soit le vide soit le souffle de vie.
C'est là (sur la scène de l'âme individuelle) que le divin danseur pose les pieds et exhibe l'universelle pantomime selon les actes vibrants de son intime exécution.
Le Svacchanda énonce : « Ayant pénétré dans le corps subtil, il circule dans toutes sortes de matrices. Qu'on le reconnaisse comme le soi intérieur (antaratman). » (XI, 86).
De celui qui danse ainsi sur la scène du Soi intérieur :
11 - Les organes des sens sont les spectateurs
Les organes sensoriels du yogi perçoivent de manière immédiate, intériorisée, son essence débordante de la joie qu'il éprouve à montrer au public la pantomime de la transmigration.
A mesure que cette exécution se développe parfaitement, les organes procurent (au yogi) la plénitude du ravissement artistique dans lequel toute distinction s'évanouit.
Un texte révélé (la Kathopanisad) a proclamé : « Jouissant du nectar d'immortalité, un certain sage a contemplé le Soi intérieur, les yeux tournés vers le dedans. » (II, 4.1).
Et ce yogi
12 - Grâce au pouvoir de l'intuition il atteint avec succès la Nature réelle
L'intuition ou sapience (dhisana) est bien exercée à prendre conscience de la véritable essence. Par son pouvoir on réalise la nature (sattva), à savoir la vibration intérieure et subtile, la fulguration du Soi.
Ainsi dans un drame, grâce à la finesse de son intuition, l'acteur acquiert un jeu subtil exprimant ses sentiments naturels (sa juste émotion).
Alors pour ce yogi qui a réalisé sa vibrante nature :
13 - La liberté est atteinte avec succès
Atteinte signifie réalisée en sa perfection ; la liberté qui consiste en activité et en connaissance innées exerce son empire sur tout l'univers.
C'est ce que dit le vénérable Srinatha : « Qu'on adhère à sa libre énergie, elle est Sri, Kâli, la suprême kala. »
Dans le Svacchanda, de même : « Tous les niveaux de la réalité, les grands éléments, les paroles sacrées et les lettres sont toujours soumis à celui qui contemple perpétuellement Siva. » (VII, 245).
Pour lui cette liberté s'exprime par :
14 - Tel il est là (dans son corps) tel il est autre part
Comme la liberté se révèle dans le corps du yogi, ainsi apparaît-elle également autre part, à savoir partout où le yogi reste constamment recueilli.
Le Svacchanda déclare : « Qu'il circule toujours autonome, autonome et vraiment autonome. » (VII, 260).
Le Spanda aussi : « Une telle Réalité doit être scrutée avec zèle et respect, elle dont la liberté est spontanée et universellement répandue. » (7).
Parvenu à ce point il ne doit pas devenir indifférent, bien au contraire :
15 - L'attention sur le germe
doit être fixée complète le sens. Le germe, cause universelle. est l'énergie suprême, la vibrante fulguration.
L'illustre Mrtyujit précise : « C'est la matrice de tous les dieux et aussi des énergies multiples, matrice qui consiste en feu et lune (sujet-objet, etc.) et dont tout procède. » (VII, 40).
L'attention est une vigilance sans cesse nouvelle de la conscience qu'il faut diriger sur le germe qu'est l'énergie suprême.
Alors ce yogi
16 - Établi en cette attitude, il plonge aisément dans le lac
Grâce à son union à la Conscience il demeure perpétuellement en cette attitude, et c'est là asana, la posture qui constitue la suprême puissance de l'énergie.
Celui qui s'y fixe après avoir relégué les pratiques pénibles, concentrations, méditations supérieures et inférieures, et prend conscience de soi en s'intériorisant sans arrêt, plonge aisément, sans effort, dans le Lac, océan de la suprême ambroisie, source d'où flue l'univers, Lac transparent et tout jaillissant. En y plongeant et en s'identifiant à lui, le yogi engloutit les tendances et les limitations du corps ainsi que les autres contingences.
L'illustre Mrtyujit dit de même : « Que sa méditation ne se dirige ni vers le haut ni vers le bas, ni au milieu, ni non plus devant, derrière ou des deux côtés, ni vers l'intérieur du corps. Qu'il ne se concentre pas non plus vers l'extérieur. Qu'il ne fixe pas les yeux sans cligner sur le ciel ni ne dirige sa vision vers le bas. Qu'il ne ferme pas les yeux ; qu'il ne fixe pas sa vue sans ciller sur rien. Qu'il ne se concentre point sur un support ni sur une chose quelconque avec ou sans support, sur les organes sensoriels, les éléments, les sons, les contacts, les saveurs et les autres sensations. Ayant ainsi renoncé à tout support, bien installé dans le samadhi, qu'il s'identifie à lui, l'absolu. On célèbre cet état comme état éminent de Siva, ce royaume du Soi suprême exempt de reflet. Pour qui l'atteint, plus de retour ici-bas. »
Ainsi par la voie graduelle de l'individu qui consiste à résorber, canaux, etc., le yogi réussit à triompher peu à peu de son obscurcissement puis, grâce à l'excellence du pouvoir de l'énergie, sous forme de pure Science, au moment même où elle émerge, il s'empare du royaume de Siva, lac d'ambroisie suprême.
Un tel yogi :
17 - Réalise une création faite d'une parcelle de soi
La parcelle relative à sa conscience est une cristallisation du suc le la Conscience. C'est sous cette forme qu'il réalise à son gré une création ou manifestation de sujets et d'objets variés. Il la fait apparaître comme une fantasmagorie ainsi qu'il est dit dans le Svacchanda : « ô Bien-aimée, c'est cela même (la Conscience) qui, sous l'influence de contingences grossières devient grossier, cela qui, unique, se répartit en subtil et en grossier par différenciation. » .IV, 295).
La Pratyabhijnakarika aussi : « Siva se rend lui-même objet de connaissance ; et l'objet n a pas d'existence distincte. » (I, 5.15).
Dans une même intention on trouve encore dans les Agama : « ô Bien-aimée, celui qui apprend des Livres sacrés ou de la bouche du maître la nature de l'eau et de la glace, n'a plus de devoir à accomplir ; sa naissance sera la dernière. »
Le Spanda enseigne la même chose : « Celui qui jouit de la conscience que tout est Siva et considère l'univers entier comme son jeu, demeurant toujours vigilant, c'est un délivré vivant, aucun doute à cela. » (30).
Plus aucun asservissement à la naissance, etc. n'est à craindre pour qui possède un corps fait de modalités subtiles et grossières, façonnées par sa propre énergie :
18 - Tant que la pure Science ne disparaît pas, la renaissance cesse
Lorsque la Science innée dont on a parlé ne disparaît plus : que, perpétuellement jaillissante, elle fulgure et vibre, on ne renaît pas car la naissance pleine de douleur qui concerne l'ensemble des corps, des organes et des autres facteurs est due à l'acte responsable associé à l'ignorance.
Il est dit dans la Srikanthi : « II abandonne d'abord intégralement le déploiement mondain caractérisé par ce qu'il faut repousser ou ce qu'il faut accepter, et qui renferme les êtres animés et (le règne) inanimé, feuilles, pierres, herbes, etc., déploiement qui s'étend de Siva à la terre, fort de l'existant et du non-existant. Méditant ensuite sur tout ceci comme identique à Siva, il n'accédera plus à nouveau aux renaissances. »
Et dans le Svacchanda (IV 239-241) : « Son suprême nirvana, paix suprême et pure, que lui transmet la lignée mystique des maîtres, dès qu'il l'a reconnu, il est complètement libéré et, après avoir quitté ce monde, il ne renaît plus. »
Le Mrtyujit également : « L'éternel, inébranlable, le permanent, exempt des trois réalités, quand on le voit grâce au divin chemin de l'union, on ne naît plus a nouveau. » (VIII, 26-28).
Mais que l'essence de sa pure Science s'immerge, alors pour lui :
19 - Dans les groupes de phonèmes gutturaux et autres, la grande Déesse et les autres énergies, ces Mères des êtres asservis
deviennent les divinités directrices, complète le sutra.
Le Malinivijaya déclare : « Ô Déesse ! Quand le maître du monde désire émettre, l'énergie qui lui est inhérente assume la nature de volonté. Écoute comment, bien qu'unique, elle accède à la multiplicité. Quand elle fait connaître quelque chose de façon certaine en disant : qu'elle soit ainsi et non autrement, on la désigne en ce monde comme énergie cognitive. Quant à nouveau elle tend à l'objectivité en disant que cette chose soit ainsi, l'énergie qui alors rend la chose (conforme à la volonté) est nommée activité. Bien qu'elle ne revête ainsi que deux formes, cette Déesse souveraine, à l'image du joyau miraculeux qui assouvit tous les désirs, se différencie indéfiniment à nouveau selon les objets assumés (désirés). Parvenue à l'état de Mère (matrka), elle se divise en deux, en neuf, en cinquante aspects et c'est la guirlande des 50 phonèmes (malini). Si elle est double c'est qu'elle se différencie en germe et en matrice, les voyelles représentant le germe et les consonnes la matrice. Si elle revêt un nonuple aspect c'est qu'elle se divise en neuf groupes de consonnes. Le germe est ici Siva et la matrice l'énergie. A la différenciation en huit groupes de lettres correspond l'octaine commençant par la grande souveraine et les autres déesses. Grâce à sa différenciation en cinquante lettres variées, elle irradie de ses cinquante rayons. Si elle est ainsi caractérisée, c'est qu'elle désigne les rudra de même nombre. » (III, 5 à 15).
La suprême Souveraine, Parole suprême au libre cours, réside dans les états variés de conscience, avec ou sans pensée dualisante, de tous les sujets connaissants, sous forme de germe et de matrice, de lettres groupées ou séparées.
A l'aide d'une prise de conscience intime et globale, elle pénètre de sens les mots subtils et grossiers après avoir revêtu les formes d'énergie de volonté, de connaissance et d'activité, et pris l'aspect de la Mère des lettres s'étageant de la première, A, à la dernière, KS, ainsi que des vocables suivants : Siva, énergie, grande déesse.
Grâce aux divinités qui président aux lettres séparées ou groupées, elle déploie les multiples sentiments de stupeur, de joie, de crainte, d'inclination et d'aversion. Voilant sa véritable essence de pure masse de Conscience libre et sans limite, elle détermine un état corporel, dépendant et limité.
Ceci correspond au passage précédemment cité du Timirodghata : « Les maîtresses redoutables qui résident au milieu de la conscience du brahmarandhra sont les souveraines des centres ; suspendues à la corde du brahman elles trompent l'homme encore et encore. » (cité au I, 4.).
De façon générale l'auteur avait dit au I, 4. : « La Mère, ensemble des phonèmes, est l'énergie qui gouverne la connaissance. » Présentement son intention est de montrer qu'il ne suffit pas d'atteindre la Réalité, si vous manquez d'attention, Mahesvari ainsi que les autres divinités directrices des êtres asservis vous égarent à l'aide d'une connaissance pénétrée de paroles. Telle est la différence entre les deux aphorismes.
Ainsi le yogi doit demeurer vigilant en toutes circonstances afin de ne pas perdre sa nature de pure Science que les moyens précédemment décrits lui ont permis d'acquérir. C'est ce que l'auteur déclare :
20 - Le Quatrième doit être répandu sur les trois états comme de l'huile
Le Quatrième état ou Lumière de pure Science, domaine dans lequel on goûte la félicité qui lui est spécifique, doit être répandu graduellement sur les trois états de veille, de rêve et de sommeil profond comme de l'huile qui, s'étendant peu à peu de proche en proche, imprègne entièrement son substrat.
Ainsi la vibrante fulguration sous forme de saveur du Quatrième état qui apparaît glorieuse aux extrémités initiales et finales des trois états doit également imprégner l'état intermédiaire grâce à une ferme application en sorte que ces états s'identifient au Quatrième.
Le sutra 1,7 : « Dans les états différenciés de veille, de rêve et de profond sommeil se produit l'extension du Quatrième », insiste sur la seule existence du Quatrième état dont la saveur se répand sur la veille et les autres états pour qui s'adonne assidûment à unir élan et roue des énergies.
Le sutra I, 11 : « Souverain des héros (les énergies sensorielles), celui qui jouit des trois états », a montré qu'une maturation hâtive propre à la voie de Siva résorbe les états psychiques (veille, etc.). Mais le présent aphorisme, relevant de la voie de l'individu, déclare que c'est à l'aide d'une ferme application que la saveur du Quatrième doit être répandue sur les trois états à l'image de l'épée dans son fourreau. C'est ce qui distingue cet aphorisme des précédents.
L'auteur enseigne comment s'effectue cette imprégnation :
21 - Une fois immergé dans le Quatrième, qu'il pénètre dans les trois états à l'aide de sa propre conscience intériorisée
Ce sutra correspond au passage de l'illustre Mrtyujit qui commence ainsi : « Il repousse les modalités grossières des souffles expirés, etc., puis celles du souffle subtil interne, et il obtient la suprême vibration par-delà le subtil. » (VIII, 13) (cité au III. 6). Et il s'achève par : « Qu'il y pénètre à l'aide de son cœur. »
Ayant complètement abandonné les moyens grossiers, contrôle du souffle, méditation, concentration, etc., qu'il pénètre et s'absorbe profondément (dans le Quatrième état répandu sur les trois autres) en se servant de sa propre conscience (illuminée) ; c'est là une expérience indifférenciée et de pur ravissement, relevant de la prise de conscience intériorisée du Soi. Comment le fait-il ? En s'immergeant dans la saveur du ravissement de la Conscience, et là même il met fin à la conscience limitée qu'il a de son propre corps, de son souffle et de ses autres modalités.
Le Svacchanda déclare : « Qu'il abandonne le fonctionnement mental et s'adonne ensuite à l'Éveil. Alors l'être asservi, libéré de l'océan du devenir, accède à la divinité. » (IV, 437).
L'illustre Vijnanabhairava dit de même : « Faculté mentale, conscience intériorisée, énergie du souffle et soi limité aussi ; quand ce quatuor a complètement disparu, ô Bien-Aimée ! alors la forme merveilleuse de ce Bhairava seule demeure. » (138).
Le Jnanagarbhastotra explique ainsi : « Quand, ô Mère, les hommes ont renoncé complètement à toutes leurs activités mentales, et se sont libérés de leur dépendance à l'égard de l'activité des organes, (à eux) le lumineux éclat ; pour ces héros, fermement établis par Ta grâce, aussitôt cet état suprême se déverse en une ambroisie de béatitude sans égale qui jamais ne défaille. »
Telles sont les paroles des grands maîtres.
Pour celui qui pénètre de la sorte dans le suprême royaume, lorsque à nouveau le flux (de la conscience) se répand selon sa propre nature, alors :
22 - Quand le souffle fonctionne de façon égale, il perçoit l'égalité
En vertu de l'application intérieure où tout lien se délie, le souffle purifié par le parfum d'une énergie qui fulgure au plus haut degré, flue en un mouvement très lent et très doux vers l'extérieur : alors le jnanin jouit de la vision ou expérience totale de l'essence uniforme, toujours égale à elle-même, masse indivise de félicité et de conscience qu'il éprouve au cours de tous les états.
Et l'Anandabhairava proclame : « Que, dédaignant les pratiques mondaines, il s'attache à la non-dualité qui confère la délivrance. Cette non-dualité est la même à l'égard de tous les dieux, de toutes les castes et des divers stades de vie. Qui perçoit l'égalité (samata) de toute chose est délivré de toutes les entraves. »
C'est pourquoi la Pratyabhijna(tika) déclare : « Malgré le flux de leur souffle et de leur intelligence, ceux-là seuls que ne limitent pas les attributions de lieu, de temps et autres contingences externes perçoivent l'univers comme leur Soi. »
Mais s'il ne s'absorbe pas profondément en ce qui transcende le Quatrième état (Turyatita), obtenu par l'excellence d'une ferme application au Quatrième état intériorisé, et s'il se contente du seul ravissement du Quatrième éprouvé aux extrémités initiales et finales des trois états, alors, pour lui :
23 - Un écoulement inférieur a lieu au cours de l'étape intermédiaire
Chez celui qui jouit de la saveur du Quatrième au début et à la fin seulement des divers états, une activité ou production inférieure propre à la veille, dispersée, blâmable, surgit au cours de l'étape intermédiaire, comme l'exprime un précédent aphorisme : « Dès que la science mystique se résorbe, la perception propre au «rêve » surgit de cette (résorption). » (II, 10).
Pourtant ce yogi ne demeure pas constamment dans l'erreur.
Selon un passage déjà cité du Malinivijaya : « Et alors même qu'une impression du Quatrième demeurerait, des obstacles aiguillonneraient celui qui n'est pas attentif vers d'évanescentes jouissances. Que ne s'y attache donc pas celui qui aspire à l'ultime. » (II, 10).
Même si cet écoulement se produisait, le yogi imprégnerait à nouveau l'étape intermédiaire de la saveur du Quatrième en s'appliquant à la savourer sans répit.
24 - A nouveau quand il se recueille sur ses expériences du Je en les unissant aux états objectifs, resurgit ce qui était perdu
Le Svacchandatantra explique en quoi consiste ce recueillement (samdhana) qui unifie les expériences du soi (Svapratyaya, réaction personnelle aux impressions que les objets suscitent en nous. Mais il s'agit plutôt ici du Soi. Il faut donc réunir d'un trait, en toute vigilance, l'expérience du Soi et celle des objets sans perdre l'intériorité, sans se laisser entraîner par une impression d'objectivité.) et de leurs objets correspondants : « Ce que les yeux atteignent ou ce que la parole exprime, ce que la pensée conçoit et ce que l'intelligence décide avec certitude, les activités du moi, ce qui existe en tant qu'objet de connaissance et ce qui n'existe pas comme tel, voilà précisément ce qu'il faut reconnaître avec zèle comme sa propre Conscience. » (XII, 163-164).
Selon cet extrait, si le yogi toujours recueilli dans son essence d'indivise Conscience réalise son identité avec l'univers, alors réapparaît, émerge à nouveau, sa propre nature riche en ravissement, masse indivise et unique de ce Quatrième état que l'écoulement inférieur lui avait fait perdre. Et le yogi jouit de la plénitude qu'engendre son identification au Quatrième.
Ce qu'on trouve dans un passage du Svacchandatantra qui commence par : « Si la pensée des yogi eux-mêmes est violemment agitée ... » et s'achève par : « Celui pour qui la nature divine, stable, plénière en tous points apparaît comme seule digne d'être connue, sa pensée ne se disperse pas alors même qu'il traverse des états variés. Quel que soit le lieu où sa pensée se meut, puisse-t-il n'y voir que le seul objet à connaître (Siva). Puisque tout est Siva, comment et où donc la pensée se disperserait-elle ? » Et encore : « Partout où porte sa recherche, dans tous tes organes sensoriels, leurs objets et leurs champs d'action, il ne découvre rien qui ne soit Siva. » (IV, 313-314 et 311).
Ayant réalisé ainsi un degré élevé, le yogi :
25 - devient pareil à Siva
Vu l'excellence de sa pratique répétée du Quatrième état, il atteint le royaume par-delà ce Quatrième et devient pareil au bienheureux Siva, masse indivise de félicité et de Conscience, pur, autonome et absolu.
Pareil à Siva et non identique à lui parce que subsiste encore l'énergie du corps. Mais, dès qu'elle aura disparu, il sera évidemment Siva même.
Le Kalikakrama déclare : « C'est pourquoi, grâce à la parole du maître, ayant compris à jamais et avec certitude son union avec Siva, que le yogi contemple d'une manière indifférenciée son identification à lui jusqu'à ce qu'il accède à l'identité véritable. C'est ce que le bienheureux Bhairava a proclamé. »
L'existence du corps ne doit pas être négligée puisqu'elle n'a d'autre fin que de permettre de se décharger de l'expérience karmique en cours de fructification, et donc :
26 - Les fonctions du corps forment son observance religieuse
Un yogi devenu pareil à Siva grâce au discernement déjà mentionné et qui a toujours présent à l'esprit : « je suis Siva » n'a d'autre observance que les fonctions de son corps ; ce que doit célébrer obligatoirement un tel yogi c'est de s'adonner ardemment à l'adoration de l'être suprême et éternel, sous forme d'une prise de conscience de sa propre essence.
Ainsi dans le Svacchanda il est dit : « De même que la flamme d'un feu bien flambant est visible dans le firmament, de même le Soi s'évanouit aussi dans le royaume céleste bien qu'il se trouve dans un corps, dans des souffles. » (IV, 398).
Conformément à ceci on déclare que le yogi a beau résider dans un corps, dans des souffles, il reste parfaitement absorbé en Siva. Aucune autre observance que celle de résider dans un corps ne lui est donc de quelque profit. Comme le déclare le Trikasara : « L'Éveillé que marque perpétuellement le sceau des attitudes mystiques (mudra) relevant du corps est seul qualifié de porteur de gestes (mudra) ; les autres ne sont que des porteurs d'os (Les moindres gestes de l'éveillé sont imprégnés de conscience ; tandis que les gestes des doigts que décrivent les traités de hathayoga et auxquels s'exercent certains yogi en vue d'atteindre l'Éveil, ne sont qu'artifices.). »
Et la Kulapancasika dit également : « Dès qu'elles l'aperçoivent, les énergies divines (ses rayons) conversent avec l'être doué de l'invisible emblème (linga), mais elles ne s'approchent point de qui porte un emblème visible parce qu'elles sont extrêmement secrètes. »
Pour qui agit ainsi :
27 - Sa conversation est récitation (mantra réel)
« Je suis le suprême hamsa (le Soi), je suis Siva, la cause ultime », réalisant de façon continue le Je suprême comme ce verset du Svacchanda l'indique, le yogi s'affermit dans la prise de conscience du Je sans artifice ayant pour essence la grande Parole (le mantra AHAM) que le Kalikakrama décrit comme suit : « Le Dieu qui transcende les dieux et a pour essence le plus haut Éveil, la prise de conscience qu'il a de Soi est la suprême énergie ; elle est omnisciente et riche en Connaissance. »
Dès lors la conversation d'un yogi (doué d'une telle énergie), tout ce qu'il profère devient japa, récitation intérieure incessante car il a une conscience ininterrompue de la divinité qu'est son propre Soi.
Il est dit dans le Vijnanabhairava : « En vérité, cette réalisation qu'on réalise encore et encore dans la suprême Réalité, voilà ce qu'est ici la véritable récitation. Une telle résonance spontanée consistant en une Parole sacrée est ce qu'il faut réciter. » (145). Et encore : « En émettant le phonème SA, il se dirige vers l'extérieur (par le souffle) ; en énonçant le phonème HA, il entre à nouveau. C'est ainsi que tout individu répète inlassablement cette formule : hamsa, hamsa ! » (156). « Vingt et un mille six cents fois durant jour et nuit cette récitation est prescrite comme celle de la suprême Déesse. Très facile à accomplir, elle n'apparaît difficile qu'aux ignorants. »
L'auteur décrit la conduite de qui se livre à de telles observances et récitation :
28 - La Connaissance du Soi est le don
Une première interprétation, atmajnana est atmadanam, insiste sur l'essence du don : la connaissance du Soi.
Cette connaissance ou expérience immédiate du Soi, à savoir la Conscience absolue, est le don qu'accorde le Soi. (Le commentateur joue ici sur les différents sens du terme danam, don, selon les diverses racines dont il peut dériver, da, dai, daî.) Par cette connaissance l'essence plénière est donnée (diyate), la différenciation, brisée, l'illusion purifiée et la nature propre identique à Siva, étant acquise, est préservée.
Une deuxième interprétation insiste sur atmajnanam, don que l'on confère à autrui.
Ce qui est donné, c'est le don par excellence, la connaissance même du Soi que le maître accorde à ses disciples, comme il est dit : « Il suffit d'un coup d'œil ou d'un seul contact pour que les souverains yogi, bien affermis dans les pratiques kula, fassent traverser l'immense océan du devenir. »
Devenu pareil à Siva ainsi qu'on l'a dit, comme il se consacre perpétuellement à l'observance, à la récitation et à la conduite, et qu'il contrôle la roue de ses énergies, c'est lui en vérité le maître apte à éveiller ses disciples à la Réalité. En conséquence l'auteur dit :
29 - Il remplit le rôle de berger car il est source de Connaissance
Le berger est le protecteur (pa) du troupeau (avi) c'est-à-dire de la roue des énergies, la grande Déesse, etc., à laquelle fait allusion l'aphorisme III, 19 : « Dans les groupes de phonèmes gutturaux et autres, la grande Déesse et les autres énergies, ces Mères des êtres asservis ... »
Sur cette roue se tient (stha) le berger qui, grâce à sa propre grandeur reconnue et à sa souveraineté universelle est source de la Connaissance illuminatrice. Il a en effet le pouvoir d'éveiller ses disciples à l'aide de son énergie cognitive.
Quant aux autres, incapables de s'éclairer eux-mêmes, car ils dépendent entièrement de la roue des énergies, comment pourraient-ils éclairer autrui ?
Au mot du sutra signifiant « qui » il faut suppléer sa « il ». Ca signifie hi, « car ». On peut donc dire que la connaissance du Soi est le don fait à autrui puisque celui qui remplit le rôle de berger suscite l'Éveil à la Connaissance.
Mais certains, selon le principe d'explication d'après lequel il faut gloser un texte en se fondant sur la similitude des syllabes, donnent de cet aphorisme l'interprétation suivante : yo pour yogindra, vi pour vijnana, pa pour pada, stha est la dernière syllabe de padastha, jna pour jnata, he pour heya, tu pour tucchata, le visarga H l'énergie émettrice, ca qui sert à adjoindre au sutra les termes sous-entendus désigne ici l'agent. Ce sutra signifie alors : ce roi des yogi, grâce à l'énergie de la prise de conscience, se tient fermement dans la connaissance de sa propre essence ; il doit être considéré comme connaisseur et agent. Hetu implique vide, insubstantialité, rejet total du monde.
Une telle interprétation ne nous agrée pas, elle ne convient pas à l'association des mots dans le sutra. Si l'on soumettait chaque aphorisme à une telle glose, on pourrait en donner des milliers d'interprétations.
Et pour ce yogin :
30 - L'univers est l'expansion de sa propre énergie
Si selon renseignement des textes sacrés le monde entier est l'énergie de Siva, l'univers est fait d'énergie divine, et comme on a dit que le yogi est pareil à Siva, l'univers consiste en l'expansion de l'énergie de sa conscience, c'est-à-dire l'épanouissement ou la vibrante fulguration de son énergie d'activité.
Le vénérable Mrtyujit le dit aussi : « Puisque Dieu est pure Connaissance et puisque la connaissance revêt de multiples aspects, Il est le refuge des êtres liés et asservis ; on le nomme donc leur protecteur. » (IX, 10). (Jeu de mot sur netra, ne, ceux qui sont liés, et tra protection. Le Seigneur protège donc les êtres qu'il a lui-même asservis en se dérobant à leur vue, et leur accorde la grâce qui les délivre en se révélant à eux comme leur quintessence, lui, leur « œil », netra.)
Et le Kalikakrama de son côté : « La connaissance se révèle à l'intérieur et à l'extérieur en des formes variées ; sans la connaissance l'objet n'existerait pas. L'univers a donc pour essence la connaissance. En vérité aucune chose quelle qu'elle soit ne peut être appréhendée si elle ne devient objet de connaissance ; la connaissance forme donc la nature de l'objet car, par elle, il est établi avec certitude. C'est en effet par la méthode de l'affirmation et de la négation qu'on répartit les choses en existantes et inexistantes. La certitude du caractère objectif des choses, certitude due à l'activité (Bhavana, pris ici au sens de l'acte de déterminer l'existence, de la faire apparaître. C'est donc uniquement en raison de notre conception, de notre connaissance subjective que les choses nous apparaissent comme des objets et sont connues comme tels.) qui les rend manifestes est essentiellement connaissance. Puisque connaissance et objet connu sont perçus simultanément, ils ne font qu'un. »
L'univers n'est que l'épanouissement de sa propre énergie, non seulement dans les états d'émanation mais encore dans les suivants :
31 - Maintien et réabsorption de l'univers, sont l'expansion de sa propre énergie, complète le sens de l'aphorisme.
Le maintien est la manifestation extérieure de l'univers pour un certain temps et relativement aux divers sujets conscients ; l'univers s'y révèle grâce à l'énergie d'activité. La réabsorption consiste en son repos dans le Sujet fait de pure conscience ; ces deux états n'étant que l'expansion de sa propre énergie.
Toute l'objectivité en sa variété, qu'elle se manifeste ou se dissolve, a donc pour seule nature l'énergie de sa propre conscience, sinon il n'y aurait pas d'expérience possible. C'est pourquoi le Kalikakrama en vue de décrire le maintien et la réabsorption de l'univers, déclare : « Par la distinction de ce qui existe et de ce qui n'existe pas. » (Allusion au passage de ce texte cité au III, 30 : si constater la présence d'un objet en tel lieu implique son existence, constater son absence en ce lieu ne signifie pas vraiment son inexistence car cet objet subsiste jusque dans la soi-disant inexistence : affirmer son inexistence c'est reconnaître par cela même qu'il existe dans la conscience.) Et aussi : « Celui qui perçoit que la connaissance universelle, pure et sans supports est identique à la certitude qu'il a du Je absolu, est un Soi délivré même-s'il vit encore, aucun doute à cela. »
Mais, objectera-t-on, l'essence du Soi ne se différencie-t-elle pas au cours des états d'émanation, de maintien et de réabsorption, états dont les manifestations diffèrent les unes des autres ? Pour parer à ce doute l'auteur précise :
32 - Bien que ces états fonctionnent, lui ne s'écarte pas de sa nature de Sujet conscient
Bien que ces états émergent et se déploient, le yogi ne s'écarte pas, ne déchoit pas, de sa nature de sujet connaissant ; il ne perd pas la prise de conscience du ravissement propre au Quatrième état. Déchoir signifie être agité. Et s'il venait à déchoir de sa Nature, il n'y aurait plus de lumière pour éclairer quoi que ce soit.
C'est ce que dit précisément le Kalikakrama : « Quand le déploiement dû à l'ignorance disparaît, la nature propre, elle, ne disparaît pas parce qu'elle échappe à production et à destruction. Sa disparition ne peut donc être réelle, production et destruction n'étant attribuées qu'à l'ignorance. Comment peut-on parler alors de la destruction de ce qui par nature est indestructible ? »
C'est ce qu'exprime le Spanda : « La dyade est ici désignée par les expressions action et agent. L'action est périssable mais l'Agent est impérissable ; seul l'effort qui se dirige vers l'acte à accomplir est ici anéanti. Cet effort étant anéanti, l'être non éclairé s'imagine être lui-même anéanti. (Ainsi dans les états d'abhavasamadhi ne comportant aucune activité mentale, certains yogi peu avancés imaginent que le Soi n'existe pas.) Si l'autre (l'effort) n'est plus perceptible, cela n'entraîne point l'anéantissement de l'Agent dont la nature intériorisée est le domaine des qualités d'omniscience. » (14-16).
Ce yogi qui a surmonté jusqu'à la conscience du corps subtil :
33 - considère comme extérieurs à lui plaisir et douleur
(A noter qu'il ne s'agit pas seulement de plaisir et de douleur mais de tous les couples d'opposés, dvandva.)
Le yogi considère comme s'ils lui étaient extérieurs le plaisir et la douleur nés du contact avec les objets perceptibles ; il les perçoit de la même manière que les couleurs, en tant que manifestations objectives et non en tant qu'impressions subjectives comme le fait l'homme ordinaire.
Si d'après le sutra 30 « l'univers est l'expansion de sa propre énergie », c'est l'univers entier qui fulgure comme la pure Conscience du Je et non seulement les expériences de plaisir et de douleur. Comment, en effet, un yogi qui a mis fin à sa conscience de corps subtil serait-il affecté par le plaisir et la douleur ? (II est détaché du puryastaka fait de pensée, d'intelligence et de sentiment du moi ainsi que des éléments subtils.)
La Pratyabhijnavimarsini explique de même : « Ceux qui, transcendant le domaine de l'agent percevant (grahaka), parviennent à l'état de véritable Sujet, n'ont plus l'expérience du plaisir et de la douleur même quand leurs causes spécifiques sont présentes ; ou plutôt, leurs causes étant absentes, (Ces causes sont raga, attirance pour le plaisir, et dvesa, aversion pour la douleur.) plaisir et douleur ne se produisent plus pour ceux à qui se dévoile alors la félicité innée de la Conscience. »
Le Spanda exprime aussi clairement : « Là où il n'y a ni douleur ni plaisir, ni choses perceptibles, ni agent percevant, ni inconscience (La Réalité n'est jamais inconsciente puisqu'elle est caitanya.) non plus, c'est là ce qui existe au sens absolu. » (5).