Les cinq niveaux d'éveil
La Maharthamanjari de Mahesvarananda - Traduction de Lilian Silburn (Éditeur : Institut de civilisation indienne - Diffusion E. de Boccard 11, rue de Médicis Paris 6°).
LA CONQUÊTE DE LA LIBERTÉ
Les siddha et la kramamudra
Mahesvarananda propose une classification intéressante des maîtres spirituels qui ont appréhendé le pur sujet conscient grâce à l'une des trois voies libératrices ; chacun de ces cinq types, ayant effectué une percée à l'intersection de deux cercles ou plans et atteint le vide interstitiel, va par ces mêmes voies s'efforcer de parvenir au Centre ou Cœur cosmique, après avoir imprégné l'univers de samadhi. A cette fin les siddha utilisent un ensemble de pratiques propres à chacun d'eux et ils accèdent aux niveaux supérieurs, soit graduellement soit subitement.
Au départ, pour Mahesvarananda, est siddha ou yogi celui qui a reconnu le Soi et ne le confond donc plus avec le corps, l'intellect, le souffle ou même avec les états de vide relevant de certaines expériences spirituelles. Libéré de ses liens, son ignorance dissipée, on le nomme kaivalya, isolé dans sa nature propre et sa béatitude. Mais s'il éprouve la félicité du Soi durant l'extase, il ne peut s'y installer définitivement, car il n'a pas réussi à extirper les résidus de l'ignorance, habitudes invétérées ou attachements subtils. Ainsi dès qu'il sort du samadhi, il entre en contact avec le monde et, repris par la vie courante dont joies et douleurs lui masquent la plénitude intérieure, il retombe dans les ténèbres coutumières. Il ne perçoit pas les choses comme identiques au Soi, incapable qu'il est encore de les imprégner de conscience et de félicité. « Pourtant, écrit Abhinavagupta, comme celui qui a percé le secret d'un tour de magie n'en est plus dupe, même quand il le voit à l'œuvre, ainsi celui qui a reconnu le Soi n'est plus le jouet de l'illusion et à la mort corporelle il atteindra l'état de Seigneur ».
Comment le yogi peut-il jouir de cet état divin durant la vie et détruire les derniers vestiges de la dualité ? Abhinavagupta nous l'apprend : « Entièrement voué à la plongée en Siva, grâce à une pratique assidue, il parvient à identifier son corps et le monde externe avec le Seigneur ; il acquiert les attributs divins dès cette vie et sans quitter son corps ». Il ne suffit pas en effet d'avoir parfaite connaissance du Soi, il faut encore posséder ses attributs d'omniscience, de libre puissance et maîtriser la roue des énergies. Avec Somananda et Utpaladeva, ces attributs prennent un sens nouveau : la puissance universelle ne consiste pas à agir sur un monde donné et l'omniscience à le connaître en ses moindres détails, mais à le créer à volonté en faisant surgir les aspects variés de la connaissance. On suscite ainsi l'univers désiré ; alors seulement on le connaît vraiment et l'on a pouvoir sur lui, tel Siva « Tout-puissant qui fait et connaît tout ce qu'il veut ». On doit donc prendre vivement conscience que connaissance et activité ne diffèrent pas du Soi complètement efficient, et franchir ainsi le passage difficile qui mène de l'intériorité au cosmique.
L'énergie tend à se révéler en eux et à travers eux, mais ces siddha lui font obstacle, chacun à sa façon, en lui dressant des limites au moment précis où ils tentent d'échapper aux limites, car c'est sur leur propre énergie qu'ils cherchent un étai ; l'un s'appuie sur les facultés sensorielles, un autre sur la pensée et les facultés mentales, un autre encore sur l'extrême pointe de la volonté, au moment où elle s'ébranle, encore toute immergée dans le Je universel, aux confins de la volonté individuelle et de la Volonté universelle. Après avoir accédé à la Volonté universelle par un élan du cœur, le véritable siddha, identifié à l'énergie, ne s'appuie plus sur rien, n'a cure de rien et, puisqu'il ne dépend plus de rien, jouit de la liberté infinie.
Ainsi par delà libération et illumination, de multiples possibilités s'offrent au siddha : aventure, conquête, exercice de pouvoirs divins où le Soi se montre en ses manifestations les plus variées : à son gré il pourra faire surgir l'univers ou le soutenir dans la durée ou encore le résorber en lui-même ; il suscitera l'illusion, par jeu, en voilant sa nature réelle ou répandra sa grâce en identifiant le monde à Soi ; la liberté reconquise dès cette vie se ramenant à déployer cette quintuple activité, celle de Siva même.
« Il devient un siddha, qui se reconnaît comme le créateur de l'univers quand il s'absorbe sans interruption en Siva auquel il s'identifie ». Glosant ce vers d'Utpaladeva, Abhinavagupta précise : « le siddha prend conscience de son omnipotence qui consiste à créer l'univers par sa conviction inébranlable, et une telle conviction l'identifie à Siva. Libéré vivant ayant abîmé dans le Soi, corps, souffle, intellect et vacuité, un seul, deux d'entre eux ou la totalité, il obtient tous les pouvoirs jusqu'au suprême. »
C'est donc par l'exercice même de ses pouvoirs extraordinaires qu'un yogi se convainc peu à peu de son efficience innée et acquiert l'identité à Siva ; sa libre puissance ne règne d'abord que sur la sphère du Sujet conscient universel ; elle s'étend ensuite au sujet pur, puis à l'activité cognitive et, de proche en proche, le yogi imprègne d'énergie ses organes, toute son activité, ainsi que les aspects de l'univers qui en dépendent. A la fin il ne décèle plus nulle part aucune impureté, le Soi ayant absorbé en lui-même ce qui précédemment lui semblait étranger. Le siddha découvre que les conditions limitantes, corps et autres, ne diffèrent pas du Soi, que tous les sujets conscients forment un sujet unique : « Siva seul existe, se connaissant lui-même à travers la multiplicité des choses », déclare Somananda.
Mais avant d'atteindre une telle perfection, et en vue d'obtenir la compénétration réciproque du Soi et de l'expérience quotidienne, chaque groupe de siddha s'adonne à une pratique assidue désignée selon les écoles : par emboîtement réciproque du principe le plus haut dans le plus grossier, par contraction et épanouissement de l'énergie, par extase-yeux-fermés et yeux-ouverts, ou kramabhyasa, ces pratiques comportant deux mouvements rapides et successifs qui deviennent peu à peu automatiques et s'achèvent par la kramamudra : cette ultime étape du système Krama correspond à la khecarisamya ou au bhairavayamala de l'école Kula, union intime de Bhairava (ou Rudra) et de l'énergie. Plus aucun hiatus ne se présente entre état ordinaire et samadhi, puisque le siddha conserve sa pure conscience, qu'il se recueille ou prenne part à des activités multiples.
C'est également l'union indicible de unmesa et de nimesa que l'adepte de l'école Spanda découvre à chaque pas : s'il ouvre les yeux à l'univers, la gloire du Soi lui apparaît dans toutes ses activités déployées, et s'il les referme, ses activités se reploient dans le Soi. Il éprouve alors un émerveillement que peut seul exprimer un cri jailli du plus profond du cœur.
Si, privilégié entre tous, le sambhavasiddha parvient d'emblée au Centre, Réalité ineffable, et sitôt sa propre essence reconnue, échappe définitivement à la nécessité causale et à la succession temporelle, les autres siddha qui tendent au Centre avec effort par les voies inférieure et intermédiaire, doivent récupérer cycle après cycle, grâce à certaines attitudes (mudra), répandant la félicité du Soi sur l'univers puis la reprenant en eux-mêmes. Ils parcourent de la sorte les échelons de la vie, dans un sens puis dans l'autre, afin de les égaliser en les imprégnant de la saveur samadhique qui efface les traces ultimes de la dualité.
Nous étudierons maintenant tour à tour ces divers siddha du seul point de vue de leur mudra spécifique, geste qui modèle le réel en le pénétrant d'extase.
Jnanasiddha
Ce siddha inférieur doit se tenir absolument immobile dans le pur sujet révélé, sinon il perdrait la félicité nouvellement découverte ; karankini, tranquillité de corps, pensée et organes est donc la mudra qui lui convient. Il peut tout juste déverser sa félicité sur l'univers en un premier instant, lors d'une aperception globale et fugitive où il saisit l'univers comme une totalité non divisée en sujet et objet ; mais s'il retourne à ses occupations habituelles, la houle de l'objectivité l'assaille à nouveau : le monde grossier s'impose à lui comme un spectacle et continue à l'affecter comme une réalité externe sur laquelle il ne possède aucun pouvoir intérieur réel. Il doit donc se replonger sans cesse dans l'extase, y retrouver la quiétude et la félicité qu'il répand peu à peu dans ses pensées et ses rêveries, ce domaine du pramana dont il cherche à se rendre maître : il se voue à la seule intuition gnostique. Quand il y réussit, devenu mantrasiddha, il quitte le plan de jnana, aperception du premier moment.
Mantrasiddha
Sa pensée purifiée, le mantrasiddha parcourt le pur chemin de l'esprit, plan de l'intelligible et de la gnose, expérience fine relevant du mantra défini par Mahesvarananda comme une intuition indicible par delà toute dualité ; cette intuition s'exerce dans la sphère du puryastaka dont le mystique prend peu à peu conscience : ses huit facultés, en s'affinant, ne sont plus qu'énergies impondérables, vibrantes, débordant d'efficience, des déesses (devi) ; une nouvelle perception de l'univers en résulte, différente pour chacun des cinq groupes de siddha : mantra et melapa l'appréhendent en sa subtilité, sakta et sambhava en sa suprématie.
La contemplation ininterrompue qui permit au mantrasiddha d'expérimenter le Soi et qui remplit désormais le domaine noétique, doit envahir le cercle de l'objectivité (prameya) et imprégner ses organes sensoriels. Un zèle ardent se révèle nécessaire à l'absorption furieuse du monde externe par sa conscience apaisée ; on lui assigne donc l'attitude nommée krodhanimudra, fureur engloutissante et dévorante. Mais le siddha n'y réussit que partiellement, car s'il s'emploie à des activités variées, le monde sensible se montre à lui comme une réalité externe ; il lui faut donc demeurer tranquille et recueilli pour que le monde contemplé, et donc saisi par le dedans, lui apparaisse comme sa propre création.
Le premier siddha dirigeait son regard vers le monde dans le désir de le résorber dans sa quiétude intérieure ; le second, attentif au monde, va plus loin : il l'absorbe puis le projette hors du samadhi, cherchant non sans effort à égaliser externe et interne, fermant et ouvrant les yeux sans interruption jusqu'à ce qu'il intègre l'univers à sa conscience en repos.
Melapasiddha
Ce siddha adonné à l'union (melapa), franchit un pas important, apte qu'il est à résorber toutes ses fonctions dans sa conscience, non plus en repos, mais pleinement active, autrement dit en toutes circonstances, brassant avec énergie sujet et objet pour les fondre en une seule réalité dans une paix supérieure et plus profonde. En progrès par rapport au stade antérieur, il jouit simultanément (et non successivement) du samadhi-yeux fermés et du samadhi-yeux-grands-ouverts.
En vue de faire confluer ses multiples fonctions dans l'unité et de les ramener, toutes leurs puissances réunies, dans sa propre essence, le melapasiddha utilise ce qui porte de façon naturelle l'énergie à son plus haut degré et la rend vibrante (spanda) ; il se sert alors des mêmes moyens qu'il mit à profit quand il cheminait dans la voie de l'énergie avant l'illumination : il participe à de grands banquets où s'unissent yogini et siddha et boit du vin afin de stimuler ses énergies. Lorsque par la kramamudra ses énergies subjectives et objectives fusionnent dans le Soi, sa force accumulée, d'individuelle devient universelle, contenant en elle-même tout le dynamisme cosmique. Abhinavagupta décrit dans les termes suivants cette expérience, soulignant à trois reprises la plénitude (paripurnatva) éprouvée par le siddha qui, parfaitement conscient, découvre son énergie partout répandue : « Quand le yogi réussit à s'identifier avec l'effervescence de sa propre énergie au moment où elle pénètre dans le conduit du milieu et remplit tous les souffles, les conduits subtils (nadi) et les organes sensoriels, et que toute dualité s'évanouit, il éprouve l'émerveillement du Je en prenant conscience de son énergie surabondante : alors se révèle à lui l'état bhairava du fait qu'il participe à l'union de Siva et de l'énergie dont la félicité appartient aux états d'émanation et de résorption saisis en leur plénitude, pour la raison qu'il jouit de l'efficience du grand mantra (le Je) ».
Le melapasiddha passe alors du stade individuel de Siva ne prenant pas support sur l'objectivité à son stade universel et devient un saktasiddha qui a recouvré son énergie intégrale.
Quand à l'attitude mystique qui lui ouvre accès au Sujet universel et engendre les pouvoirs de l'union (melapa) en conférant aux organes une énergie surnaturelle, c'est la bhairavimudra ou fixité du regard : en une vision intérieure intense, sans pour autant fermer les yeux, le siddha contemple le monde et ses catégories en lui-même, dans le Soi, et il les voit baignant dans la lumière indifférenciée du pur Sujet ; mais il ne les perçoit pas distinctement car, sous l'influence du samadhi, il est comme ivre. S'il arrive à prendre part aux affaires temporelles, plaisirs, soucis et douleurs ne le troublent plus.
Grâce à la bhairavimudra qui, selon le Mahanayaprakasa, forme le sceau externe de la kramamudra, le siddha adonné à l'union imprime d'une manière indélébile l'externe dans l'interne, en résorbant objet connu et connaissance dans le pur sujet connaissant (pramatr) et il les saisit comme son épanouissement.
Quant au double sceau de la kramamudra, seul parvient à l'imprimer le sambhavasiddha habile à sceller simultanément et en toute liberté l'externe dans l'interne et l'interne dans l'externe. Comme c'est au stade du melapasiddha que commence la pratique devant s'achever par la kramamudra, nous examinerons celle-ci dès maintenant.
Bien qu'elle soit le pivot de l'école Krama, peu de précisions nous sont parvenues à son sujet, à part un bref passage des Kramasutra ; vu son importance, nous avons tenu à le traduire avec le commentaire de Ksemaraja. N'oublions pas que sous la gangue des mots se cache une expérience mystique infiniment simple, bien qu'inexprimable ; contentons-nous de dire que cette pratique consiste à verser la conscience en toute chose et à la reprendre aussitôt, en une succession rapide : « Un excellent yogi parvenu à l'absorption complète même dans des circonstances dites ordinaires, titubant de joie sous l'effet persistant du nectar extatique, voit l'ensemble des choses se dissoudre dans le ciel de la Conscience, tel un nuage d'automne dans le firmament ; il se replonge encore et encore dans l'intériorité et prend conscience de son identité à cit par le samadhi-yeux-fermés ».
Ksemaraja glose ainsi : par la kramamudra dont la nature est plénitude du Je, un excellent yogi, profondément absorbé, déploie la suprême énergie appréhendée par lui de façon évidente et immédiate, même lorsqu'il s'affaire aux choses de ce monde. Par un processus d'engloutissement ou d'assimilation, il fait d'abord pénétrer l'externe (l'ensemble du sensible) dans l'interne (domaine de l'énergie consciente la plus haute) ; puis par un processus de vomissement, grâce à sa parfaite absorption, il réalise l'essence de l'énergie consciente, en la faisant pénétrer dans le monde extérieur. Cette pénétration manifeste le nectar de la conscience comme s'il se figeait.
On appelle mudra la compénétration éternellement active, interne et en même temps externe, qui donne la béatitude suprême, qui dissout tous les liens car elle imprime comme un sceau l'univers dans la réalité du Quatrième état, la Conscience même. On la nomme krama, gradation ou roue de la conscience avec ses cycles, en raison du processus qu'elle détermine : émission créatrice, permanence et résorption de l'univers.
Le sutra suivant décrit le fruit de cette attitude : « Dès qu'on atteint la .kramamudra ou samadhi immuable, on s'abîme dans la parfaite intériorité, conscience de soi et félicité, on jouit de l'efficience même du grand mantra (le Je) ; on devient alors le souverain de la roue des divinités de la conscience, ses propres énergies divinisées, dont dépendent l'émanation et la résorption de l'univers ».
« Tout ceci a Siva pour essence », conclut Ksemaraja ; voici ce qu'il veut dire : l'objet connu a pour essence la connaissance ; celle-ci puise sa réalité dans le sujet connaissant dont la conscience est, intériorisée ; à son tour le pur sujet a pour essence la réalité libre de limite et dont le corps est l'univers entier. A nouveau le suprême Sujet a pour essence le Seigneur, Réalité ultime de la parfaite conscience de soi, Tout sans lacune qui n'est autre que la lumière consciente.
C'est à la kramamudra que tend la pratique du melapasiddha : celle-ci vise en effet à l'expérience ineffable, union parfaite du sujet et de l'objet par l'association d'un processus (krama)et de toute réduction de processus (mudra) : le processus n'est là que pour montrer l'absence d'une gradation réelle car, en quelque point qu'il se produise, là même le siddha est scellé ; il s'aperçoit donc avec une surprise émerveillée qu'il n'a jamais quitté le Centre, qu'il ne pouvait quitter l'unité de l'absolu : la Réalité indicible échappe à la succession comme à la non-succession : « Le Sujet éternel ne comporte aucune succession temporelle, en lui tout est parfait en forme, en action et en mode ».
On dit du melapasiddha qu'il a mis un terme à la puissance du temps et, du fait qu'il a surmonté la triplicité (passé, présent et avenir), il possède l'omniscience. Cette réduction soudaine du temps qui caractérise la kramamudra peut avoir lieu pour chacun des siddha à n'importe quelle étape de sa progression, car la percée vers le Centre est susceptible de s'effectuer à chaque instant. Mais le temps ne s'arrête que si l'acte vibrant atteint sa perfection et si l'objectivité entière s'engouffre spontanément dans le Soi. Le siddha devient alors un maître de l'énergie (saktasiddha) ; tant qu'il demeure à l'étape d'union (melapa), il n'a pas pouvoir total sur l'énergie, même s'il réussit à faire passer dans ses organes une énergie purifiée ; il exerce des pouvoirs partiels mais non le suprême pouvoir, gloire universellement déployée, apanage du seul sambhavasiddha.
Saktasiddha
Les énergies objectives qui, au stade précédent, ont afflué de toutes parts au Cœur, y résident maintenant à l'état de germe. Le saktasiddha ayant résorbé l'univers en lui-même demeure dans la pure énergie à ce plan ineffable, Siva voué à la félicité du repos « refuse de prendre appui » (anasritasiva) sur l'énergie objective et retient en lui-même son énergie créatrice.
Ce siddha ne voit plus partout que l'efficience d'un même acte, efficience toujours identique à elle-même ; il saisit la conscience dans l'essence des choses, non dans la multiplicité impure (le vikalpa) parce qu'il conserve des vestiges de discrimination entre le pur et l'impur ; il s'ensuit que sa conscience ne dispose ni d'une force pleinement épanouie, ni d'une félicité universelle s'étendant sans la moindre exeption à tous les aspects de l'univers. Il lui faut donc engloutir d'un grand coup de langue les ultimes résidus de la différenciation grâce à l'attitude dite « lécheuse » (lelihanamudra) qui le caractérise.
On constate ainsi une complète transmutation des valeurs puisque, d'après Abhinavagupta, est impur au plus haut degré l'intellect (buddhi) qui considère les catégories du réel comme différentes de Siva ; et la purification consiste à l'écraser ; tandis que, pour l'homme ordinaire, l'illusion consiste à considérer ces mêmes catégories, le corps, la pensée etc. comme identiques à Siva.
Sambhavasiddha
Quant au maître de l'énergie, le sambhavasiddha, il allie la pure spontanéité à l'efficience suprême ; dans sa soif de total dépassement, avec hardiesse, d'un seul élan, il s'abîme dans l'absolu. On dira de lui indifféremment que son acte est si pur qu'il rejoint la Conscience lumineuse et parfaite ou que sa conscience se concentre avec une telle intensité en son acte qu'elle s'identifie à lui ; prise de conscience fulgurante, révélatrice du Je au moment où il apparaît comme l'Acte éternellement vibrant, le très haut spanda. Ainsi pour lui la kramamudra s'effectue spontanément en tant que geste définitif qui retrouve l'acte dans son mouvement intégral et le mouvement en son acte ; la lumière consciente envahit l'extérieur et, simultanément, toutes les réalités du monde externe, saturées de vie divine, s'absorbent dans le Soi cosmique.
Ayant gravé de façon indélébile et d'un seul geste l'interne dans l'externe et l'externe dans l'interne, ce siddha triomphe du temps et vit dans la Réalité indivise où tout prend une saveur unique (ekarasa), celle du Je plénier. « Il s'identifie sans tarder avec Siva reconnu en sa plénitude et contenant la totalité des choses clairement manifestées, dès que sa volonté entre en vibration et se met à les désirer ». Au Sujet parfait et sans limite, les choses apparaissent comme le Soi et donc parfaites et illimitées.
Mahesvarananda déclare lui aussi qu'un yogi accompli a l'expérience du Soi au milieu des expériences objectives et grâce à elles. Le monde ne lui semble pas une illusion qui s'évanouit aussitôt percée à jour ; appréhendé en son essence, le monde reste un dans la multiplicité de ses éléments, ses énergies actives et bien épanouies à l'intérieur même de cette essence apaisée et indifférenciée.
Comment concevoir une telle vision du multiple dans l'unité, une telle succession dans l'immuable ? Goraksa accumule les images afin de suggérer la possibilité de cette vivante contradiction : si, au moment présent, tout est là depuis toujours et l'arbre de l'illumination déjà tout poussé dans le Cœur, c'est que tout existe dans l'universelle Conscience sans faille (nikhila) qui en son infinité n'exclut rien, ni dualité, ni absence de dualité. Un semblant de succession point au sein de l'immuable, lorsque la Conscience obscurcit partiellement sa lumineuse essence, en sorte qu'un aspect disparaît tandis qu'un autre apparaît, donnant l'impression du changement permanent, comme des nuages légers flottent dans un ciel pur sans en troubler la limpidité, en empruntant leur éclat et leur coloris à la lumière céleste ; ainsi chaque objet participe à la plénitude de la Conscience : « Même si les choses se manifestent à l'extérieur, leur intériorité ne s'en trouve pas brisée ».
L'homme ordinaire ne s'attache qu'aux objets successifs (krama), le siddha inférieur échappe momentanément à la succession temporelle et découvre dans le samadhi la félicité du Soi ; mais dès qu'il reprend contact avec le monde, ce bloc de félicité se couvre de taches d'ombre et l'unicité divine semble se fragmenter.
Les siddha supérieurs perçoivent les choses comme imprégnées de lumière et de félicité, sans que leur béatitude en soit troublée. Autrement dit, la libre énergie leur demeure présente à travers la diversité des manifestations. Ils appréhendent donc à la fois permanence et impermanence ; ils scellent l'instant dans l'éternité parce qu'ils sont capables de saisir la Réalité immuable à n'importe quel point-instant de la succession ou de percer à travers les notions alternantes (vikalpa) jusqu'à leur indifférenciation originelle (nirvikalpa). Ils découvrent, à la jonction de l'inspiration et de l'expiration, la grande Vibration de Vie qui représente non seulement leur propre existence mais la nature intime des choses. Car à l'univers grossier fait d'éléments solidifiés, s'est substitué un univers subtil dans lequel tout frémit et que parcourt perpétuellement une force vibrante. Le spanda qui chez les siddha inférieurs vibrait de lui-même et pour lui-même, désormais communique sa vibration au cosmos tout entier. On le désigne donc du terme de satatodita « toujours en acte », et on l'identifie au Cœur suprême et à la kundalini omnipénétrante, source des mouvements de l'univers. Lorsque, pleinement conscient grâce à la kramamudra, le sambhavasiddha ne fait plus qu'un avec la kundalini dressée, il devient Siva qui baratte entre elles les énergies objectives et les énergies subjectives, non plus comme le melapasiddha, en vue de les faire fusionner, mais sans but déterminé : demeurant ferme au cœur de l'océan de vie, il déploie le flux et le reflux du sujet et de l'objet, s'amusant à créer et à résorber les choses. Il n'est pas seulement le maître de l'énergie à la manière du saktasiddha, mais il gouverne toutes ses énergies parfaitement déployées, possédant de ce fait omniscience, félicité cosmique et liberté. Plongé dans l'éternel, il jouit de la plénitude que recèle chaque instant parce qu'il a la conscience aiguë de la vie en son extraordinaire variété. D'autre part comme son activité ne se propose pas une fin qui lui serait extérieure, elle se suffit à elle-même, rien n'entrave plus sa libre spontanéité, d'où sa mudra spécifique, nommée khecari « celle qui vole au firmament de la Conscience » ; la libre énergie, kundali omnipénétrante, jaillit comme l'éclair après avoir dévoré connaisseur et connu, faisant du siddha un être aérien, ouvert à tout, qui n'a plus de prison. Le Je est si totalement indifférencié, sa liberté si parfaite, que rien non plus ne lui est à charge, pas même les vikalpa. On le dit donc fondement ultime : « La capacité de connaître se ramène à la liberté qui est associée à un pouvoir de connaissance illimité et ce caractère illimité repose dans le Je ». (Abhinavagupta).
En conséquence, le Soi, fût-ce en sa condition limitée, n'est pas privé de liberté parce que tout processus conscient s'achève par la prise de conscience originelle, celle du Je, à la racine (des choses).
A l'encontre de l'activité artificielle et voulue de l'être borné, la libre spontanéité de l'être accompli (siddha) n'a rien de factice : « Le façonné (nirmita) est conçu comme ceci et la liberté comme Je ».
Le moteur du processus d'affranchissement et même de celui d'asservissement est en dernier ressort la liberté. Mais sous-jacente et par delà cette double activité, règne l'Existence triomphante, privilège du suprême spanda dont la libre efficience réalise le Soi dans ses manifestations infinies, qu'il se lie ou se délie, entraves et liens se détachant sur le fond de libre et immuable Conscience, jeu débordant de son exultation.
Ainsi Siva se trouve glorifié de toutes les manières possibles à travers les organes des êtres multiples puisque chaque je demeure à la jonction, dans le Cœur indivisible.