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BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja









Bhairava est la seule Réalité

Source : La Maharthamanjari de Mahesvarananda - Traduction et commentaires de Lilian Silburn


2 - Resplendissant de l'éclat immuable et vibrant de la conscience de soi, puisse Mahaprakasa prospérer. Les traités ne s'emploient qu'à examiner l'excellence de son nom.


Si le maitre de Goraksa se nomme, nous l'avons vu, Mahaprakasa, Lumière éminente, il s'agit de la lumière du suprême Sujet qui a pris pleine conscience de soi et jouit de la révélation de sa propre nature.

Cette Conscience est la connaissance universelle qui, d'après le Devika ou Kalika Krama, se manifeste intérieurement ou extérieurement en des aspects multiples et sans laquelle les choses n'existeraient pas puisqu'elles ne seraient pas objets de connaissance. L'univers n'est en conséquence que connaissance.

Mahaprakasa désigne donc à la fois la lumière fulgurant par soi-même et la liberté parfaite, prakasa (lumière consciente) ne pouvant être séparé de vimarsa (lumière conscience, consciente d'elle-même). Ainsi l'unique Sujet, Siva, apparaît sous des formes variées selon qu'il cache ou révèle plus ou moins sa liberté foncière :

« Les positions maîtresses de tous les systèmes philosophiques sont ses rôles », dit Ksemaraja ; puis il glose : « Les matérialistes considèrent le Soi comme le corps ; les Naiyayika l'identifient à l'intellect ou au moi transmigrant ; les Purvamimansaka et certains Bouddhistes ne dépassent pas ce stade. Mais pour les adeptes de la Révélation (Vedantin) le Soi est identique au souffle et, pour les Madhyamika, au Vide ; il existe des Brahmavadin qui le prennent pour le non-être quand ils disent : tout ceci à l'origine était non-être (asad). Il est différencié selon les partisans de la différenciation (bhedavadin ) et instantané selon les instantanéistes. Les Pancaratra le conçoivent sous forme de Vasudeva, Nature suprême, tandis que les Samkhya ne vont pas au-delà de l'inévolué (avyakta). Il est brahman, l'absolu, pour les Brahmavadin et sans dualité pour les partisans de l'advaita. Les grammairiens l'identifient au Son absolu sous forme de pasyanti. D'après les Tantrika, le Soi transcende l'univers, mais pour les adeptes de la tradition Kula, il est immanent ; enfin, selon le Trika, il est à la fois immanent et transcendant. Néanmoins bien qu'il pénètre jusqu'à cette dernière étape (découverte par le Trika) et assume tous ces rôles variés et limités, se voilant ou se dévoilant à sa guise, le Soi demeure unique ».

Mahaprakasa noie ces nuances et distinctions sous l'intensité de son éclatante lumière, car, embrassant tous les points de vue, il échappe à chacun d'eux. C'est Lui, Bhairava, qui consiste en connaissance et en ignorance ; le système philosophique qu'on lui consacre fait place également au système opposé. En effet si, dans ce monisme, Bhairava est la seule Réalité, et le reste sa manifestation, alors existence et inexistence se trouvent à titre égal projetées par lui, rien n'existant hors de lui.

Le monde externe et le Soi ne font qu'un : la périphérie a rejoint le centre et les organes ainsi que leurs sphères respectives se perdent dans le cœur. L'auteur célèbre cette kramamudra dans un de ses poèmes qu'il aime à citer : « Lorsque flamboie dans l'esprit la torche auspicieuse, inextinguible et d'un intense éclat (mahaprakasa), les trois mondes perçus par les fenêtres ouvertes sur le monde sensible, organes et facultés sensorielles, apparaissent sans distinctions ».

En effet la distinction entre sujet connaissant, connaissance et objet provoquée par les vikalpa, ces carcans de la dualité que nous imposons à nos perceptions, disparaît en même temps qu'eux. C'est ce que dit aussi le maître de Mahesvarananda dans son Mano'nusasanastotra : « En vérité les cygnes étendent largement les ailes et volent partout dans le ciel. O Cygne du lac sacré, O ma Pensée ! Ton vol merveilleux s'élève au plus lointain du ciel lorsque tu déploies tes deux ailes : vacuité et élan ». Pour s'envoler dans le firmament, deux choses sont nécessaires à l'oiseau : l'espace ouvert à l'infini, firmament d'une pure conscience ou vide sans obstacle, et aussi l'élan, l'impulsion susceptible de le lancer dans toutes les directions en écartant les limites imaginaires, ce qui lui permet d'atteindre le Tout, la Splendeur qui a l'éclat du firmament.

Le Saubhagyahrdayastotra chante la Déesse Abeille qui siège dans le lotus du Cœur et se joue en surface, dans les organes des sens, allant et venant de la ruche, le cœur, aux fleurs : parfums, formes et couleurs ... afin de butiner diligemment leur suc. Telle est l'attitude du très grand yogi qui, comme Mahaprakasa, sans jamais quitter le cœur, centre de la roue cosmique, goûte aux plaisirs variés des sens situés à la périphérie.

Afin de pénétrer dans le cœur, sujet conscient naturel, affranchi des limitations temporelles et sociales, fondement universel, il faut prendre intérieurement conscience de la nature réelle du Soi au moment de la perception d'un Objet quelconque ; on remonte de proche en proche, de l'objet perçu à l'organe des sens, de ce dernier à la pensée dont il dépend et de la pensée au sujet agissant.

Dans I'Ajadapramatrsiddhi, Utpaladeva distingue le pur et unique sujet conscient de la multiplicité artificielle engendrée par nos pensées dualisantes : Si, dit-il, la prise de conscience a lieu de façon limitée et discontinue, elle consistera en ceci (idam, extériorité) ; si, par contre, elle repose en sa propre essence, elle sera le Je suprême (aham, intériorité). Et cette modalité du Je repose dans l'essence de la lumière consciente (XXII. 22-23).

Abhinavagupta disait également que pour atteindre le suprême Sujet conscient, il fallait examiner à fond les expériences particulièrement vives et intenses comme la jouissance et la douleur, les impressions objectives de couleur, etc.

Les désirs étant assouvis, le repos en soi-même s'accompagne de bonheur et de joie mystique : « Si un yogi se fond dans le bonheur incomparable éprouvé à jouir de chants et autres plaisirs sensibles, parce qu'il n'est plus que ce bonheur, une fois sa pensée stabilisée, il s'identifiera complètement à lui. » (Vijnanabhairava, 73). La satisfaction permet en effet de s'intérioriser et d'accéder à la plus haute des béatitudes, celle du Soi. Un verset de maîtres inconnus déclare de même : « Qui sait jouer vraiment d'un instrument de musique, vina ou autre, qui est versé dans les traités musicaux et qui sait battre la mesure, entre sans effort dans le chemin de la délivrance ».

Jouer ou écouter un air de musique avec une extrême précision, en se concentrant à chaque instant sur chaque son au moment où il surgit, affine la sensibilité et vous fixe dans le présent, l'actuel ; alors, bien affermi dans le Soi, vous devenez apte à saisir au vol ses moindres intimations qui passent comme l'éclair. A l'aide d'une telle prise de conscience, la grande lumière (mahaprakasa ) s'accroît, elle gagne en clarté et en intensité. Bhattanarayana, dès le premier sloka de son Stavacintamani le proclame : Pasyanti, par sa douce voix, fait resplendir la majesté de Mahesvara ou Prakasa, Lumière consciente qui est aussi le Verbe, paravak.

Ainsi Mahaprakasa prospère en devenant le maître des énergies divines et l'égal de Siva : « Détruis ce qui se manifeste comme non-plénitude en t'absorbant fermement dans ce qui se manifeste comme plénitude puis à ta guise, émets, stabilise, résorbe les mondes, dissimule et illumine leur nature). » (Stance anonyme).