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BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja









Au-dessus de la conscience et de l'inconscience

Source : Vatulanatha sutra avec le commentaire d'Anantasaktipada traduit et commenté par Lilian Silburn

SUTRA 8
Par la jouissance de la triple saveur, il y a apparition involontaire du Brahman absolu qui n'a pas d'attaches

Les sept premiers sutra viennent de décrire le mouvement vers l'intériorité ainsi que la percée intuitive de la grande Inopinée, le moment essentiel de cet avènement étant l'ouverture du centre, brèche ouverte sur le Soi, par où l'externe s'engouffre tout entier dans l'intimité de la Conscience, celle que Ksemaraja appelle la conscience dévorante. Vatulanatha fait d'elle la grande Vacuité ou l'éther (kha) de la conscience dans lequel se produit spontanément l'unification de toutes les opérations.

Bien qu'il ait plongé dans la paix vide et silencieuse du Quatrième état, le yogi ne perçoit sa propre essence et ne jouit de la béatitude qui l'accompagne que lorsqu'il s'absorbe en lui-même et que ses organes ne fonctionnent plus ; dès qu'il sort de l'extase, l'univers se montre à lui en sa diversité et en sa succession. Telle est la signification du brahman bigarré par rapport au brahman apaisé, le Quatrième état, mais brahman pourtant, vu que le yogi ne perd pas entièrement la félicité qu'il éprouvait au cours de son extase.

Dans les sutra 8 à 10, nous verrons le mystique faire de l'universelle Conscience sa demeure permanente en toutes circonstances. Lorsqu'il atteint le plan cosmique du Cinquième état, l'univers lui apparaît comme plein de sa propre énergie ou pour mieux dire, création, conservation et destruction seront également remplies de son énergie.

Si le yogi perçoit maintenant l'univers et y déploie des activités séculières, il opère en son intérieur et par lui car il reste toujours absorbé dans sa propre essence. C'est là qu'il saisit les choses en leur totalité, intensément et sans bifurcation mentale (vikalpa). Sa connaissance illumine le monde en le transfigurant, et son énergie qui règne en maître sur l'univers, accroît peu à peu son champ d'action. Chacun des sutra 9, 10 et 11 développera un aspect de cette expansion.

Abhinavagupta fait allusion, lui aussi, à la transition que nous avons essayé de dégager entre le Quatrième état et celui qui le transcende : « On s'avère digne, dit-il, de la gnose insurpassable quand on s'abîme dans sa propre essence indifférenciée ... identique à la plénitude du Je ... Et aussi lorsqu'on y fait pénétrer toutes les réalités de l'univers considérées à tort comme des liens, elles qui se différencient sous forme d'un jeu débordant de Joie innée ».

Afin de réaliser cette pleine intériorité jusque dans les activités journalières, les mystiques Sivaïtes se servent d'une méthode appelée kramamudra. Ksemaraja explique ainsi l'expression kramamudra qui est l'attitude mystique ultime dans laquelle l'externe pénètre dans l'interne, puis l'interne pénètre dans la véritable nature de l'externe : « Le yogi, dit-il, se scelle dans le tournoiement successif de la roue de la Conscience en ses aspects d'émanation, de conservation et de résorption cosmiques, et par l'entremise de kramamudra il s'approprie ce qui gît en lui-même (il en prend puissamment conscience). Telle est l'énergie de la Conscience, le Quatrième état. Le yogi est donc parfaitement enseveli en lui-même, bien qu'il se dirige vers l'extérieur, c'est-à-dire bien qu'il soit engagé dans les affaires séculières et que le déploiement de l'énergie suprême demeure pour lui une réalité immédiate. Il est de ce fait un yogi très élevé. Durant ce processus il arrive d'abord qu'en raison d'un engloutissement de plus en plus envahissant, les objets extérieurs s'abîment dans l'intérieur de la conscience hautement dynamique et sont dévorés par elle. Puis, à la phase du vomissement, l'ensevelissement procède maintenant de l'intérieur, l'énergie de la conscience, jusqu'à la nature véritable de l'externe, à savoir la totalité des objets qui prennent l'aspect de l'iccéité. Cette attitude étant liée simultanément à l'intérieur et à l'extérieur consiste en un ensevelissement durable ».

Au huitième sutra nous abordons une phase nouvelle de la vision du Soi dans le monde, une des deux phases du processus que Ksemaraja vient de décrire. Ahanta se déverse dans idanta, le Soi pénètre l'univers. Au sutra 9, le Soi fait éclore son intériorité en extériorité ; les énergies créatrices divinisées, la faim, la soif, etc., se déploient vers l'extérieur et comme tout attachement a définitivement disparu (alamgrasa ou Quatrième), le yogi se fixe définitivement en lui-même. Le dixième sutra nous permet de franchir encore un pas important : le yogi conserve la conscience de soi, non seulement lorsqu'il exerce ses énergies, mais aussi lors du fonctionnement de ses organes et facultés de connaissance. L'intuition est vraiment devenue une fonction durable et totale et les organes étant divinisés, il n'y a plus, à proprement parler, ni sens ni objets.

Le onzième sutra décrit un processus inverse dans lequel le mystique replie l'activité dans l'intériorité et voit maintenant le monde dans le Soi, en d'autres termes idanta se déverse dans ahanta et l'objectivité disparaît, happée à l'intérieur du Soi, en sorte que seule demeure la pure subjectivité. Le Roi des yogi est alors « le maître des organes des sens devenus des héros, le jouisseur des trois états ».

Notons que l'ensevelissement est désormais sans progression (akrama) parce que la compénétration de l'intérieur dans l'extérieur et celle de l'extérieur dans l'intérieur, qui se produisaient spontanément en une succession rapide, n'ont plus cours. Le douzième sutra envisage la même réalisation, mais du point de vue de l'action ; celle-ci n'étant plus limitée par la dualité de moi et d'autrui recouvre sa liberté totale.

Enfin, au-delà du processus d'identification du Soi et de l'univers, on atteint l'absolu même, l'anuttara. Avec le treizième sutra, l'intérêt porte sur l'efficacité de l'énergie ; aham, le Je tout-puissant, que ne limite plus le non-soi, exerce ses propres énergies illimitées et jouit d'une félicité infinie. Le grand mystique a accédé à l'anuttara symbolisé par la lettre A, où ni moi ni univers ne demeurent et qui est aussi le Silence absolu. Il s'identifie alors à l'ensevelissement même : lorsqu'il est devenu le Tout il ne saurait y avoir de pénétration possible en quoi que ce soit et l'autre ayant disparu, il n'y a plus d'adorateur et d'adoré.

Mais reprenons une à une les phases de ce processus dont nous venons de tracer les lignes prédominantes, en examinant d'abord la quintuple activité du libéré vivant à laquelle les trois sutra suivants sont consacrés.

Les partisans du système Trika distinguent cinq activités divines dont les quatre premières s'enracinent perpétuellement dans la cinquième, la grâce ou ce qui transcende le Quatrième.

Aux yeux de l'homme ordinaire les quatre activités prennent les aspects suivants : d'abord création dans l'espace et le temps ; existence stabilisée : le monde tel qu'il nous apparaît ; puis destruction durant laquelle temps et espace sont abolis, tandis que subsistent encore les germes d'une création future ; ensuite destruction totale qui met fin aux germes eux-mêmes ; enfin grâce (anugraha) ou Cinquième état.

Si l'homme devient l'esclave de cette quintuple activité, c'est parce qu'il ne comprend pas son identité avec le Seigneur et ne jouit plus de son autonomie native ; malmené par ses propres énergies, dont la réalité lui demeure cachée, il est dupe de l'illusion. Mais si un guide spirituel lui révèle qu'il est l'auteur du quintuple processus et que l'univers n'est que l'épanchement de sa vraie nature, il redeviendra le maître de ces mêmes énergies et recouvrera sa souveraineté. C'est ce qu'expliquent, chacun à. sa manière, les sutra suivants. Ne faisant qu'un avec Siva, il est ce héros qui, jouissant de l'activité divine, crée l'univers, le maintient en vie puis le résorbe en lui-même ou prend son repos dans la grâce, la plénitude du Soi, et peut s'écrier : « Comme les vagues surgissent de l'eau, les rayons du soleil, ces ondes de l'univers se sont épanouies à partir de moi, le bhairava ! » (V. B. sl 110).

Le yogi décrit au sutra 8 est plongé dans le Quatrième état, la félicité intime (ananda). Après avoir perdu conscience du monde extérieur il ouvre les yeux, et encore extasié, il regarde l'univers comme on voit un paysage du haut d'une montagne ; alors les états de création et de destruction qu'il considérait avant son illumination comme extérieurs à lui, il les saisit maintenant comme débordant de sa propre énergie et reposant en leur source, la Conscience ; il les nomme pour cette raison supports. Ainsi le Quatrième état s'écoule dans le monde en le remplissant de la félicité du Soi. A l'objection : « Le yogi ne subira-t-il pas l'influence de ces états variés ? » Vasugupta répond : « Il ne perd pas son essence de Sujet conscient alors même que ces états fonctionnent, parce qu'il les reconnaît comme les jeux de sa Conscience immaculée ».

Nous avons là précisément le Quatrième état qui brille sans interruption et que Ksemaraja définit comme : « l'unification des états de création, de conservation et de destruction » (P. Hr p 20 1 4).

Du fait que le mystique a pris demeure dans la félicité qui accompagne les fonctions créatrices et destructrices de la Conscience, il est apte à jouir du brahman absolu qui a coupé toutes ses attaches. Pour Ksemaraja aussi, c'est en s'emparant définitivement de la saveur de l'état du milieu, ou Quatrième, que le yogi verse ce Quatrième sur les trois autres états.

Les Tantra et les traités de l'école Trika se servent de l'expression brahman pour désigner la révélation de la félicité. Le brahman absolu que mentionne Vatulanatha est une félicité d'ordre cosmique et propre au Cinquième état, à l'encontre du brahman apaisé et varié du Quatrième état qui conserve des liens avec la vie ordinaire et dont la félicité n'est pas constante. Celle-ci peut surgir inopinément, à l'occasion de plaisirs profanes, car le plaisir surabondant, quelque aspect qu'il revête, joue un rôle décisif : il remplit l'être tout entier d'une seule impression et instaure en lui l'unité. Que l'on parvienne alors à se fondre totalement dans cette félicité et l'on atteindra la félicité purement mystique du Soi. Enfin si l'on s'abîme en cette dernière, la béatitude cosmique est acquise : « Le yogi qui s'absorbe dans l'incomparable bonheur qui procède des jouissances artistiques, le chant et autres plaisirs ... y attache fermement sa pensée et s'identifie à ce bonheur. Partout où la pensée trouve satisfaction, c'est là même qu'il lui faut se concentrer, car c'est là que l'essence de la félicité la plus haute se révèlera intégralement ».

Après avoir cité cette strophe, Ksemaraja ajoute : « Ainsi doit recevoir notre pleine approbation tout ce qui remplit le Soi de félicité car cette félicité sert à ouvrir le centre (madhya) et, dès que le centre s'épanouit, on acquiert la félicité de la Conscience. Telle est pour nous l'absorption du yogi le plus grand », ce yogi qu'il nous décrit plus loin comme « ivre, trébuchant sous l'impression de la saveur de l'extase ».

Ainsi la progression dans la jouissance mystique que nous découvrent ces passages explique la distinction qu'Anantasaktipada établit entre le brahman où la félicité ne faisait que jaillir de temps à autre, sans profusion, et le brahman suprême, la félicité ininterrompue propre au Cinquième état.

Examinons maintenant chacun des trois supports dans lesquels le yogi perçoit l'univers en sa vraie nature, la Conscience. Cette Conscience est, en effet, ce qui fait miroiter l'univers sur sa propre paroi, puis le soutient en le nourrissant, et enfin le résorbe en elle-même. Ces trois fondements ainsi groupés ne se trouvent, à notre connaissance, que dans ce texte. II est vrai que le terme technique muladhara, le fondement radical, est un centre important et bien connu du corps des adeptes du yoga. Anantasaktipada précisant qu'il va interpréter le sutra de manière ésotérique, on peut en conclure qu'il donne à ce mot un sens analogue ; en muladhara il allie deux expériences aux thèmes différents, jusqu'ici sans rapport : dans la première, apanage du Trika, la Conscience fait office de paroi ; la seconde, plus généralement répandue dans l'Inde, concerne l'éveil de la kundalini, l'énergie endormie qui siège dans la roue inférieure (notre muladhara) d'où elle fulgure comme l'éclair, en émettant un grand son. N'est-ce pas là le son fondamental qui fuse à titre de premier éclair auquel Anantasaktipada fait allusion ? Quant à pratibha, l'intuition, elle n'est qu'un aspect de l'Imprévisible (sahasa ) et de la Connaissance illuminatrice (jnana). Bien qu'elle réside dans tous les êtres, elle ne saurait être visible, à la manière d'un feu recouvert de cendres ; mais si le Maître ou l'étude des traités écartent les obstacles, cette intuition se révèle alors dans sa libre spontanéité.

Le fondement radical duquel surgit soudain la kundalini s'identifie avec la Conscience bien éveillée qui sert de paroi lumineuse sur laquelle se détacheront, en ombres chinoises, les formes diverses de la multiplicité. Ce fondement est la création car l'univers ne se montre que dans une conscience et par son intermédiaire. Sans l'énergie de la conscience l'expérience objective s'avèrerait impossible.

Commentant le deuxième sutra du Pratyabhijnahrdaya : « La Conscience (citi) déploie l'univers sur sa propre paroi en raison de son libre vouloir », Ksemaraja nous fournit une explication non seulement de l'image de la Conscience comme fond immuable des phénomènes utilisée ici par Anantasaktipada, mais aussi de toute sa métaphysique : « L'absorption dans le Soi en sa plénitude (purnahanta) s'accomplit, dit-il, en plongeant le corps, le souffle et les autres facteurs de l'ego dans la saveur du Soi, car l'illustre énergie de la Conscience resplendit comme la paroi sur laquelle se dessinent, toutes les choses. Si elle ne jaillit pas, rien ne jaillira. Cette énergie ne se manifeste qu'en tant que paroi (le fond indifférencié et immuable) mais, obscurcie par les impressions objectives et subjectives, elle apparaît aux êtres soumis à l'illusion comme différenciée bien qu'en réalité elle soit unique ».

Avec payodhara, le support de lait, la Conscience devient le fond sustentateur du multiple. Notre glossateur identifie cette création continuée à une vibration (spanda) de la Conscience, à un acte perpétuellement repris, sans lequel tout sombrerait dans le néant, après avoir émergé l'espace d'un instant. Cet acte de prise de conscience de soi est aussi une notion fondamentale pour les philosophes Trika. Dès les premiers mots de sa glose aux Sivasutra, Ksemaraja chante le spanda: « Victoire à cette Réalité indivise. C'est de son frémissement que tout émane, Réalité de l'Acte vibrant qui prend essor sous forme d'une masse de félicité et de liberté, immortelle et que rien ne dépasse, c'est la Conscience absolue et bénéfique ».

En muladhara, le fondement radical, le son originaire est encore indifférencié tandis qu'un seul et unique éclair illumine la paroi de la Conscience. Mais avec payodhara, le support de lait, la vibration reprend et continue ; se projettent maintenant sur la paroi, et comme extérieurs à elle, de multiples sujets et objets séparés les uns des autres. Pourtant le yogi qui a reconnu le Soi cesse d'être dupe de ce jeu d'images dont il se sait le créateur.

Adhara, le support en sa nudité, est la Conscience qui reploie l'univers en elle-même.

Lorsque les saveurs qui appartiennent aux trois supports n'en forment plus qu'une, on accède à la félicité du Quatrième état. Tout attachement à l'existence est détruit et l'univers ainsi que ses germes se consument dans le feu de la Conscience. C'est l'engloutissement qui donne la plénitude et que Abhinavagupta décrit dans les termes suivants : « Sous l'influence d'une grâce particulièrement intense la maturation des germes n'est plus lente mais forcée et les conditions limitantes s'effondrent brusquement. Voici ce qu'on appelle la saveur de l'engloutissement cosmique. Quand les modalités différenciées s'engouffrent dans notre conscience en raison d'une maturation précipitée, les divinités de la conscience, ou les organes devenus pleinement conscients, jouissent d'un merveilleux nectar d'immortalité. Ils sont assouvis dès qu'on a tout rejeté et qu'on repose dans le cœur ».

Cette notion de cœur correspond chez Anantasaktipada au moyeu vide et apaisé de la roue cosmique, le kha dans lequel on se fixe pour toujours grâce à l'attitude khamudra, le sceau de l'éther de la conscience. « On nomme cette attitude mudra explique Ksemaraja, parce qu'elle consiste en la félicité la plus élevée (muda : joie) et parce qu'elle scelle (mudra) l'univers en elle-même, dans la réalité du Quatrième état ».

Et la Spandakarika (sl. 51) : « Quand il est bien enraciné dans le lieu unique (c'est-à-dire l'Acte, spanda), il s'empare de l'apparition et de la disparition des choses ; par leur contrôle il devient l'agent qui jouit et, en conséquence, le Maître de la Roue ».

L'emploi du terme mudra signifie qu'un certain fonctionnement demeure encore ; cette attitude forme donc une phase de transition entre le Quatrième et le Cinquième états. Bien installé dans le centre unique, le yogi imprègne de conscience les autres états qu'il anime de vie spirituelle.


SUTRA 9
La permanence de l'apaisement en soi-même a lieu pour toujours en vertu du plein déploiement des quatre divinités

Nous venons de voir que le yogi ayant absorbé en lui-même les diverses félicités propres aux trois états ne jouit plus que d'une seule félicité, celle du Quatrième état. Il est donc installé dans ce Quatrième. Mais le neuvième sutra nous montre un yogi fixé de façon permanente dans la paix du Soi, c'est-à-dire dans le Cinquième état, et c'est de là que désormais il déploie indifféremment les trois états de création, de conservation et de destruction auxquels s'ajoute maintenant le Quatrième sous forme d'engloutissement. La Conscience dévorante du Quatrième a englouti la spécificité des trois états qui ne sont plus perçus que dans un Soi parfaitement apaisé. Ce qui correspondrait pour les partisans du Trika, au règne de la grâce. Puis nous verrons (sutra 10) que, franchissant encore un pas, le mystique fait émaner de lui-même, non seulement les trois états et le Quatrième, mais encore l'apaisement qu'il déverse par les organes sensoriels jusque sur les choses perçues.

Afin de bien montrer le caractère subjectif et divin de ces manifestations de l'énergie, Vatulanatha les qualifie de devi, déesses. Son neuvième sutra trouve un parallèle dans un passage du Pratyabhijnahrdaya de Ksemaraja : « Si un véritable yogi pénètre dans le Soi, il obtiendra continuellement la souveraineté sur le cercle inné des divinités de la Conscience qui font émaner et qui résorbent l'univers, car cet univers n'est, en sa vraie nature, que Siva même ».

Ces quatre divinités sont, d'après notre texte, la méditation, l'envie, la soif et la faim. La méditation ou cogitation prend l'aspect de la création puisqu'elle engendre des idées multiples. L'envie correspond à l'existence continuée, parce qu'elle est la cause de la dualité : agent qui saisit et objet saisi. Mais notons que cette dualité n'est désormais que création divine et non erreur asservissante. La soif et la faim sont respectivement destruction et engloutissement total. Ces quatre expressions n'existent que dans ce texte ; par contre les termes udyoga, zèle, abhasa, manifestation en tant que reflet, carvana, mastication, alamgrasa, engloutissement, et visranti, apaisement, sont mentionnés dans le même ordre par les écrivains du Trika qui désignent ainsi la quintuple activité envisagée d'un point de vue purement spirituel et idéaliste, celui du Libéré.

Nous serions curieux de savoir si nos auteurs connaissaient les œuvres d'Abhinavagupta et s'ils avaient lu, entre autres, un passage dans lequel la voie propre à Siva est formulée de trois manières saisissantes par le jivanmukta: « Je crée l'univers entier dans l'éther de la Conscience qui n'est autre que mon propre Moi. Cet univers procède de moi ». Thème que développe la procession des lettres allant de A à Ha et dans lequel aham, Je, prédomine. Vatulanatha l'expose dans ses sutra et spécialement dans ses spéculations sur le Son et sur l'akhatana (sutra 13). « L'univers se réfléchit en moi, je suis le protecteur de l'univers. En méditant ainsi on acquiert l'état de conscience universelle et aussi bhairava, la divinisation d'ordre cosmique, ou aham + sarva ». Tel est le thème du reflet dans la conscience qu'Anantasaktipada évoque dans sa métaphore de la paroi. « Par la flamme de la grande illumination (bodha) qui surgit sans interruption, cet univers se dissout en moi ; il n'est autre que moi. Dès qu'on est pénétré de cette vérité, on entre dans l'état apaisé (visranti) de bhairava ». Tel est le thème de l'efficience de la formule (mantravirya) que Vatulanatha condensera dans son sutra 13.


SUTRA 10
Épanouissement des grands rayons par l'émanation des douze courants

Le dixième sutra nous présente un nouvel approfondissement de l'expérience mystique. Le yogi a pris conscience qu'il est lui-même l'agent du quintuple processus et que l'univers n'est que le déploiement de sa propre nature. Nous citerons, ici encore, Abhinavagupta : « Quand la pensée repose en sa propre essence, à savoir dans la réalité de la Conscience, les organes eux aussi aident la pensée à pénétrer dans le Soi suprême. Cette réalité brille intensément et sans la moindre différenciation au milieu des intérêts et des bonheurs de ce monde, et c'est en Elle que le yoyi repose, après avoir obtenu la gloire des rayons de la plénitude ».

Ksemaraja, lui aussi, va jeter quelque lumière sur notre sutra : « Lorsqu'il pénètre dans l'Ipséité, qui a forme de félicité de Lumière Consciente et d'efficacité de la Grande Formule, l'Énergie de la Conscience qu'il acquiert alors reste invariable dans toutes les conditions. Grâce à cette pénétration, il jouit de la souveraineté universelle (parabhairava) sur la Roue innée des divinités de la Conscience, c'est-à-dire sur l'ensemble des rayons des organes internes et externes qui, libérés de l'illusion, opèrent sans arrêt les multiples créations et destructions de l'univers. Sa souveraineté est due à ce qu'il s'identifie à l'univers ».

Pour comprendre le symbolisme des rayons auxquels on compare les fonctions sensorielles, il est nécessaire de donner quelques précisions sur la Roue cosmique avec laquelle le yogi s'est identifié, « cette roue sans égale qui part du cœur et sort par les ouvertures des organes afin de se répandre dans le champ objectif ». Le centre de la roue, ou le moyeu vide (kha), est l'éther de la conscience, c'est aussi le Cœur, le lieu du repos. La périphérie est constituée par le monde extérieur. Un cercle plus intérieur forme le domaine des organes. La pensée (manas) se meut du centre jusqu'aux organes qui sont comparés aux rayons de la roue. L'homme ordinaire demeure l'esclave de cette roue car, alors même que sa pensée pénètre dans l'akasa du cœur, elle ne peut s'y mouvoir et elle devient inconsciente. Mais si la pensée est illuminée par la grâce, elle peut exercer son activité tout en reposant dans l'éther du cœur, au moyeu de la roue, c'est-à-dire au centre de toutes les opérations. C'est ainsi que le grand yogi devient le maître de ses organes et de l'univers : « Lorsque l'Énergie, cette expansion du Soi qui n'est autre que la roue des rayons du soleil bhairava, se repose dans la Conscience introvertie avec laquelle elle s'est identifiée, alors, à ce moment précis, l'énergie ne fait plus qu'un avec la jouissance du nectar de la suprême félicité par delà l'espace et le temps. Tel est l'absolu ininterrompu, existant à jamais. Après avoir stabilisé cette roue des rayons et avoir savouré ce merveilleux nectar, on demeure heureux en un éternel présent. »

Ainsi à côté de l'intériorisation qu'ont décrit les premiers sutra il existe un ensevelissement épanoui de la conscience, dans lequel tous les organes sont extravertis et déliés ; par lui, on pénètre « jusque dans la véritable nature de l'externe », la totalité des objets sensoriels. En d'autres termes, après être rentrée en elle-même, la pensée illuminée sort dans le champ objectif par l'intermédiaire des organes divinisés et perçoit l'état transcendant jusque dans les activités de l'univers ; « telle est la soudaine vibration de la roue des organes qui se mettent à fonctionner tous à la fois et c'est là l'épanouissement de l'énergie ».

Ce tournoiement universel de la roue, que l'illuminé contemple dans les activités ordinaires, ne peut être vu par l'ignorant qui demeure leur captif : « Chaque fois que la roue des douze organes s'empare de la création, de la conservation et de la destruction, au moment où les organes prennent contact avec leurs objets tandis que le yogi repose indifférencié dans sa propre essence, le sujet conscient devient alors un créateur, un protecteur et un destructeur ; puis, s'il ne se contente pas de ce processus, il engloutit par une maturation forcée les germes de la dualité dans l'état suprême de la Conscience où les organes s'identifient à bhairava. Il est alors l'engloutisseur. Enfin il repose en paix dans la plénitude (visranti) ».

Nous avons vu que les organes du Libéré sont entrés dans le Cœur, puis que le cœur s'est répandu à son tour dans ces mêmes organes qu'il a vivifiés et éclairés. Cette pénétration parfaite que le Trika appelle mahavyapti rend maître de la Roue cosmique.

Citons à ce sujet la Maharthamanjari : « Les voies des organes des sens par lesquelles le yogi appréhende les plaisirs propres aux objets sensibles sont les activités mêmes par lesquelles il remplit de conscience les trois mondes en vomissant son propre cœur »

Et si nous revenons encore une fois à Abhinavagupta : « Tous les objets dont le délivré vivant prend connaissance reposent dans sa conscience comme plongés dans l'unité à une seule saveur ».

Il connaît désormais les êtres « sub specie unitatis » et réside pour toujours en kha, au centre des choses. « Je demeure, nous dit Anantasaktipada, sans être affecté, dans ce grand éther de la Conscience bien que je sois perpétuellement au milieu de toutes les opérations mentales ».

Dès qu'on a fait de la pure Conscience, le Quatrième état, son séjour permanent, un seul état subsiste, la plénitude sans brisure et parfaitement libre, qu'Abhinavagupta nomme le Tout, étant donné qu'il contient tout. Et c'est là ce qu'Anantasaktipada entend par le terme cinquième état. Alors que, dans le Quatrième état, le mystique distinguait encore le sujet de l'objet en dépit de l'intimité de leur union, en turyatita, l'éveil éternel, il ne perçoit qu'un Tout homogène parce qu'il n'est plus lui-même ni introverti ni extraverti et qu'il s'élève au-dessus de la conscience et de l'inconscience. Il a, nous l'avons vu, versé sa conscience dans l'inconscience, puis il a fait pénétrer l'inconscience dans la conscience ; enfin, l'unification étant achevée il parvient à une pure luminosité ou à une parfaite sonorité, dans laquelle le transcendant et l'immanent se confondent.