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BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja














Voie de l'individu.

Dans la voie individuelle le Soi n'est que conscience limitée.



SIVASUTRA ET VIMARSINI DE KSEMARAJA
Lilian Silburn - Diffusion de Boccard - PARIS
LES SIVASUTRA Chapitre III voie de l'individu.


Les Sivasutra ici

1 - LE SOI EST LA CONSCIENCE EMPIRIQUE.
Dans la voie individuelle l'âtman n'est que conscience limitée dont :

2 - LA CONNAISSANCE FORME LE LIEN.
Pourquoi est-ce un lien ?

3 - L'ILLUSION CONSISTE A NE PAS DISCERNER LES CATÉGORIES QUE SONT LES ACTIVITÉS FRAGMENTATRICES, ETC.
Pour mettre fin à toute limite :

4 - Opérer DANS LE CORPS LA RÉSORPTION DES ACTIVITÉS FRAGMENTATRICES. Quatre sont les moyens à utiliser en ce but :

5 - RÉSORBER LES CANAUX, CONQUÉRIR LES ÉLÉMENTS GROSSIERS, S'ISOLER DES ÉLÉMENTS ET SE SÉPARER DES ÉLÉMENTS.
D'où quatre grands siddhi acquis ici avec efforts par un yogin encore victime de l'illusion :

6 - LE POUVOIR SURNATUREL EST DÛ AU VOILE DE L'OBSCURCISSEMENT.
Que ce voile disparaisse, le yogin jouira de l'infinité et, jouissant de l'infinité, il entrera en suddhavidyâ :

7 - GRÂCE À LA VICTOIRE SUR L'OBSCURCISSEMENT, Victoire S'ÉTENDANT À L'INFINI, IL CONQUIERT LA SCIENCE INNÉE.
Étant entré dans la voie de Siva grâce à la pure Science, l'univers n'est pour lui que son propre rayonnement :

8 - VIGILANT, IL A POUR RAYON LE SECOND (l'univers).
Toujours bien éveillé il y joue la pantomime universelle : Description de la libre activité de jeu lorsque la nature réelle, intense et subtile vibration, est atteinte :

9 - LE SOI EST LE DANSEUR.

10 - LE SOI INTÉRIEUR EST LA SCÈNE ; il y assume des rôles multiples.

11 - Ses ORGANES SENSORIELS SONT LES SPECTATEURS.

12 - GRÂCE AU POUVOIR DE L'INTUITION, IL ATTEINT AVEC SUCCÈS LA NATURE RÉELLE.
Son jeu n'est que sa conscience illuminée :

13 - LA LIBERTÉ EST ATTEINTE AVEC SUCCÈS.
Celle-ci consiste à ne pas distinguer l'intérieur de l'extérieur, non seulement en soi-même mais en tout et n'importe où :

14 - TEL IL EST LÀ dans son corps, TEL IL EST AUTRE PART.
Mais s'il déchoit par manque de vigilance, alors dans la voie inférieure, appel à un recueillement perpétuel fixé sur le germe universel, la Conscience :

15 - L'ATTENTION SUR LE GERME doit être fixée.
Moyen de rendre l'attention permanente et de demeurer absorbé dans le lac de la Conscience, source d'où flue l'univers :

16 - ÉTABLI EN Cette ATTITUDE, IL PLONGE AISÉMENT DANS LE LAC.
Alors, grâce à son indépendance, il obtient des pouvoirs surnaturels qui ne sont qu'une gerbe d'étincelles de conscience :

17 - IL RÉALISE UNE CRÉATION FAITE D'UNE PARCELLE DE SOI.

18 - TANT QUE LA pure SCIENCE NE DISPARAÎT PAS, LA NAISSANCE CESSE.
Quand suddhavidyâ émerge de façon permanente, il n'y a plus ni naissance ni mort. Mais qu'elle s'immerge lors de l'aspiration à des pouvoirs limités, et l'illusion l'emporte :

19 - DANS LES GROUPES DE PHONÈMES GUTTURAUX, ETC., LA GRANDE DÉESSE ET LES autres ÉNERGIES, ces MÈRES DES ÊTRES ASSERVIS deviennent les divinités directrices qui égarent les êtres manquant de vigilance et captifs du discours ; c'est pourquoi, en toute vigilance :

20 - LE QUATRIÈME DOIT ÊTRE RÉPANDU SUR LES TROIS AUTRES COMME DE L'HUILE.
Comment accomplir ceci ? Le yogin pénètre d'abord en turya par une prise de conscience de Soi illuminée :

21 - UNE FOIS IMMERGÉ dans le Quatrième, QU'IL PÉNÈTRE dans les trois états À L'AIDE DE SA PROPRE CONSCIENCE INTÉRIORISÉE. Puis il retourne dans la voie de Siva ; et voici comment il effectue la kramamudrâ :

22 - QUAND LE SOUFFLE FONCTIONNE DE FAÇON ÉGALE, IL PERÇOIT L'ÉGALITÉ en toutes choses à l'issue du samâdhi. Mais s'il renonce à la pratique égalisatrice de la kramamudrâ et se contente du Quatrième état, ne s'absorbant pas en turyâtïta :

23 - UN ÉCOULEMENT INFÉRIEUR a lieu au cours de L'ÉTAPE INTERMÉDIAIRE.
Il retombe dans la voie inférieure au niveau le plus bas du Quatrième état ; mais s'il demeure vigilant :

24 - À NOUVEAU QUAND IL SE RECUEILLE INTENSÉMENT SUR SES EXPÉRIENCES DU JE EN LES UNISSANT AUX ÉTATS OBJECTIFS, RESURGIT CE QUI ÉTAIT PERDU.
Étant conscient dans toutes ses activités, sa pure Conscience réapparaît, d'où son retour dans la voie de Siva ;

25 - IL DEVIENT PAREIL À SIVA.
Mais ce n'est qu'après la mort qu'il lui sera identique. Sa routine quotidienne :

26 - LES FONCTIONS DU CORPS FORMENT SON OBSERVANCE RELIGIEUSE.

27 - SA CONVERSATION EST RÉCITATION, mantra véritable,

28 - LA CONNAISSANCE DU SOI EST LE DON.
Son activité quotidienne : conférer la connaissance du Soi à ses disciples.
Comme un bon berger il les protège :

29 - IL REMPLIT LE RÔLE DE BERGER CAR IL EST SOURCE DE CONNAISSANCE.
Hauts et bas de sa gloire : de nouveau, dans la voie de l'énergie, description de son propre épanouissement :

30 - L'UNIVERS EST L'EXPANSION DE SA PROPRE ÉNERGIE.
Il voit le monde comme une masse d'énergie :

31 - MAINTIEN ET RÉSORPTION de l'univers sont aussi l'expansion de son énergie.

32 - BIEN QUE CES états FONCTIONNENT, LUI NE S'ÉCARTE PAS DE SA NATURE DE SUJET CONNAISSANT.
Car ce yogin :

33 - CONSIDÈRE COMME EXTÉRIEURS à lui PLAISIR ET DOULEUR.

34 - PARCE QU'IL EN EST COMPLÈTEMENT LIBÉRÉ, On le dit ISOLÉ.
Si plaisir et douleur ne se fondent pas dans l'égalité, le yogin retombe dans le karma, l'engrenage de l'acte et de sa fructification :

35 - PAR CONTRE CELUI QUE RESTREINT L'OBSCURCISSEMENT EST FAIT D'ACTES KARMIQUES.
Il en est le jouet et non celui qui s'en joue.

36 - UNE FOIS LA DIFFÉRENCIATION ÉLIMINÉE, IL EFFECTUE UNE AUTRE CRÉATIVITÉ, d'ordre divin, à condition de rester conscient de sa propre essence. Il comprend la cause de cette faculté qu'il possède de créer à volonté :

37 - CHACUN ÉPROUVE PAR SA PROPRE EXPÉRIENCE L'ÉNERGIE CRÉATRICE au cours du rêve ; il comprend alors de quelle puissance créatrice jouit le Soi. Que faut-il faire dans la voie individuelle pour posséder une telle énergie ? Reprenant l'animation à partir du début, il doit à l'aide du Quatrième :

38 - ANIMER LES TROIS ÉTATS.
Puis dans la voie de l'énergie, il utilise ce même moyen mais au niveau de la haute parole, la voyante (pasyantî), et anime les trois états :

39 - DANS LE CORPS, DANS LES ORGANES ET DANS LES OBJETS EXTERNES COMME IL LE FAIT AU NIVEAU DE LA CONSCIENCE intériorisée, accomplissant ainsi une création divine du monde dit objectif. S'il n'est pas vigilant et si une ombre de désir subsiste en lui ou que des tendances résiduelles l'inclinent vers quelque objet :

40 - EN RAISON DE SON PENCHANT, SE DIRIGEANT VERS L'EXTÉRIEUR, IL EST « TRAÎNÉ ».
Mais dès que sa conscience est fermement établie dans le Quatrième état, alors ce penchant disparaît et il jouit de liberté :

41 - SA CONNAISSANCE FERMEMENT ÉTABLIE DANS LE quatrième, GRÂCE À LA DISPARITION DE CE penchant L'INDIVIDUALITÉ DISPARAÎT COMPLÈTEMENT.
Retour à la voie divine. Ce qu'est la nature absolue (kaivalya) quand le je limité a disparu : bien que le yogin réside dans un corps celui-ci n'est pour lui qu'une cuirasse, car il n'y investit pas son moi :

42 - LES ÉLÉMENTS n'étant pour lui qu'UNE CUIRASSE, ALORS COMPLÈTEMENT LIBRE, IL EST ÉMINEMMENT SEMBLABLE AU SOUVERAIN, LE SUPRÊME.
Il est recouvert des éléments corporels mais non du désir. Semblable à Siva, non point identique à lui car :

43 - L'UNION AU SOUFFLE DE VIE EST NATURELLE.
Elle ne peut être évitée. Mais même uni au corps, si le yogin demeure vigilant, bien établi au Centre :

44 - AYANT MAÎTRISÉ la Conscience RÉSIDANT AU CENTRE INTIME DU SOUFFLE NASAL, QUE LUI IMPORTE LE parcours DU SOUFFLE DANS LES CANAUX DE GAUCHE, DE DROITE OU DU MILIEU ?
Fruit de ce yoga : l'illumination ininterrompue qui n'est nullement nouvelle ; depuis toujours il la possède :

45 - DE NOUVEAU IL Y A RÉOUVERTURE DES YEUX.
Réapparition de la nature divine, l'univers entier surgit de la Conscience absolue chez le libéré vivant actif en ce monde.



1-2

Le troisième chapitre propose une nouvelle définition de la conscience. Si le premier, qui traite de la voie de Siva, définit la Conscience divine (caitanya) comme la réalité même du Soi, si le second, au niveau de l'énergie, définit la conscience (citta) comme parole sacrée (mantra), le troisième chapitre qui décrit la voie de l'individu, envisage la conscience comme conscience empirique (citta) liée à un soi limité par l'impureté de finitude (ânavamala). Le Je a perdu conscience de son éternité, de son omniscience et de son omniprésence, il est réduit à un anu, un ' fragment '. Scindée du tout, engourdie dans la matière, cette conscience individuelle d'un être victime de l'illusion ne sait plus qu'elle porte en elle toute la conscience de l'univers. Ayant rétréci son champ de conscience, l'individu vit dans un instant coupé de l'éternité et dans un espace restreint parce qu'il s'attache à l'intelligence, à la pensée et au je factice, lesquels constituent les trois moments successifs de la conscience individuelle. En effet, au premier moment, celui de la compréhension, son intelligence (buddhi) saisit avec précision et certitude ce dont elle veut jouir en ce monde différencié ; au deuxième, moment de la conception (samkalpa) propre à la pensée (manas), celle-ci s'installe dans la compréhension et cherche les moyens de réaliser le désir. Au Troisième moment enfin la conscience s'attache au moi qu'elle surestime (abhimâna) par la faute du je factice (ahamkâra) qui réalise le désir.

S'attachant aux trois qualités (guna) la conscience s'individualise et s'asservit : elle devient intelligence (buddhi) en s'unissant à la luminosité (sativa), elle fait office de pensée en s'alliant à l'activité entachée de désir (rajas) et elle se façonne un moi quand elle s'unit à l'inertie ou opacité (tamas) qui lui cache le Je véritable.

Prenant ainsi appui tantôt sur la clarté intellectuelle, tantôt sur l'activité, tantôt sur l'inertie inconsciente, le Soi n'est plus qu'errance (selon une étymologie fantaisiste où âtman dérive de at) : il va et vient à travers naissances et morts répétées, c'est-à-dire dans le monde fallacieux du multiple, parce qu'il a oublié sa propre essence ou Conscience absolue qui est le propre de la seule et pure Réalité.

Toutes les connaissances de cet ' individu ' ne sont que lien, car lorsque la Connaissance perd son caractère d'indifférenciation et d'universalité, elle se transforme en puissance d'illusion, de servitude et s'exerce dans un monde mutilé. Ainsi l'homme ordinaire est privé à jamais de la connaissance indifférenciée (nirvikalpakajnâna), tandis que le yogin dans la voie de l'énergie possède de temps à autre la connaissance indifférenciée et libératrice du Quatrième état. Pourtant, si la connaissance entachée de dualité fait errer l'individu de lieu en lieu et l'empêche de franchir le cercle des qualités (guna), voici que Ksemarâja, citant le Vijnânabhairava, dégage un paradoxe et montre l'issue.

Selon ce tantra la connaissance et le Soi ne font qu'un ; dans la connaissance il y a le connaisseur et dans le connaisseur, la connaissance. Dès lors comment une telle connaissance peut-elle être un lien, et si elle est un lien, que faire pour le briser ? Ksemarâja répond que l'énergie divine se présente sous un double aspect : énergie d'illusion à la source de la servitude et énergie de grâce qui coupe les entraves en faisant resplendir la connaissance comme identique au sujet connaissant. Tant qu'on ignore que tout est connaissance, celle-ci reste un lien invincible, mais ce n'est là qu'ignorance, c'est-à-dire connaissance limitée et erronée, l'errance est dénuée de réalité, de sorte qu'il n'y a pas de contradiction entre les deux définitions du Soi, le Soi illimité du I, 1 et l'individu transmigrant du III, 1.

La prise de conscience salvatrice va donc démasquer l'erreur, ce qu'enseigne le sûtra suivant.



3

L'illusion consiste à ne pas discerner la nature véritable des catégories qui vont de l'activité fragmentatrice, kalâ, jusqu'à la terre et qui sont dites impures.

Rappelons que la manifestation comporte d'abord cinq purs tattva, catégories ou niveaux de la réalité sur lesquels seule règne la pure Science (suddhavidyâ). Puis viennent les 31 catégories dites impures qui, régies par l'illusion, forment le devenir (samsara).

Sous l'influence de l'énergie fragmentatrice, qui n'est nullement un principe statique puisque kal- inciter, implique mouvement et dynamisme, l'homme se dissocie de l'activité universelle. Il va désormais vivre dans un univers limité, nanti d'un corps subtil et d'un corps ordinaire constitué d'éléments grossiers.

Ayant perdu la connaissance indifférenciée (nirvikalpakajnâna), il perçoit les catégories comme distinctes du Soi et donc impures. En raison de cette erreur fondamentale, la Réalité ne se révèle plus pour lui dans toute sa plénitude et il s'adonne à connaître, à vouloir, à aimer de façon limitée des objets limités. Ainsi il s'attache, se circonscrit et s'entrave lui-même. C'est là déchoir et succomber à l'illusion. Mais percevoir comme purs et indifférenciés tous les tattva, savoir que son propre corps est identique à tous les corps, c'est au contraire se libérer et échapper à la maya.

Les cinq cuirasses obscurcissent et paralysent les énergies divines comme le montre le Tantrasadbhàva. Sa conscience et sa félicité disparues, l'homme n'a plus qu'un savoir et une inclination limités. Au champ de vision restreint correspond une activité elle aussi restreinte, assujettie à la distinction du bien et du mal. Rien n'échappe à l'attraction du désir, pas même la voie libératrice qui devient aisément un lien si on lui reste attaché bien qu'on ait découvert une voie supérieure.

Toutes les actions et les connaissances de l'être négligent le privent de pure Science et l'asservissent tandis que les actes et les pensées, aussi ordinaires soient-ils, conduisent l'être ardent et vigilant à la suprême Conscience.



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Le quatrième aphorisme montre comment, afin d'échapper à l'illusion, on peut dans la voie inférieure résorber les énergies fragmentatrices par une double méthode de méditation (dhyâna) qui utilise une contemplation intense ou pratique mystique (bhâvanâ) dont on comprend l'efficience quand on sait que le monde n'est autre en réalité que ce que l'on contemple.

On imagine d'abord que les énergies se résorbent les unes dans les autres, de proche en proche, le grossier se fondant dans le subtil qui se fond dans le suprême, leur cause ultime indivise. On remonte ainsi progressivement à travers les cinq stades de la manifestation dont le cinquième, formé de la terre, a pour monde inférieur kalâgnirudrabhuvana ; le quatrième renferme 23 catégories s'étageant de l'eau à la nature ; le troisième comprend sept tattva, de l'esprit (purusa) à l'illusion ; le deuxième les trois pures catégories, science véritable, souveraineté et éternel Siva ; le premier contient les deux purs tattva, Siva et l'énergie. Paramasiva en tant que Tout indivis, transcende ces kalâ.

Comme ces énergies (kalâ) résident dans l'homme, ses trois corps se résorbent en même temps que les catégories qui le constituent : le corps ordinaire, à l'échelle du sensible, dont La conscience est assimilée au seul état de veille et que perçoivent les sujets munis d'un corps ; le corps subtil appelé octuple forteresse; (puryastaka) au niveau du rêve et que seul connaît le sujet muni d'un corps subtil : le corps suprême, au niveau du sommeil profond, qui échappe à la pensée et qui relève du sujet doué de souffle (prânapramâtr), corps à ne pas confondre avec le corps du sujet relatif au vide (sûnyapramâtr) lequel ne fait pas partie du samsara. Le corps suprême s'achève au seuil de l'énergie égale (samanâ), onzième des douze étapes de la réalisation de AUM.

Quand le corps ordinaire pénètre dans le corps subtil, le corps subtil dans le corps suprême, et que simultanément la veille entre dans le rêve et le rêve dans le sommeil profond, lorsque ce dernier pénètre dans le samâdhi, on a rejoint la plus haute kalâ après avoir remonté de cause en cause jusqu'à l'énergie apaisée, au-delà de toute pensée (unmanâ), là où connaisseur et connaissance ne font qu'un, là où seul demeure Siva omniprésent.

Telle est la pratique nommée layabhâvanâ, contemplation de l'engloutissement, qui s'effectue en trois mouvements successifs.

Selon l'autre méditation, le yogin imagine avec intensité que le feu embrase le monde entier. Ce feu, nommé kâlâgnirudra et qui a pour siège l'orteil droit s'élève jusqu'à la tête en consumant tout. corps et univers. Il en résulte une grande paix.

Bien que le moyen le plus élevé sur la voie inférieure soit la méditation qui met en œuvre la contemplation, Ksemarâja fait ici allusion à d'autres pratiques de la voie de l'énergie qui y sont associées.



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Le cinquième sûtra examine les autres activités propres à la voie de l'individu et qui servent de moyens pour obtenir une parfaite méditation (dhyâna) et pour la consolider ensuite, car il ne suffit pas d'acquérir, il faut s'emparer définitivement de l'acquis, ce qui est précisément source de difficulté dans cette voie. C'est là l'œuvre de bhâvanâ, la pratique mystique faite de contemplation active. La résorption des canaux par le contrôle du souffle (prânâyâma) a pour but de dissoudre les deux souffles, ascendant et descendant, dans la voie médiane, puis d'élever le souffle ou kundalinî. Ksemarâja cite à ce sujet un passage du Svacchandatantra qui mentionne deux pratiques différentes de contrôle du souffle : tous les hommes peuvent réaliser la première en s'exerçant sur le souffle externe ou grossier. La purification des canaux consiste à expirer puis à inspirer l'air alternativement par la narine droite puis par la gauche et à retenir le souffle pendant des périodes de temps qu'on allonge progressivement jusqu'à ce qu'on maîtrise les trois moments de la respiration : inspiration, expiration et rétention.

Mais il existe une purification intérieure du souffle dont les trois moments opèrent au centre, dans la voie médiane et seulement durant le samâdhi. Une telle purification n'appartient qu'à un yogin avancé qui s'adonne à diriger son énergie kundalinî jusque dans la tête.

Abhinavagupta disait à ce sujet : « Quand le souffle vital abandonne les passages de droite et de gauche et suit la voie centrale ascendante, ce mouvement détermine alors la fonte de toute la dualité comme celle du beurre congelé et donne naissance à l'unité. Telle est la fonction du souffle ascendant (udâna) qui correspond au Quatrième état. » (I. P. v. III, 2.20).

La pratique porte essentiellement sur la rétention du souffle intériorisé et relève uniquement du corps subtil. L'expiration toute intérieure (recaka) consiste à diriger le souffle du cœur vers le nombril de façon naturelle grâce à une très légère poussée ; puis l'inspiration, intérieure elle aussi (pûraka), reprend le souffle. La retenue (kumbhaka) ne comporte pas la moindre agitation car elle s'effectue spontanément tandis que la rétention ordinaire, relevant du contrôle grossier du souffle, comporte un arrêt brusque exécuté en toute conscience et non sans un certain effort, ce qui n'est pas sans danger.

La conquête des cinq éléments par la concentration (dhâranâ) ainsi que les pouvoirs extraordinaires qui en découlent sont décrits avec précision dans le Svacchanda : pour contrôler le vent circulant dans le corps on se concentre sur l'air situé dans le gros orteil du pied gauche et l'on se guérit de certaines douleurs ; on se concentre sur le feu dans le nombril pour remédier à l'insuffisance de chaleur corporelle ; sur la terre dans la gorge pour grossir, sur l'eau dans la glotte si l'on manque d'eau, enfin on se concentre sur l'éther au sommet du crâne pour acquérir une application soutenue, apte à conférer tous les pouvoirs souhaités.

Isoler la conscience des éléments à l'aide de la rétraction de la pensée (pratyâhâra) consiste à éloigner la pensée du champ objectif pour la diriger vers le centre du souffle et la soustraire ainsi à l'influence des organes sensoriels et des objets extérieurs. Ceci implique à nouveau un mouvement intériorisé du souffle (samcârana) qui se dirige du cœur jusqu'au nombril où souffle et pensée demeurent sans osciller, apaisés, au lieu de suivre leur cours naturel, à savoir vers le cœur pour le souffle inspiré et vers le monde externe pour la pensée. Le yogin parvient alors à la quatrième étape.

Les éléments grossiers et subtils ne se reflètent plus dans la conscience et celle-ci devient transparente puisque aucune ombre ne l'obscurcit.

La séparation définitive de la conscience et des éléments à l'aide du samâdhi s'effectue par-delà le Quatrième état (turyatita) et permet d'atteindre la liberté absolue, au sommet des étapes de la pratique de AUM, en l'énergie apaisée transcendant la pensée (unmanâ), là où le yogin s'identifie à Siva et possède les attributs divins.

Le présent aphorisme a le même sens que le 20e du premier chapitre, à la différence que le yogîndra de la voie de Siva se sépare des éléments et fusionne avec l'univers spontanément alors que le yogin de la voie inférieure doit s'y exercer avec effort et assiduité.

Ces divers exercices de yoga ont pour but de maîtriser les éléments auxquels l'homme ordinaire reste assujetti. Mais n'oublions pas que les siddhi ne sont que temporaires s'ils ne tendent pas uniquement à la Conscience ultime dont l'éclatante révélation efface tout désir de puissance surnaturelle.



6-7

Le sixième aphorisme met en garde contre ces pouvoirs entachés de dualité : acquis par les exercices spirituels que l'on vient de décrire, ils n'en apparaissent pas moins chez un yogin encore en proie à l'obscurcissement, car l'illusion continue à jouer un rôle dans l'acquisition même de ces pouvoirs. Ils ne servent donc pas à parvenir à la suprême Conscience ; ils proviennent d'un manque de vigilance et font obstacle à la réalisation du Soi, seule véritable efficience (siddhi).

Dans le Laksmïkaulârnavatantra, Siva ou le grand yogin qui s'identifie à lui, est dit svayambhû ' qui existe par soi-même ', par sa propre liberté, et jouit spontanément de l'illumination. Quant à celui qui afin d'acquérir des pouvoirs s'éloigne de ce trésor sempiternel exempt de dualité, il ne prendra jamais conscience de son identité au Dieu.

Par contre pour qui n'est plus saisi par les griffes d'une telle illusion et ne vise qu'à l'absorption parfaite en Siva, ces exercices de yoga prennent un sens nouveau que l'on trouve uniquement dans le tantrisme :

Asana. La véritable posture consiste à se tenir fermement à la jonction entre souffles inspiré et expiré, à savoir en madhyaprâna, le souffle du milieu, et là, établi en toute vigilance, on obtient l'énergie cognitive ; c'est là aussi que le souffle grossier en s'intériorisant devient de plus en plus subtil puis suprême. C'est là encore que naît la vibration ; et à mesure que la vigilance augmente, la vibration s'accroît et s'intériorise. Une telle vigilance atteinte, il n'y a plus de danger de déchoir de la Conscience. Ainsi s'opère le véritable contrôle du souffle (prânâyâma) qui n'a lieu qu'en samâdhi, lorsqu'on se tient constamment au Centre, en intériorisant le souffle durant l'ascension de udâna ou kundalinî. On atteint la vibration (spandana) du plan suprême propre au pur Sujet conscient (citpramâtr),

Pratyâhâra. A l'issue du contrôle du souffle, le yogin dont les organes intériorisés deviennent subtils éprouve en son cœur (celas) une précipitation de sons aptes à le faire tomber au niveau de la conscience ordinaire. Sans y prêter attention, en gardant son cœur très vigilant, il doit s'immerger plus profondément dans le suprême domaine, en pleine conscience, et briser ainsi les dernières attaches qui le relient au samsara. Telle est la véritable rétraction de la pensée (pratyàhâra) qui l'isole de la dualité.

Dhyâna. La méditation à laquelle il s'adonne revêt plusieurs degrés : objective d'abord quand il médite sur les qualités de Siva qui se présente alors comme objet de méditation ; ensuite il doit dépasser ce stade en faveur d'une méditation purement subjective, sans objet à connaître, puisque Siva, lumineux par lui-même, ne peut être objet, lui, le Sujet absolu. C'est donc en son cœur et grâce à la vraie méditation que le méditant découvre le Sujet.

Dhâranà. Par cette concentration qui ' garde et protège ' (dhâryate) on s'empare et retient à jamais la Conscience suprême qui confère une libération définitive. Au-delà de dhyâna qui a révélé le pur Sujet dans l'extase du Quatrième état, dhâranâ, centrée sans interruption sur ce Sujet, mène de turya à turyatita extase répandue dans tous les états y compris la veille et le sommeil.

Samâdhi, La profonde absorption dépasse encore l'étape précédente du fait qu'elle est cosmique ; par elle on s'établit défintivement à même l'identité de Siva, du Soi et de l'univers, toujours et partout ; il s'agit donc de turyatita. Le yogin éprouve désormais dans ses activités ordinaires ce qu'il éprouvait en dhâranâ quand il se concentrait perpétuellement sur le pur Sujet. Autrement dit son énergie se déploie spontanément en une activité non-égocentrique (kriyâsakli). Grâce au samâdhi il ne voit que la seule Réalité en tout — en soi-même, en autrui, en son corps comme dans tous les corps.

Lorsque l'illusion, entièrement conquise, disparaît, le yogin jouit de l'infinité, et dès qu'il jouit de l'infinité, il pénètre dans la pure Science.

Sans fin est l'illusion qui a ses racines dans les impressions inconscientes déposées par les innombrables expériences de la différenciation. Il ne suffit donc pas d'éliminer les erreurs et l'obscurcissement (moha) ; il faut parvenir jusqu'à leur source, car tant que subsistent leurs vestiges on ne pourra surmonter obscurcissement et confusion ni posséder la véritable Science mystique.

Mais cette science n'appartient-elle pas à la voie de Siva ? C'est que la voie de l'individu mène ici à la voie divine que caractérise justement suddhaviduâ, science qui n'est autre que la diffusion omnipénétrante de Siva dans l'univers, vyâpti, inhérence de la Conscience universelle à Siva.

Une telle diffusion se produit en deux temps : le yogin commence par tout voir dans le Soi puis il finit par tout percevoir en Siva, le Soi universel. Avec âtmavyâpti il jouit de l'intériorité, le Soi en lequel inhère la Conscience, et grâce à cette source d'efficience qu'est le spanda ainsi découvert en son propre Soi, il peut connaître et accomplir ce qu'il veut. Mais s'il se détourne de ces pouvoirs surnaturels et infuse sa conscience dans le Soi universel afin de reconnaître la vibrante Réalité en sa plénitude, il jouit alors de sivavyâpti, inhérence de la Conscience universelle à Bhairava. Seule demeure l'essence divine après avoir tout absorbé, corps, Soi et univers en sa multiplicité car la même énergie libre et toute puissante revêt ces divers aspects.

Comme sivavyâpti s'établit à la phase finale de douze énergies phoniques de plus en plus subtiles qui se succèdent dans renonciation de la syllabe AUM, une brève description de ces phases est indispensable.

Le yogin brise ses liens au cours des dix premières étapes de la poussée ascendante (prânoccâra) de l'énergie intériorisée appelée kundalinï. C'est dans le souffle du milieu dit hamsa, ce point où fusionnent inspiration et expiration (H et S), que le yogin doit éprouver les onze mouvements de AUM, ainsi épanouira-t-il la voie médiane :

1-4. Les trois premières étapes de la récitation des phonèmes A, U, M font place à la 4e, le bindu, nasalité qui prolonge le M, point qui note anusvâra en lequel se résorbe l'univers objectif. Textuellement ' goutte ', énergie très concentrée, le bindu est la pleine lune en tant que totalité de l'énergie, et son unique more contient tous les phonèmes.

Quand on commence à réciter la syllabe sacrée, signifié et signifiant sont encore séparés ; mais on atteint finalement une connaissance exempte de dualité dans laquelle les trois phonèmes se fondent les uns dans les autres.

Le bindu se divise en deux mores (ardhamâtra) (phonèmes si subtils qu'on ne peut les énoncer puisqu'ils ne sont que souffle)

il devient alors :

5. Ardhacandra, demi-lune, qui figure dans la graphie de AUM.
Tous les phonèmes s'y dissolvent.

6. Nirodhikâ, dynamisme du montra, est une étape que les dieux eux-mêmes ne peuvent franchir. Le bindu demeure alors de façon permanente dans la voie du milieu.

7. Nâda est la résonance inaudible et éternelle dont on prend conscience quand la puissance de la formule commence à se perdre dans la pure énergie.

8. Nâdânta « fin de la résonance » est ainsi nommée car la résonance se dissout dans l'énergie divine, sa source, tandis que signifiant et signifié ne font qu'un.

9. Avec sakti, l'énergie, le yogin aborde la Conscience universelle. Cette pure énergie ou puissance créatrice est une vibration infiniment subtile. A ce stade qui relève du Sujet connaissant plein de félicité, il commence à réaliser le Soi et c'est là ce qu'on appelle techniquement âtmavyâpti, inhérence au Soi en tant que Conscience absolue.

10. En vyâpinï, énergie omnipénétrante, le Soi est très apaisé. Percevant toutes les activités comme une expansion de sa propre félicité, le yogin commence à remplir l'univers de ses énergies.

Ces dix étapes préparent la onzième :

11. Samanâ, énergie égale qui chasse la servitude et, comme elle met définitivement fin à la pensée dualisante, elle est toujours nirvikalpa.

L'énergie du souffle dite hamsoccâra (souffle H, dynamisme émetteur non manifesté) sous forme d'un soc de charrue se déploie spontanément dans la voie du milieu.

Substrat paisible de la manifestation, l'énergie samanâ renferme en elle-même tous les niveaux de la réalité. Bien que tournée vers la manifestation, elle est exempte du désir d'engendrer. En effet, elle transcende l'espace et « pressure » le temps.

Le Soi se révèle à cette étape d'inhérence de la Conscience au Soi (âtmavyâpti). La servitude éliminée, le yogin atteint la libération ou de façon plus précise, l'isolement (kevalatâ). Telle est la victoire sur l'illusion.

12. Unmanâ, la Réalité immuable et apaisée, transcende toute activité mentale (un-manam) car les résidus inconscients de la dualité ont disparu ; le yogin s'élève au-dessus du Sujet très pur (pramâtr) qui se plaît à la seule subjectivité (ahantâ) pour devenir le Sujet suprême et universel (parapramâtr), Je en sa plénitude (pûrnâhantâ) lequel déverse la subjectivité dans l'objectivité et l'objectivité dans la subjectivité. Doué de Science universelle, il n'y a pas de chose dans l'univers qui ne lui paraisse identique à la Conscience divine, et donc parfaite.

En ces conditions on comprend combien profond est le fossé qui sépare samanâ de unmanâ ou, sous un autre angle, âtmavyâpti de sivavyâpti. En fait Siva est le même ici et là en son essence, seul son état diffère : il est limité par le Soi dans la première phase et sans limite dans la seconde. En d'autres termes, en samanâ le yogin continue à discerner bien et mal, pensée et absence de pensée, et il repousse l'illusion ; dès lors une certaine distinction subsiste à ses yeux entre Siva et le monde différencié. Au contraire, en l'énergie suprême unmanâ, il ne perçoit aucune différence, même plus entre conscience ordinaire et conscience absolue. Tout est pour lui divin ; il est donc vraiment libre puisqu'il s'est identifié à Bhairava, Conscience et félicité indivises.

En conséquence la Réalité du Soi (âtmatattva), aussi importante et indispensable soit-elle, doit être délaissée au profit de celle du Soi suprême (paramâtmatva). C'est alors qu'on découvre la Science universelle relevant de l'énergie unmanâ et que l'on réalise Siva sous tous ses aspects dans l'asservissement comme dans la liberté.

Paradoxalement, à ce niveau c'est grâce à la pensée même ou au désir que l'on atteint le non-mental (l'énergie unmana] car Siva est perçu jusque dans les activités quotidiennes, la libre énergie du Seigneur se manifestant toujours pleinement et sous quelque forme que ce soit.

Selon le verset cité du Svacchandatantra, la pure Science consiste à éprouver les qualités éternelles de Siva, son omniscience, sa toute-puissance, à la fois comme ' bodhanâ ' quand y est infusée la compréhension du Soi acquise de façon définitive, et comme ' varjanâ ' en niant la négation même de la Conscience universelle. A ce moment la splendeur de la Conscience se dévoile et l'on jouit de façon définitive de sa véritable nature, le Soi absolu.

Les sûtra suivants (de 8 à 17) ne quittent pas la voie de Siva quand ils décrivent l'inhérence de la Conscience à Siva (sivavyâpti) : le jnânin devenu omniprésent et omniscient remplit l'univers entier. Le sûtra 8 s'attache à la vision propre au bhairava, les 9-12 à son jeu cosmique, le 13 à sa liberté sans limite, les 15-17 à la manière dont il déploie la fantasmagorie de l'univers.



8-9

Par une vigilance intense le jnânin, conscient d'être le Sujet absolu, obtient la félicité universelle (jagadânanda) et éclaire, de sa lumière consciente, le monde qui lui apparaît comme sa propre expansion, simple manière d'être de la conscience du Je.

Tandis que Soi et univers, intériorité et extériorité, forment deux rayons distincts chez l'homme ordinaire, ils n'en forment qu'un chez le bhairava.

Pour que l'univers devienne l'irradiation de sa propre lumière, le jnânin doit prendre vivement conscience de son identité à la pure Science qui l'éclaire et y pénétrer en un seul instant, de tout son être. Alors seulement il remplit l'univers comme ne faisant qu'un avec lui ; et partout il ne voit que le jeu d'une divine Conscience.

Selon la Sarvamangalà, l'univers n'est que l'énergie de Siva. Et le Vijnânabhairava précise que le yogin éprouve la Conscience universelle dans le domaine des organes sensoriels, goûts, odeurs, formes, sons, etc., puisqu'elle est toujours présente.

Il s'agit donc de sivavyâpti au-delà de âtmavyâpti. Même si l'on ignore cette conscience, c'est dans la Conscience que réside cette ignorance. Rien ne peut être repoussé hors de la Conscience, et jamais celle-ci ne subit la moindre diminution. Même absente, elle est là, omniprésente, d'où sa plénitude.

Pour celui qui réside perpétuellement dans la Conscience universelle, toutes ses expériences relèvent d'un ballet où il fait office de danseur.

L'allégorie du danseur a une grande portée dans le Sivaïsme qui considère Siva comme le Roi des danseurs (nalarâja). C'est en effet en dansant qu'il déploie son énergie créatrice, en dansant encore qu'il disperse les ténèbres de l'ignorance, piétine les liens des êtres enchaînés et les conduit ainsi à la délivrance.

De son côté le yogin, parvenu au sommet de la lente progression propre à la voie individuelle et qui a traversé la voie de l'énergie, atteint l'état de Siva et devient à la fois le spectateur et le danseur qui déploie la pantomime universelle sur l'écran immuable de sa conscience. Sur cette paroi lumineuse les apparences de la réalité phénoménale miroitent et se détachent en ombres mouvantes. Demeurant en ce monde il vaque à ses occupations tout en sachant que son activité se déroule à l'intérieur de la Conscience divine.

Mais il arrive que le danseur cache par les reflets de son jeu l'écran de pure conscience ; c'est lui qui, d'après l'hymne à la Déesse, recouvre le Soi de tuniques (kosa) qui le dissimulent tout en le protégeant, car il en prend, nous dit-on, grand soin.

Les ignorants, victimes du jeu, sont donc comme des marionnettes actionnées par l'acteur cosmique. Ils n'échappent ni à la souffrance ni au plaisir. Mais celui qui jouit de Science mystique, tel le grand danseur Siva, masque par sa danse sa véritable nature, s'amusant à assumer pour le public les rôles si variés de veille, de rêve et de sommeil. Cachée aux ignorants, son essence rayonne à ses propres yeux et tel Siva, il ne s'identifie pas à ses rôles ; jamais il n'en est dupe puisqu'il déborde de Conscience.

Il n'est pas non plus assujetti à des tâches ou à des devoirs car il a accompli ce qu'il devait accomplir : reconnaître sa véritable essence. Il est donc libre et toujours détaché à l'égard du jeu cosmique auquel il prend joyeusement part.



10-12

Tout en lui, son intelligence comme l'ensemble de ses organes participe à sa danse et à sa mimique expressive lesquelles ont pour véritable théâtre le Soi intérieur, son propre cœur. Cette pantomime est spontanée et libre, même si elle semble manifester à l'extérieur sa vibration purement intérieure. Les mouvements qui l'exécutent doivent leur perfection à ce que l'intelligence ne perd jamais contact avec le Soi. Purifié, ayant perdu ses limites, on ne désigne plus l'intellect par buddhi mais par dhî et dhisanâ, intuition, sapience, et c'est désormais grâce à elle que le yogin s'éveille à la très subtile vibration intérieure (ântaraparispanda), expression de la libre énergie, flot spontané et vibrant s'écoulant du coeur bien absorbé dans la Lumière vivante qui perpétuellement scintille et fulgure, celle du suprême Je conscient.

Sur cette vibration (sphurattâ) Abhinavagupta écrit deux beaux vers cités par Mahesvarânanda et qui illustrent l'épanouissement de la connaissance et de l'activité du mystique : « Siva conscient, libre, d'essence transparente, sans cesse vibre, et cette suprême énergie monte à la pointe extrême des organes sensoriels. Il n'est plus alors que jouissance, et cet univers tout entier apparaît lui aussi vibrant. En vérité je ne vois pas où pourrait se loger cet écho qu'est la transmigration! »

Par l'expression ' sâttvikâbhinaya ' Ksemarâja, qui écrivit aussi des commentaires sur l'esthétique, réfère au jeu naturel et ' essentiel ' de l'acteur, lequel, pour vibrer et faire vibrer les spectateurs, doit constamment puiser aux sources de l'intimité — le Soi —, vivre l'instant jaillissant tout frémissant d'une véritable émotion.

La représentation des sentiments étant un des moyens qu'utilisé le dramaturge pour éveiller une profonde impression chez les spectateurs, ces derniers doivent, eux aussi, posséder une intelligence fine, lucide et désintéressée pour déceler les émois subtils que suggèrent les gestes et les attitudes de l'acteur. Ils doivent avoir du cœur (le sahrdaya étant l'homme de goût) et leurs émotions posséder un caractère universel et impersonnel afin de s'identifier à l'objet contemplé et de sympathiser avec les sentiments du héros suggérés par le dramaturge et subtilement exprimés par l'acteur. Le divin Acteur, maître de son intelligence, accomplit tout ce qu'il désire en produisant l'impression voulue chez le spectateur, c'est-à-dire l'ensemble des organes sensoriels qui, tournés vers le Soi, perçoivent en lui seul le jeu prodigieux du devenir. Par sa perfection cette représentation suscite un ravissement qui ne laisse place à aucune distinction entre sujet et objet.



13-14

Les deux sûtra suivants décrivent la liberté qu'atteint le Bhairava en raison de sa constante vigilance : il est libre dans sa connaissance comme dans ses actions, en son corps comme partout ailleurs. La différenciation ayant pris fin, il jouit d'une égale souveraineté à l'égard de soi, d'autrui et de toutes choses.



15

Quant au yogin qui progresse dans la voie inférieure, même s'il jouit d'autonomie, il lui faut s'efforcer de rester perpétuellement conscient du germe (bïja), ce point vital d'où irradient toutes les énergies de son être. Il évitera ainsi de détacher l'univers de sa source, l'énergie divine.



16

Ayant pour assises inébranlables (âsana) une vigilance constante, en pleine possession de son énergie, il est toujours libre et plonge aisément dans la Conscience qui engloutit peu à peu ses imprégnations de la dualité. Cette conscience d'où jaillit l'univers est comparée à un lac transparent et sans limite, l'univers s'y reflétant très pur et en la totalité de son essence. Ce lac n'est autre que la pure Science.

Notons ici une différence quant à la manière de découvrir cette Science innée : dans la voie de l'individu c'est par la grâce divine mais aussi par son propre effort que l'on parvient à l'étai de pure Science (suddhavidyâvasthâ) ; la volonté du yogin n'étant pas toujours identique à la volonté divine, il ne peut atteindre cet état qu'au gré du bon vouloir divin, et ne s'y maintient qu'avec difficulté. Au contraire dans la voie de Siva, l'illumination est le propre du pur Sujet (suddhavidyâpramâtr), elle est donc spontanée, définitive, car volonté divine et volonté humaine se sont d'emblée identifiées, la pure Science demeurant sous le contrôle du Bhairava.



17

Ce sûtra montre de quel pouvoir créateur jouit un yogin bien établi dans la pure Science et qui possède une liberté illimitée.

A l'objection que le pur Sujet ne peut créer des objets, on répond qu'un tel pouvoir n'est qu'une étincelle de la Conscience : celle-ci peut susciter la fantasmagorie (nirmâna) de l'objet aussi bien que celle du sujet. Mais pour créer elle ne dépend pas de l'objet, sinon sa liberté se trouverait mutilée.

Commentant l'Isvarapratyabhijnâkârikâ d'Utpaladeva, Abhinavagupta précise :
« En vertu de sa seule liberté Paramesvara se manifeste comme objet connu, ce qui est possible, bien qu'il soit uniquement sujet, car l'objet n'a pas d'existence séparée de la lumière consciente autonome. » (I, 5.15).

Pour se libérer il suffit, d'après les Livres sacrés, de percer le mystère de l'eau et de la glace, la glace symbolisant le monde des objets durcis, rétrécis, pétrifiés. En effet, que les rayons du soleil de la Connaissance illuminent ce monde, et la glace se transforme en eau vive — le Sujet délivré de ses limites et de son durcissement. Glace et eau ne font qu'un pour celui qui sait comment l'eau se solidifie et comment la glace, à nouveau, se liquéfie.
Pour cet être l'univers n'est qu'un jeu, il est donc libéré en cette vie même.



18

Un certain balancement voulu par la répétition du terme nâs-détruire, implique que si l'un émerge, l'autre, automatiquement, s'immergera, selon le grand principe de l'école Spanda.

Si la pure Science reste toujours jaillissante, le libre Bhairava ne renaîtra plus après la mort, toute sa personne ainsi que ses créations procèdent de son énergie divinisée. Ses œuvres ne sont plus forgées par des actes entachés d'ignorance, à savoir le karman, acte voulu, assumé, responsable, qui engage l'avenir en préparant une juste rétribution.



19

Même un yogin qui a pris contact avec la Réalité et jouit de Science mystique, s'il ne se recueille pas intensément ou s'il s'adonne à des pouvoirs limités (siddhi), perdra cette pure Science et, retombant sous le joug des énergies phonématiques, il demeurera serf de l'illusion.

Tant que subsistent en lui des impressions résiduelles de désirs, celui qui chemine péniblement dans la voie inférieure n'est pas à l'abri de défaillance et de chute. Les énergies qui l'égarent sont les mâtrkâ présidant aux fonctions d'une parole unie à une connaissance discursive.



20

Un yogin non encore parfaitement éveillé (asuprabuddha), s'il manque de vigilance à l'égard de la Réalité, ne jouit du ravissement du Quatrième état qu'aux moments favorables d'absorption en soi-même ; états crépusculaires à la jonction de veille et de sommeil, ou de sommeil et de rêve, ou de rêve et de veille ; mais durant l'état intermédiaire — pensée affairée de la veille, rêve ou inconscience du profond sommeil — il redescend à l'état ordinaire. Il doit donc, sans se lasser, répandre ce ravissement jusque dans ces étapes intermédiaires d'extra version ou d'inconscience.

Dans la voie de Siva, le Quatrième état se déversait spontanément dans l'univers et sur les états psychiques dont le yogïndra, tout ramassé dans son élan, devenait le souverain. Ici par contre, le Quatrième imbibe ces états lentement, de proche en proche ; et le yogin doit s'appliquer sans relâche à le faire pénétrer partout. C'est que ses propres énergies dites « redoutables » l'entraînent vers les merveilleuses jouissances qui procèdent du Soi ; s'il s'attache à elles, l'univers n'étant plus imprégné de sa propre félicité apparaît à nouveau agité, douloureux. Néanmoins cette vision erronée ne dure qu'un moment s'il s'empare avec fermeté de la béatitude du Quatrième état.



21

Mais comment répandre le Quatrième état sur les trois autres ? Nous avons vu — dans la voie de l'énergie — que le yogin entre d'abord en samâdhi et, y demeurant, il imprègne de sa conscience illuminée ses activités extérieures. En toute vigilance, il s'absorbe encore et encore en lui-même et se dégage progressivement des modalités grossières et subtiles en vue de parvenir à la vibrante conscience. A cette fin, il repousse tous les moyens, en particulier le fonctionnement mental et les pratiques du souffle ; il ne s'adonne qu'à l'Éveil et n'utilise que son cœur (cetas) pour accéder à l'émerveillement indifférencié.



22

Que résulte-t-il de ces plongées dans l'intériorité ? Une vision égale, répond le sutra. C'est un retour à la voie de Siva : une entrée dans la kramamudrâ afin d'égaliser intérieur et extérieur et d'annuler toute inégalité entre le samâdhi et la dispersion de la veille (vyulthâna).

Le sûtra 22 précise de quelle manière on parvient à cette attitude (mudrâ) dite progressive (krama) : Dans le Quatrième état le souffle d'un yogin n'est que pure vibration ; les souffles ascendant et descendant résident dans la voie centrale (susumnâ) et les nœuds qui entravent habituellement l'ascension du souffle vertical (udâna) se délient, alors le souffle qui s'était stabilisé à l'intérieur sous l'influence de l'énergie fulgurante (la kundalinï] sort spontanément d'une façon imperceptible, à l'insu du yogin qui demeure tout imprégné de la paix dans laquelle il baigne. C'est là le premier mouvement de l'attitude bhairavîmudrâ, lorsque les yeux s'ouvrent au monde externe et que s'unissent conscience de Soi et conscience de l'univers. En ceci consiste la perception de l'égalité (samatâ), à savoir une seule et même conscience visible toujours et partout.

Dès lors le comportement du yogin ne subira plus de variation, qu'il ait les yeux fermés ou qu'il les ouvre, il ne voit partout à l'intérieur, à l'extérieur, que béatitude et conscience indivises.

Les trois états étant imprégnés du Quatrième, comme celui-ci n'existe que par rapport aux trois autres, il disparaît pour faire place au seul turyatita quand le Soi universel n'est plus soumis aux contingences. Pour un tel yogin aucune différence ne subsiste entre la vie et la mort. Grâce à la voie de l'énergie il a atteint la voie suprême.



23

En revanche, dans la voie de l'individu, le yogin n'arrive pas à s'affermir définitivement dans sa véritable nature, il ne se soucie pas suffisamment de répandre la parfaite conscience de soi jusque dans le monde externe à l'aide de l'attitude progressive. Pleinement satisfait du samâdhi et de ses joies, il relâche sa vigilance ; en ce cas, s'il continue à goûter le Quatrième lors des étapes initiale et finale des trois états, il perd sa pure Science au cours des étapes intermédiaires, surtout pendant la veille et dans l'inconscience du profond sommeil. En effet, tant qu'un yogin ne réside pas définitivement dans sa propre essence et se contente du flot des jouissances propres au Quatrième état, il demeure sujet à des rechutes et incapable d'accéder à la Réalité permanente au-delà de tout flux. Il connaît turya, il ne possède nullement turyatita.

Notons qu'au début de son cheminement sur la voie de l'individu, le yogin retombe à l'état dispersé de la veille, mais lorsqu'il a accédé au niveau de l'énergie, il retombe en svapna, ce qui implique des états mystiques mais non l'état suprême.



24

Mais s'il se recueille avec une vigilance soutenue, il retrouve ce qui était perdu : la pure Science reparaît dès qu'il reste pleinement conscient de soi au cours de toutes ses activités.

C'est par une saisie constante (avastambha) qu'un yogin, perpétuellement immergé dans sa propre conscience, s'adonne ardemment à concilier l'essence savoureuse du Soi avec les aspects les plus variés de l'univers qu'il imprègne peu à peu de cette saveur. Il se concentre sur chacune de ses activités à l'instant même où il prend conscience d'une forme, d'un son. d'un contact, d'une odeur, et il y fait pénétrer la lumière consciente. En d'autres termes il projette ses expériences intimes propres au Quatrième jusqu'au niveau extérieur de la perception objective.

Chevillée dans la Réalité, sa pensée réside partout ; elle ne peut sortir de soi ni se disperser puisque la Nature (bhâva) qu'elle appréhende ici et là est Siva même, Lumière toujours égale à elle-même.



25-26

Quittant la voie inférieure, le yogin accède à la voie divine et devient pareil à Siva mais non encore identique à lui tant qu'il conserve un corps dû à des actes antérieurement accomplis en voie de fructification et dont il doit subir les conséquences. Inutile donc de se débarrasser du corps dont les limitations font momentanément obstacle à l'identité immédiate avec Siva. Se libérer du corps et de ses douleurs par le pouvoir du yoga ne ferait que retarder l'échéance d'une fructification inévitable et susciter une nouvelle naissance. Ainsi, malgré son corps, le jnânin bien absorbé dans le Soi transforme ses douleurs en félicité.

Situé dans le suprême royaume il n'est plus asservi par ses fonctions corporelles ; s'il continue à vivre c'est à l'image de la roue du potier qui tourne encore librement pendant quelques instants une fois le vase achevé. Selon une autre comparaison, bien que le feu soit sur terre, il flambe haut dans le ciel ; de même si le Soi réside dans un corps qui demeure en ce monde, il s'y montre comme brûlant dans le royaume divin. Mieux encore, toutes les fonctions corporelles et mentales du yogin, imprégnées de conscience, prennent une tout autre signification : elles constituent son unique culte. Le but atteint, point n'est besoin d'attitudes mystiques, de mudrâ comme la khecarî ou la bhairavî qui lui ont servi à égaliser extase et activité pratique. Sa seule attitude désormais est de résider dans un corps, ses moindres gestes étant marqués du ' sceau ' (mudrâ) de Siva. Nul emblème ne lui est nécessaire, bien au contraire, il ne doit se singulariser en rien, ne porter ni bâton, ni vêtement spécial, ni ne faire aucun geste des doigts (mudrâ), les énergies divines étant très secrètes, elles saluent uniquement l'être au linga caché qui a réalisé le Soi, tandis qu'elles se détournent de qui porte un signe distinctif (un linga) en vue de se distinguer du commun des mortels.



27

Les sûtra suivants continuent à décrire en termes de pratiques religieuses le comportement d'un libéré qui vit encore en ce monde ; comme son activité qui, nous l'avons vu, n'est que mudrâ — ses moindres gestes et attitudes jaillissant des profondeurs du Soi —, toutes ses paroles témoignent elles aussi d'une constante prise de conscience du Je absolu ' aham ' et forment son japa qui signifie ici mantra, parole mystique efficiente.

Japa désigne à l'ordinaire la récitation d'une formule, un mantra associé à une respiration bien réglée. Et ce souffle qui participe à la Vie (prâna) est considéré comme supérieur à la pensée et à l'intelligence (buddhi) car antérieur à eux. Mais pour l'être libéré nul besoin d'une telle récitation puisque cet être est le mantra même : Abhinavagupta définit son japa comme une réalisation du Cœur, comme l'efficience de tous les mantra, à savoir le Je resplendissant de Conscience : « Celui qui a de fermes assises en ce (Cœur) incréé, dit-il, quoi qu'il fasse et quelle que soit (la parole qu'il associe) à son souffle ou à sa pensée, tout cela est considéré comme japa. » (T.A. IV, 194).

Paradoxalement, les paroles mêmes qui ne sont chez l'ignorant que bavardage futile et asservissant, proférées en pleine conscience de soi, se montrent efficientes, libératrices. Le souffle également fait l'objet d'une transmutation analogue : courant divin résidant à l'intérieur de la poitrine, hamsa qui désigne son rythme, se décompose en HA, inspiration ou siva, en SA, expiration ou énergie. Tout homme le récite perpétuellement et à son insu, qu'il veille ou qu'il dorme. Mais à la différence de l'ignorant, le jnânin a reconnu parfaitement cet hamsa ; il jouit de Siva uni à ses énergies et doué de puissance et d'omniscience



28-32

A quelle activité s'adonne-t-il ? Deux sûtra (28-29) répondent : Son œuvre de charité est le don généreux qu'il fait à autrui de la Connaissance de soi. Semblable au bon berger il dirige le troupeau des êtres asservis en les éveillant à l'aide de son énergie cognitive.

Le passage d'un texte anonyme que cite Ksemarâja relève de l'école Kula, système de la vivante énergie dont les adeptes découvrent le Soi au cours de toutes leurs activités quotidiennes, en particulier celles qui mettent en œuvre une énergie surabondante et intense. Ces maîtres des énergies qui considèrent le monde comme le simple épanouissement de leur propre énergie peuvent transmettre leur Connaissance mystique par un coup d'œil, par un seul contact ; on le comprend aisément, leurs gestes, leurs attitudes et leurs paroles non seulement témoignent de leur suprême réalisation mais encore la transmettent effectivement.

Devenu pareil à Siva et ayant recouvré sa gloire et sa souveraineté innées, le yogîndra puise à volonté dans l'énergie universelle pour en faire bénéficier ses disciples.

Le sûtra 29 définit son énergie cognitive et le 30 traite de son énergie sous forme d'activité, activité dont l'univers n'est que la vibration. Si le maître se tourne vers le monde, il perçoit l'univers comme l'extension de ses propres énergies ; sa connaissance étant ce qui manifeste le monde, les choses dépendent entièrement de la connaissance et sans elle n'existent pas.

Il ne voit qu'énergie consciente partout répandue, non seulement dans le sujet et l'objet qui ne font qu'un, mais dans les états cosmiques d'émanation, de maintien ou de résorption de l'univers (31).

On objecte à cela : le Soi ne deviendra-t-il pas en ce cas multiple et changeant comme ces états si variés de l'univers qu'il contemple, le yogin ne perdra-t-il pas alors la conscience de Soi dès qu'il déploiera son activité au milieu de cette multiplicité?

Le sûtra 32 explique que rien ne pourra jamais plus le faire déchoir de sa pure intériorité, Lumière dans laquelle il perçoit tout. Seule l'ignorance apparaît et disparaît, l'Essence, elle, demeure immuable.



33

Par-delà preneur et pris, dans l'Intériorité absolue, subjectivité et objectivité ne font qu'un puisque le monde extérieur n'est autre que la propre énergie du yogin parvenu à l'état de véritable Sujet. Comme il n'est pas le preneur il n'y a pas de pris. Ni la subjectivité ni l'objectivité à la manière de l'homme ordinaire n'ont plus cours pour lui et quand il éprouve plaisir et douleur il ne s'identifie pas à ces impressions, la félicité ininterrompue procédant du Soi les égalise de la même façon qu'un flot puissant recouvre uniformément hauts et bas du terrain.



34-35

Ce jivan mukta jouissant du fruit du yoga, libéré de toute impression consciente ou inconsciente à double pôle, propre au corps subtil ou au corps grossier, est un kevalin, ' isolé ' de la nature empirique et de ses liens, ayant recouvré sa nature absolue, car il échappe à la dualité. Il s'oppose à l'homme contracté (samprahata), limité, que l'ignorance prive de sa liberté infinie et qui, vivant dans l'illusion de la dualité bien-mal, pur-impur, découpe le monde entier en catégories subjectives et objectives.



36-37

Sa connaissance étant purifiée, son activité le sera à son tour et changera de nature. Quand, sous l'influence d'une grâce intense, il repoussera l'illusion ainsi que l'activité viciée qu'elle engendre, il jouira d'une activité divine, efficiente, d'où procédera une création très distincte de l'apparence différenciée et tronquée que perçoit l'homme assujetti aux actes. Sarga, créativité, que Ksemaràja glose par nirmanatva, fantasmagorie, est une faculté de créer par laquelle le yogin exerce un plein pouvoir.

Cette faculté extraordinaire n'est qu'une extension du pouvoir que tout homme a de créer en rêve ; à la différence que la création du libéré vivant qui se déploie dans la veille se manifeste à tous ; elle étend son empire non seulement jusqu'aux dieux, aux êtres surnaturels et tout-puissants, mais domine en outre le temps et l'espace. L'imagination purifiée par la Connaissance du Soi recouvre son efficience native ; l'énergie créatrice chez un yogin illuminé se confond avec la libre énergie qu'il puise à sa source, le Quatrième état.



38-39

Que doit faire celui qui chemine dans la voie de l'individu pour obtenir cette efficience d'ordre cosmique ? Il doit s'appliquer constamment à rendre vie aux trois états en les enflammant par le Quatrième qui déborde de la félicité du Soi.

Une telle félicité a pour expression le ravissement de joie (camatkara) du Sujet apaisé tout absorbé dans la vibration (spanda). On appelle en effet camatkâra le Cœur identique à la prise de conscience globale de Soi et à la grande Béatitude, en raison de la densité de la plénitude indivise (ekaghanatâ) de cette expérience mystique.

Les présents sûtra rejoignent les aphorismes 6-7 et se situent à un niveau supérieur par rapport au sûtra 20. Il ne s'agit plus en effet d'un yogin aux yeux fermés tout adonné à la vie intérieure mais de son épanouissement à l'extérieur au moment où ses organes corporels, bien ouverts au monde, sont animés par le ravissement du Quatrième état jusque dans le déploiement de leur activité.

Dans la voie de l'individu l'épanouissement intérieur porte sur la connaissance illuminée et le yogin jouit de félicité intime, mais ici, dans la voie de l'énergie, l'épanouissement extérieur concerne l'activité. Mener celui-ci à terme n'est pas chose aisée, car c'est le monde entier qui doit être rempli de la félicité de la Conscience. Toute forme d'activité y compris ce qui faisait jusque-là obstacle à la vie intérieure, l'amour sexuel, la surprise émerveillée, les plaisirs sensoriels surabondants, peut transformer soudain la félicité intime en une béatitude cosmique dans laquelle l'univers baigne. La vibration de haute fréquence en se propageant réanime le corps et ses organes et devient universelle (sâmânyaspanda).

Le yogin découvre alors la libre puissance de sa volonté en toute sa pureté, et son énergie se révèle à lui comme félicité et liberté infinies. Pour jouir d'une telle efficience d'ordre cosmique, il s'empare, puissamment (avaslambh-) et à chaque instant, de la Conscience du Je au cours de toutes ses activités.



40-41

Vu la difficulté de la tâche, rien d'étonnant à ce qu'il échoue fréquemment ; si le moindre désir subsiste en lui, au sortir du samâdhi il se trouve entraîné vers les objets. L'impureté de finitude reprenant ses droits, il perd la certitude de sa nature infinie.

Mais sous l'influence de la grâce divine, son désir aboli, tout penchant vers l'extérieur prend fin, et il ne quitte plus le Quatrième état, l'Intériorité absolue.

Quand la certitude fulgurante que ce yogin a du Soi s'enracine dans le Quatrième, disparaissent à ses yeux l'individualité (jivatva) ainsi que l'écoulement du devenir (samsara).



42-43

Dans ce cas pourquoi reste-t-il uni à un corps ? Ne devrait-il pas mourir aussitôt ?

En fait il ne prend pas pour le Soi son corps subtil ni son corps grossier. Seuls les éléments comme la terre, l'eau, l'air qui forment le corps ordinaire l'enveloppent à la manière d'une cuirasse dont il peut se dévêtir à son gré, tel un serpent se libère de sa vieille peau ; détaché du corps, il ne renaîtra plus.

Par contraste avec l'homme nommé satkancukin, prisonnier de véritables cuirasses qui, persistant après la mort, le forcent à transmigrer dans un nouveau corps, le libéré vivant est nommé bhûtakancukin, celui qui a pour seule cuirasse les éléments physiques qui se détacheront spontanément de lui au moment de la mort.

Durant sa vie il se sert de son corps comme d'un instrument qu'il manie à son gré avec un total détachement. S'il reste uni à un corps c'est que telle est la libre volonté de Siva dont l'énergie, sous forme de Vie infinie, se plaît à manifester l'univers de cette façon. Inutile donc de chercher la raison de l'union naturelle au corps ; ce qui importe c'est l'esclavage à l'égard du souffle, ou au contraire sa maîtrise dès que, par-delà les souffles variés, on accède à cette source de Vie universelle qu'est prânanâsakti, l'énergie divine.



44

Le sûtra 44 qui condense l'enseignement de la pratique propre à la voie individuelle précise que, devenu maître de ses énergies subtiles, le yogin est un être extraordinaire qui atteint pour toujours la Conscience ultime. Ceci semble s'accomplir en deux temps selon une double pratique de la kundalinï : l'une inférieure que surmonte un tel yogin concerne l'énergie du souffle (prânasakti) qui, délaissant les canaux de gauche et de droite, s'élève dans la voie médiane à l'aide de certains exercices ; l'autre, supérieure, concerne citsakti, l'énergie consciente. Pour l'atteindre le grand yogin doit s'enfoncer toujours plus profondément jusqu'à la kundalini du Centre universel, Conscience primordiale pleinement éveillée. Il entre en contact encore et encore avec ce Centre jusqu'à ce que fusionnent parfaitement félicité du Soi et activité dans le monde. De là l'emploi de l'expression nirvyutthâna, sans dispersion, décerné à ce samâdhi.



45

Ce dernier sûtra fait allusion à l'égalisation que réalise la pratique kramamudrâ de la voie de Siva. Ce mouvement qui va et vient du Soi à l'univers est symbolisé par la fermeture et l'ouverture ininterrompue des yeux.

Fermer les yeux à l'univers, c'est les ouvrir à la Conscience intime et, à l'inverse, ouvrir les yeux à l'intériorité c'est les fermer à l'extériorité ; mais ici le yogin bien établi dans la Conscience de soi ouvre les yeux et perçoit l'univers comme l'expression de la Conscience de Soi et identique à Siva ; puis, fermant les yeux il reprend l'univers à l'intérieur de soi, le dissout en Siva et recommence ainsi jusqu'à ce que monde intériorisé et monde extériorisé ne fassent qu'un dans l'harmonie propre à la kramasamatâ. Tel est selon Ksemarâja le sens de pratimïlana qui englobe à la fois nimïlana et unmîlana, et où se trouvent donc indissolublement unies conscience de soi et conscience cosmique.

Quand toutes les tendances à la différenciation se sont évanouies chez un yogin ardemment adonné à l'Union suprême, l'univers n'est plus pour lui que la splendeur de la Conscience divine.

Prati ' de nouveau ' implique que cet Éveil dû à l'énergie unmanâ était déjà présent. On ne fait que reconnaître ce que dans l'intime on a toujours su.