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BLOG COUSIN PASCAL

Celui qui perçoit l'univers comme un amas d'écume en plein océan ambrosiaque de la Conscience,
c'est lui, en vérité, l'unique Siva.

Ksemaraja









La plénitude de l’accomplissement dans la pratique de la roue des énergies


Source : Hymnes aux Kali, la roue des énergies divines de Lilian Silburn – commentaires


Pour comprendre la signification profonde des deux stances du Tantraloka où Abhinavagupta résume l’essentiel de l’adoration des douze kali, il est nécessaire d’avoir présentes à l’esprit les trois manières possibles de se comporter à l’égard du monde : 1. La vision ordinaire qui rend esclave du devenir, le moi et l’univers étant appréhendés comme séparés de Siva et de la suprême énergie consciente. 2. L’absorption en Siva-non-associé à l’univers et dont la félicité est de pure conscience (cidananda). 3. L’absorption en mahabhairava ou matrsadbhava, Cœur cosmique se déployant en douze énergies et dont la béatitude universelle (jagadananda) surpasse la précédente puisqu’elle ne fait jamais défaut et qu’elle embrasse tout. A l’absorption dans le grand Bhairava pensait Abhinavagupta quand il déclarait : C’est en s’identifiant à la Réalité immaculée, partout où la divine Conscience se manifeste, qu’a lieu la seule et véritable adoration, en tous lieux et toujours ; mais comment est-ce possible, objectera-t-on ? C’est que l’efficience du mantra est tissée à la constante apparition de la roue de la Conscience qui se révèle dans le dhvani son vibrant d’ordre mystique et qui ne se rattache à rien d’autre. A son sujet Abhinavagupta précise ensuite : parce qu’elle est par nature prise de conscience dynamique et globale, la Conscience possède comme telle une résonance spontanée perpétuellement surgissante dite grand Cœur suprême.

Il est grand puisque omniprésent, car en ce Cœur réside l’Acte frémissant de prise de conscience de Soi et qui est aussi la Parole absolue vibrante d’efficience (mantravirya). Lorsque le monde entier, identique à la Conscience, a fondu dans le Cœur universel, ce point d’intégration totale, s’éveille alors une tendance à la manifestation dite vibration générique, qui part de la connaissance la plus élevée (celle qui a assimilé l’univers) et s’étend jusqu’à la saisie des choses encore indifférenciées. Voilà ce que les traités appellent vibration, ou encore essor, ferveur qui n’a lieu que dans le Soi, vague dans l’océan de la Conscience, laquelle ne peut être privée de vibration. Ce monde doit donc sa conscience au Soi plénier, Cœur vivant de l’univers.

Pour qui devient maitre de la roue des énergies divinisées grâce à la pratique des kali et acquiert en conséquence la kramamudra, son activité n’est plus qu’adoration parce qu’il est parvenu au Cœur universel dont la résonance, ce dhvani qui fait tout vibrer, flue sans effort : puja, éveil (udaya), vibration, marée ou vague surgissant de façon naturelle et efficace, car il vit dans le spontané.

Et ceci s’explique ainsi : dès que les énergies ont fusionné au centre et que la roue se répand partout, le yogi repose au sein même de la libre énergie d’où jaillit l’élan autonome et spontané qu’aucune oscillation ne trouble. Il n’y a pas d’autre adoration que cet élan du Cœur. Le flot d’amour simple et unique qui arrache le yogi à lui-même et le précipite dans l’Un lui permet de contempler à la lumière de l’unité, sur la paroi du Soi, les mouvements variés de l’univers.

Comment exerce-t-il dorénavant sa libre spontanéité ? Il le fait en s’abandonnant à la pulsation du Cœur divin, à son flux et à son reflux, n’y percevant que le jeu de ses propres énergies ; sans quitter le firmament infini de l’énergie souveraine, il se livre à l’univers rénové en une précieuse aisance, l’ayant assimilé et compris, dépourvu de crainte à son égard, il y prend plaisir mais aussi à son gré il le résorbe en lui-même sans être écartelé entre évasion et attachement. Impassible, il ne perd jamais contact avec Soi-même, s’il agit dans le monde c’est du fond le plus intime du cœur sans être dupe du passage de l’agent à l'action, de l'action à l’agi ; il ne voit là qu’un divertissement. Il se tient dans l’élan sans aller jusqu’à l’étape de pasu, l’ignorant happé par la roue du devenir ; il ne s’arrête pas non plus à l’étape dite Siva-sans-relation avec son refus du monde et du jeu autonome de ses énergies. Il séjourne à demeure au Centre, telle la Déesse énergie qui, au cœur même de l’Univers, se balance vers le monde externe, allant et venant de la périphérie (les organes sensoriels) au cœur. Recueilli puis épanoui sans effort, il s’adonne au seul élan et prend simultanément conscience de Soi et du monde dans l'émerveillement et la félicité universelle, indicible expérience mystique d’une succession dans l'immuable.

Comme il est difficile de situer l'activité des kali par rapport à la vie ordinaire et à la vie mystique, une métaphore pourrait aider à saisir plus clairement leur progression en les envisageant sous l'angle des quatre éléments et selon les images mêmes qu’emploient les hymnes qui les chantent ; mais il s’agit d’une approximation, le point de départ étant invraisemblable puisque nous allons imaginer des hommes vivant sur une terre aride, desséchée, et qui assoiffés n’auraient jamais vu d’eau à l'état naturel ; et pourtant ce qui n’est pas vrai pour l'eau l'est pour l'énergie divine sans laquelle nous n’existerions pas mais que la plupart des gens n’ont jamais reconnue comme telle. D’autres de ces hommes transportés à leur insu au fond d’un bateau ont un jour par hasard, grâce à une fente de la paroi, aperçu en un éclair le miroitement de l'eau et ne l'oublient plus. Certains, tels les théologiens imbus d’intellectualisme, ont entendu parler du fleuve, s’intéressent à son tracé sur la carte, discutent à son sujet ; en fait ils ont peur de l'eau véritable.

Quelques-uns parviennent au fleuve du Soi, entrent en lui et s’y désaltèrent. Pourtant parmi ceux qui en ont bu, beaucoup ne veulent pas lâcher pied ; et regagnant bientôt la rive, se retrouvent sur la terre sèche. De rares personnes s’immergent complètement et demeurent immobiles sans plus sortir de l'eau : le jnanin de l'étape appelée siva-sans-relation leur ressemble.

Enfin le grand mystique ayant eu recours à un maitre qui lui a appris à nager peut aller et venir dans le fleuve aussi bien que retourner utilement à la terre ferme.

C’est ici que se situent le flux et le reflux de la première des kali : le yogi qui connaît l'eau du Soi, ses bienfaits, ses vertus, l'apporte au monde ordinaire des choses qu’il arrose et irrigue ; alors la terre auparavant stérile reprend vie grâce à l'eau. Aussitôt le mystique repart vers les profondeurs. Puis de nouveau il revient pour jouir longuement de cette terre devenue féconde, tel un beau jardin flottant où l’eau apparaît comme un puissant nectar de vie et d’immortalité, vin ou sang (seconde des kali). A ce stade il marche, il nage et respire vraiment, car il a conquis l'air grâce aux souffles et à leur vibration (troisième kali). Puis s’il existe encore quelque crevasse desséchée, il la dissout en l’inondant de nectar (quatrième kali) et il vit désormais dans la douceur de l’eau fertilisante qu’il boit partout à satiété.

Bien que les choses soient imprégnées de samadhi, les limites du moi n’ont pas entièrement disparu et doivent être consumées par le feu du Sujet, agni viril qui transforme sans cesse en feu ce qu’on lui offre pour en faire sa propre nature. D’où ces flammes de plus en plus intenses et étendues que sont les dévorantes kali. Enfin avec l’ultime kali le suprême Sujet qui dansait dans les flammes, devenu le cygne étincelant de blancheur, vole librement dans l’espace qui englobe terre, eau, air et feu.

Dès lors le ciel immuable, lumière éthérée, n’est tout entier que feu, non plus feu purificateur brûlant, mais feu qui éclaire de façon uniforme et radieuse. Et le cygne sans jamais se polluer marche sur terre, nage sur l’étendue des eaux, vogue dans les airs et se perd dans le ciel infini. Ainsi est-il non seulement le maitre des niveaux du réel qu’il déploie et reploie dans la pure Conscience mais il les dépasse puisqu’il est par essence souverainement libre à leur égard.