DOUZE STANCES SUR LA RÉALITÉ SUPRÊME
Source : Hymnes de Abhinavagupta – Traduits et commentés par Lilian Silburn
1. Goûte toujours la paix et abstiens-toi du perpétuel bavardage aux vains propos, en évitant les expressions, qui es-tu, pourquoi, comment, qu'est cela qui encombrent le chemin. Ce qui se révèle alors comme la lumière éclairant les distinctions entre existence et non-existence, c'est la manière d'être sans fissure, le Vide, le domaine de Siva, la Réalité, le suprême brahman. Quelle appréhension objective y décèlerait-on ?
2. Une fois écarté l'irréel, le réel auquel tu accèdes est lui-même irréel, Irréel ou réel, n'est-ce pas à ce Réel même que tu es identique ?
3. « Toute manifestation est indépendante et non pas due à la Lumière de la conscience », dis-tu, mais alors, si cette différenciation elle-même se manifeste, ne se manifeste-t-elle pas, elle aussi, dans la lumière ? Abandonne donc ta tendance à briser cette brisure. Si, au cours d'un rêve, on sait que l'on rêve, on n'éprouve point de peur quand on reçoit un coup d'épée, qu'on est noyé, brûlé ou emprisonné, car ce n'est là qu'un jeu.
4-5. Quelles que soient les choses que l'on pose sous l'incitation de la connaissance et de l'activité, dis-moi en quoi elles se distinguent de l'inconscient ? Et si l'inconscient vibre lui aussi, ne fait-il pas partie du domaine de la Conscience sans dualité, illimité, éternel et qui, éminemment réel, échappe à toute prise intellectuelle ? Si c'est toi qui manifestes les choses, comment l'illusion se répandrait-elle par leur intermédiaire ? et si celles-ci manifestent, cette illusion n'est-ce pas grâce à toi ? qu'importe, ici encore, ton éclat demeure indivis. Sinon (si tu n'es pas celui qui ,manifeste les choses), elles n'ont pas d'existence. Dans les deux cas on ne peut poser d'existence objective distincte de la conscience. Toi grandeur toujours satisfaite, spontanée, que rien ne restreint, qui pulvérise l'erreur, oh ! Merveille, tu es perpétuellement illuminé !
6. Tourne ton regard vers l'extérieur tout en passant au-delà du sentier du visible (dis-tu) ! Allons donc ! Il s'agit de cette tromperie à la ressemblance de la bhairavimudra : le ciel du la Conscience libre de dualité n'est ni à l'extérieur ni à l'intérieur, le domaine de l'épanouissement ne leur laissant pas de place.
7. Tout ce qui se révèle lorsque le flot d'impressions s'épanche avec véhémence, c'est cela même qu'il te faut observer avec intensité : si tu y apparais et apparais encore et encore au début, au milieu et à la fin, Oh ! l'univers différencié se dissoudra.
8. La confusion s'épaissit quand on se préoccupe de doutes relatifs à la douleur. Les entraves, dues aux erreurs surgies en même temps que leur cause, déterminent son extrême variété. On la compare à la forteresse des gandharva. Si elle ne se manifestait dans le firmament de la Conscience, réceptacle de l'alternative dualisme et non-dualisme, en quel autre lieu brillerait-elle et quel serait son ultime refuge, elle dont l'essence est multiplicité ?
9. Ce flot d'impressions, vraiment irréel pendant le rêve, dans l'état de sommeil profond ne se manifeste pas; comment le saisirait-on dans le firmament de la Conscience sans limite et par-delà ces états ?
Si tu dis que dans la veille même, l'ensemble des objets telle la terre existe, là encore, il arrive que grâce à la Connaissance, si ce flot prend fin, en un instant et en quelque lieu que ce soit, l'ensemble n'apparaît plus scindé de la Conscience, ainsi comment dans la veille, la Conscience pourrait-elle être brisée ?
10. Quelles que soient les apparences manifestées à la Conscience, on les atteint en moi, suprême firmament; car ces rayons qui sont en elles (en leur spécificité), c'est en moi qu'ils brillent indifférenciés dans la Splendeur éternelle. Et cette Lumière consciente illimitée, autonome, véritable, infinie, sans imperfection, éternelle, spontanée, qui disperse les ténèbres faites de deux ennemis irréconciliables dualisme et non-dualisme, cette Lumière c'est moi !
11. Que le temps suscite les parcelles temporelles en les accumulant, que le créateur crée avec ardeur, ou que le dieu de l'amour secoue intensément le cœur humain selon les prescriptions de Siva dont il dépend, que ce tintamarre du jeu divin ayant pour seul asile le ciels constitue les phases successives menant à la révélation du Soi, ou qu'il ait le corps, etc., pour asile, n'est-ce pas dans la grande illusion du changement universel que je les perçois ?
12. Holà, quelqu'un ! que je le dévore ; holà quelqu'un ! que je le tue séance tenante ; holà, quelqu'un ! que je le boive, moi qui suis ivre d'avoir mâché la vigueur de la suprême Conscience !
Siva-le-lion, Dieu charmant, ayant accédé à la plus grande des satisfactions en se promenant dans les forêts impénétrables de son propre domaine, a fait barrir l'éléphant de cette vile différenciation. Son apparition fulgure pour les êtres sagaces parvenus aux cimes de l'Éveil en même temps qu'elle met en fuite les maux, ces chacals, et qu'elle dissipe la peur inhérente à l'existence.
COMMENTAIRE
Ce chant au rythme saccadé, haletant, paraît à première lecture manquer de cohérence. Abhinavagupta cherche à désarçonner l'interlocuteur en l'attaquant sur tous les fronts à la fois, d'où les brusques changements de perspective qui exigent quelques explications. Il pose, sous une forme condensée, le problème essentiel de la continuité de la Conscience et de la réalité à laquelle peut prétendre le flot d'impressions discontinues constituant pour chacun de nous l'univers. Il traite d'un thème analogue dans sa glose à la Pratyabhijnakarika d'Utpaladeva : « Le Seigneur manifeste un monde diversifié mais dont la réalité consiste en lumière consciente (prakasa) ; le monde ayant le Soi pour essence est réel par nature (satyarupa) ; son ultime réalité réside dans son identité à la Conscience, identité qui demeure infrangible. »
Essayons de dégager les articulations de l'hymne ; et d'abord l'axiome fondamental du système Pratyabhijna : l'identité de la conscience et de l'existence ; existe seul ce qui se manifeste à la conscience, le reste n'est pas. Tout, jusqu'à nos représentations imaginaires comme la corne de lièvre et la fleur atmosphérique, se ramène à une impression vivante, à une vibration consciente et, en tant que telle, existes, Ainsi la Conscience indifférenciée (nirvikalpa), existence absolue, éclaire ce qui se manifeste en elle sous la forme de remous réels et irréels, à savoir les notions dualisantes (vikalpa) composant le monde objectif et son agitation, ou samsara qualifié de jada. Ce terme signifie conscience émoussée et fragmentée parce que le voile qui la recouvre ne laisse passer que de pâles reflets de la Lumière divine. Sont considérés comme jada la conscience de l'état de veille aussi bien que l'insensibilité du sommeil profond. Mais ces aspects d'une conscience imparfaite ne subsistent qu'à l'intérieur de la Conscience ultime et indifférenciée. On compare donc cette Conscience au firmament vide qui contient néanmoins une multiplicité infinie de choses sans être marqué par elles. Le Vide a pour énergie vyomavamesvari, « souveraine du firmament », au niveau de la parole suprême et indivise (paravak), source du signifiant et du signifié. Lorsque cette énergie descend dans la sphère de la pensée et de l'ego que caractérise la parole sous forme de bavardage, allant de notion en notion, de mot en mot, la vibrante énergie devenue gocari se dégrade à mesure qu'elle se différencie et se sclérose. Si ces énergies de la parole (gocari) s'empressent toujours à dissimuler l'essence véritable, c'est en raison du bavardage ininterrompu, car le flot des notions ne s'écoulerait pas en l'absence des mots auxquels il.se trouve nécessairement associé.
Pour vibrer au contact du spanda, la conscience ralentie (citta) doit recouvrer son dynamisme, rester à l'écoute, réceptive, et à cette fin il lui faut se vider et se libérer des connaissances-en-relation et du discours intérieur ou extérieur qui, sans répit, les accompagne. Alors souple, vive, alerte, au diapason du seul présent, sans choix ni alternative, et donc dans la paix, la conscience pourra répondre instantanément à la grâce qui est pure gratuité. Le spanda sera perçu en son unité originelle et non dans le multiple comme il l'est à l'ordinaire sous l'influence des notions (vikalpa). Ainsi, sous le tumulte des idées et des sons s'étend le calme parfait pour qui accepte l'apaisement radical du Vide ; d'où le conseil de retrancher les vains propos qui s'obstinent à meubler ce vide. Les phrases creuses supprimées, toujours vigilant à l'égard du flux insécable, la vibration saisie à l'intérieur de la plénitude, on appréhendera la Conscience comme le domaine immense et vide qui fait tout resplendir parce que indifférencié. Ce domaine n'offre en effet aucune prise ni à une signification quelconque, ni à un objet signifié ; car tant qu'il y a prise il ne peut y avoir de véritable vide. Le seul Sens véritable par-delà les particularité relève donc du domaine infini de Siva à jamais apaisé (strophe 1).
Le couple existence-inexistence ne concerne que l'objet; seul existe vraiment le sujet qui les perçoit, à savoir la Conscience (st. 2).
A celui qui croit en l'existence des choses indépendamment de la conscience qu'on en a et qui s'efforce de mettre un terme à leur
différenciation, Abhinavagupta objecte que cette différenciation ne se montre que dans la conscience indifférenciée et par elle. En ces conditions s'obstiner à briser la brisure, n'est-ce pas continuer à engendrer le différencié en y ajoutant une brisure de plus ? L'essentiel consiste à reconnaître l'éclat indivis de la Conscience éternellement sous-jacente et que rien n'affecte ; en conséquence, être conscient du différencié c'est être quand même conscient. Ne l'éprouve-t-on pas dans le rêve ? il suffit d'avoir conscience de rêver et l'on ne souffre plus des événements du rêve qui apparaissent pour ce qu'ils sont, un jeu de l'imagination du rêveur (strophe : 3).
Quand on examine les états objectifs relevant de la connaissance, et de l'activité ordinaires, on se rend compte qu'il n'y a là encore que jada, ignorance et manque de lucidité ; si, faisant ensuite abstraction de la connaissance et de l'activité, on approfondit l'ignorance, on s'aperçoit qu'elle relève du domaine de Siva puisqu'elle fait vibrer la conscience. Si l'on s'enfonce davantage et que, par-delà l'ignorance, on parvienne au sujet conscient source de la lumière, on se saisit soi-même comme le Soi. Quand enfin on considère l'ignorance, elle aussi, comme identique au Soi, on atteint la réalité du Soi cosmique, et c'est là l'illumination, la gloire, la liberté (4-5). Ainsi l'adepte du Trika ne repousse jamais noms et formes à la manière d'un Sankara, il les assimile en lui-même. Abhinavagupta précise à ce sujet : « On s'assure de la liberté partout évidente de l'être conscient (cetana) du fait que le conscient identifie à soi les choses inconscientes (il les révèle par la conscience qu'il en a) ; l'inconscient par contre n'a pas la capacité de manifester autre chose. »
Si l'on est spontanément illuminé, à quoi bon procédés et attitudes mystiques ? Le yogi lors de l'attitude dite de Siva pose son regard sur le monde extérieur sans but défini, sans s'intéresser au visible, ceci implique pourtant un reste d'opposition entre interne et externe, alors que le ciel de la Conscience n'a que faire de la dualité. Plutôt que d'ouvrir les yeux avec timidité sans franchement oser regarder, mieux vaut scruter sa propre réaction durant les mouvements instinctifs de la conscience, explosions de colère, de terreur, de désir, en vue de constater si, même là, du début à la fin du paroxysme émotif, la prise de conscience de soi demeure ininterrompue sans subir aucune variation, car selon Bartrhari « est réel ce qui existe au commencement, à la fin et au milieu, et ce qui ne se manifeste pas ainsi (mais seulement à un moment donné) n'a certes d'existence réelle que dans cette mesure même ».
Abhinavagupta exprime ailleurs une idée analogue : « Il faut de toutes les manières possibles éprouver par le cœur Isvara (le Seigneur) comme l'agent ; si je me reconnais identique à Lui, d'agent limité je redeviens ce que je suis essentiellement : Agent universel. » En tombant, les objets entraînent dans leur chute leurs limitations et seul le sujet illimité demeure (6-7). Alors, se demande-t-on, d'où vient la confusion si elle ne se rattache pas directement aux émotions ? Elle prend corps, répond Abhinavagupta, par la faute des préoccupations et conjectures qui portent sur la douleur. Sa très grande variété dépend des nombreuses entraves que provoquent les erreurs, elles-mêmes causées par l'illusion. Mais celle-ci n'a guère plus de consistance qu'une forteresse de musiciens célestes surgis des nuages. Sous son apparence multiple et différenciée, elle a pour réceptacle la conscience et se confond avec elle (8).
Abhinavagupta montre ensuite que·les états de veille, sommeil et extase ne peuvent briser la continuité de la Conscience : le flot des impressions ordinaires ne se manifeste pas dans le sommeil profond ; reconnu comme irréel dans le rêve, on ne l'appréhende pas dans le quatrième état (turya), ce firmament vide de la Conscience par-delà veille et sommeil. Pourtant, durant la veille, la Conscience n'est-elle pas soumise à de constantes interruptions et fragmentée par des choses « réelles » douées d'une existence propre ? A cette objection Abhinavagupta répond que, là encore, il suffit que la Connaissance jaillisse pour que le flot prenne fin et, à l'instant même, plus rien n'apparaît séparé de la Conscience. Réel est donc le monde pris dans sa substance-Bhairava ; mensongère par contre, la vision de la dualité qu'on lui surimpose en l'imaginant comme séparé du Tout (Bhairava ou le Soi) et extérieur à lui (9).
Dans son Vivarana Abhinavagupta déclare à cc sujet: « L'inexistence ne peut devenir quelque chose. » Ainsi l'univers existe réellement en tant qu'énergie divine, à la fois une en sa liberté et multiple en la variété infinie de son jeu. Bien qu'unique, le monde apparaît différencié dans le miroir du Soi dont il ne peut être scindé : « L'homme libéré saisit les choses comme ses propres constituants, son propre corps. Parce qu'il leur transmet la Réalité, son essence, les Traités le nomment berger et souverain (pati). Mais s'il les voit séparées de lui, telles que l'énergie d'illusion les différencie, alors, lié par elles, il fait partie du troupeau asservi (pasu) ».
Tout prend place dans le Je et là seulement. Sans ces explications, on ne comprendrait pas l'obscur verset 10, en apparence contradictoire, puisque les choses se manifestent indivisibles et inséparables de la Conscience et pourtant avec leurs caractères spécifiques, la montagne sous forme de montagne, l'arbre sous forme d'arbre, comme des reflets se déployant dans l'orbe du miroir. « Ces choses, même perçues distinctes et changeantes, c'est dans l'homogénéité (samata) qu'elles se montrent ainsi », à savoir dans l'égalité d'une conscience impassible et pure parce que soustraite à tous les contrastes.
Le Je réalisé en sa divinité comme la lumière consciente dénuée du factice, infinie et libre, disperse par sa splendeur l'obscurité des spéculations centrées autour de la dualité et de la non-dualité, ces deux opposés étant ainsi exclus de la Vie par Abhinavagupta. Dans ces conditions, qu'importent les trois facteurs prépondérants du monde : Brahman, le dieu créateur, Kama, le dieu de l'amour charnel et mahakala, le temps qui sans répit amasse ses atomes en ajoutant instant à instant. Que le jeu divin dont dépendent le temps, Brahman ou Kama consiste en une progression vers des états mystiques supérieurs ou se rapporte au domaine inférieur du corps, il n'y a là qu'illusion de changement (st. 3). Plus encore, du point de vue ultime et par-delà l'éveil, réaliser la Réalité est une illusion, ne pas la réaliser en est une autre (st. 11).
S'inspirant du drame, Abhinavagupta change tout à coup de ton mais non de thème : mon corps ayant mastiqué lui aussi la nourriture substantielle et puissante du Soi, la Conscience, ivre de son unicité, ne voyant en tout et partout que moi-même, me voici devenu le théâtre où, unique acteur, je me joue la comédie : quel autre que moi puis-je en effet dévorer, quel autre que moi puis-je assaillir et abattre, quel autre puis-je boire ? Ainsi suis-je le dévorant et le dévoré, le meurtrier et la victime ... Ceci rappelle l'attitude de bhairava : tout ce qui surgit soudain sur le théâtre de l'univers identique au Soi, est absorbé aussitôt par le yogi et, quoique demeurant visible, fait sans répit retour à l'indifférencié.
Et Abhinavagupta conclut : que le jour se lève et aussitôt les sombres angoisses de la nuit se dissipent comme les chacals s'enfuient au rugissement du lion, Siva, errant dans les profonds fourrés de son propre Soi. L'éléphant qui barrit de terreur symbolise un monde lourd et bruyant.